L’impasse annoncée de l’ordre colonial

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L’écriture de l’histoire du mouvement national algérien jusqu’à la guerre de Libération n’a visiblement pas encore bénéficié de tous les éclairages, témoignages et études pouvant rendre de façon exhaustive l’épopée des luttes du peuple algérien face au système colonial. Les efforts de feu Mahfoudh Kaddache ainsi que de certains auteurs français qui ont tenu à une certaine objectivité ont certainement besoin d’être poursuivis et prolongés de façon à mieux cerner un demi-siècle de luttes politiques ayant préparé novembre 1954. en effet, ce qui allait rendre inéluctable la violence révolutionnaire de libération nationale de 1954 était inéluctablement inscrit ce long processus qui connut son apogée dans les journées sanglantes et meurtrières de mai 1945. Depuis les premières résistances populaires à l’occupation française, vaincues au bout de quelques mois ou quelques années, jusqu’à l’organisation de la guerre de Libération sous sa forme moderne, une succession de soulèvements éclatait cycliquement des Beni Chougrane aux Aurès, en passant par le Dahra, la Grande Kabylie, les

Bibans, le Titteri et le Hodna

. Ces soulèvements, tout en étant une réponse normale et légitime à l’action de la colonisation rampante, ne pouvait pas avoir un destin extraordinaire de façon à repousser l’occupation coloniale. La littérature du Mouvement national, au milieu du bouillonnement des années 1940 et particulièrement chez les jeunes de l’Organisation spéciale (O.S.), concluait à la nécessité de dépasser ces soulèvement inorganisés de masses exposées facilement à la répression des forces armées coloniales. Et la seule manière de dépasser cette phase de révolte inaboutie, comme c’est inscrit dans le déterminisme de l’histoire tourmentée de l’Algérie contemporaine, était l’organisation d’une guerre de Libération nationale. En outre, l’impasse historique dans laquelle se trouvera l’action pacifique et légaliste après la boucherie du 8 mai 1945 accélérera la prise de conscience des élites nationalistes et des populations quant à la solution armée qui allait s’imposer neuf ans plus tard.

Aux origines de l’esprit de révolte

Les contingents algériens qui ont vaillamment participé à la victoire des Alliés sur les puissances de l’Axe (Allemagne et Italie) ont nourri un espoir profond que, une fois libérée, la France allait lâcher du lest et procéder à des réformes substantielles pour ce qui est du statut de l’Algérie et des Algériens de façon à aboutir à l’indépendance. C’était sans doute sous-estimer l’attachement du colonialisme à la terre conquise ; colonialisme dont la pérennité ne pouvait être assurée que par l’hégémonie des colons et la soumission des Algériens autochtones.

Et pourtant, l’ordonnance du 7 mai 1944 a abrogé certaines dispositions d’exception à l’égard des musulmans. Elle va dans le même sens que le projet Blum-Violette de 1937. Elle prévoit l’accès des musulmans à la citoyenneté tout en leur permettant de conserver leur statut personnel. L’ordonnance en question précise entre autres :

Article premier :les Français musulmans d’Algérie jouissent de tous les droits et sont soumis à tous les devoirs des Français non musulmans.

Article deux : la loi s’applique indistinctement aux Français musulmans et aux Français non musulmans. Toutes dispositions d’exception applicables aux Français musulmans sont abrogées. Toutefois, restent soumis aux règles du droit musulman et des coutumes berbères en matière de statut personnel les Français musulmans qui n’ont pas expressément déclaré leur volonté d’être placés sous l’empire intégral de la loi française.

Article quatre : les autres Français musulmans sont appelés à recevoir la nationalité française. L’Assemblée nationale constituante fixera les conditions et les modalités de cette accession. Sont en outre déclarés citoyens français à titre personnel un certain nombre de musulmans appartenant à des catégories déterminées.

Quel que fût l’idéalisme des textes de loi- qui reste tout de même fort relatif-, la réalité quotidienne des populations autochtones était de plus en plus in soutenables, et les colons, dont le nombre avoisinant le million, n’étaient pas près d’abandonner leurs privilèges et leur statut hégémonique.

L’historien René Bail écrit dans Historama, numéro de juillet 1985 : « L’Algérie de 1945 vit une période difficile qui influe sur le climat social. Les causes sont autant d’origine internationale que nationale. En premier lieu, il y a les insuffisances du ravitaillement, la rareté des denrées et des produits textiles. Tout le monde, certes, en subit les conséquences, mais, surtout les musulmans et, particulièrement ceux du bled, trop éloignés des villes ou des ports. Les plus privilégiés ont recours au marchés noir et les trafiquants n’ont rien à craindre de l’administration. Ceux qui sont inculpés ne sont pas toujours condamnés et tout continue comme avant. Ensuite, il y a le rapatriement des militaires ayant combattu sur les théâtres européens. Les tirailleurs algériens, par exemple, qui avaient souvent reçu un accueil chaleureux de la part des populations de la métropole, n’acceptaient plus d’être relégués comme avant au bas de l’échelle. Après tout ce qu’ils avaient fait pour la France, ils pouvaient exiger certains droits. La fraternité vécue entre Européens et Arabes sur les champs de bataille, il y avaient cru. Mais, depuis leur retour, elle s’était considérablement dégradée.

Sur le plan international, la création en mars 1945 de la Ligue arabe, issue du congrès consultatif d’Héliopolis, dans les faubourgs du Caire, puis celle de l’ONU en avril, renforcent les arguments nationalistes ».

L’ « année du bon » et la chair à canon

Les années de la Seconde guerre mondiale, allant de 1930 à 1945, étaient caractérisées par une misère extrême particulièrement dans les campagnes algériennes. La distribution de l’alimentation était rationnée. L’utilisation du bon de rationnement a donné naissance, chez les couches populaires, à ‘’aâm l’bon’’ (l’année du bon), un repère qui permet de dater les naissances ou les morts à défaut d’un état civil que l’on refusait de solliciter car symbolisant l’administration coloniale connue surtout pour ses prouesses en matière de conscription de jeunes Algériens pour les envoyer défendre des causes qui ne sont pas les leurs et connue aussi pour sa ‘’répression’’ fiscale pesant même sur quelques tête de lapins ou de poules nourries à la basse-cour.

L’hiver 1944/45 était d’une extrême rigueur, la neige ayant, par son épaisseur, obstrué même les portes des maisons dans les cantons et villages de la montagne. Beaucoup de maladies avaient sévi suite à la sous-alimentation, à la malnutrition et au manque d’hygiène. Mais la maladie qui avait fait des cortèges de morts pendant plusieurs mois était le typhus. Maladie infectieuse caractérisée par une fièvre élevée, une éruption cutanée et un abattement profond. Le typhus était transmis par des rickettsies, microbes intermédiaires entre les bactéries et les virus, transportées par les poux et les puces de rats. C’est une maladie qui se déclare assez souvent chez les populations vivant dans un état de guerre ou au sein des prisons et des camps de concentration.

Un témoin survivant d’un village kabyle nous raconte que chaque matin, les villageois ne cherchaient pas à savoir qui est mort de la maladie mais combien de personnes y ont succombé. L’épaisseur de la neige ne permettait pas d’enterrer les morts. Certains dépouilles ont séjourné dans le tapis de neige jusqu’à sa fonte quelques semaines plus tard. La mise en quarantaine était de rigueur. On raconte qu’une fille mariée dans un village voisin du sien et qui apprend la mort de son père ou de sa mère n’avait pas le droit d’aller leur rendre hommage dans le foyer paternel de peur qu’elle attrape la maladie et de la propager dans le village marital. Celle qui enfreindrait une telle décision s’exposerait à la répudiation. C’était une mesure destinée à sauver le maximum de vies humaines.

Les gens attendaient impatiemment la fin de la guerre, une guerre mondiale dont on spéculait sur les futurs vainqueurs et vaincus. Une grande partie des Algériens étaient sur le front, jeunes conscrits ou réservistes mobilisés sur le front d’Alsace, de Belfort ou de Sienne.

Parmi les mobilisés qui deviendront d’illustres personnages plus tard, figure l’écrivain Mouloud Mammeri. Mobilisé à l’âge de 22 ans en 1939 au 9e RTM (Régiment des tirailleurs algériens), il suit l’École d’aspirants de Cherchell (actuelle académie Inter-armes). De nouveau mobilisé en 1942, il participe aux campagnes d’France, de France et d’France.

Nous retrouvons certains échos de la guerre 39/45 dans les villages kabyles décrit dans le roman Le Sommeil du juste que Mammeri à publié en 1955.

« Tout avait commencé avec l’argument des dominos qui exaspère Arezki et que Slimane, son jeune frère, avait une fois de plus exposé sur la place :-Cette guerre est la providence des malheureux. Quant tout brûlera, quand tout sera détruit, quant la tempête, l’avalanche et l’ouragan auront tout emporté et englouti, la terre de nouveau sera vierge. Ce sera comme aux dominos : on fera une distribution nouvelle. –Et tu sera gueux comme devant, avait dit Arezki. Non, mon frère, c’est assez pour nous de souffrir, c’est au tour des pauvres d’être heureux. On était en 1940. Après la longue accalmie de la drôle de guerre, les armées de nouveau se heurtaient et ce brusque réveil de la tempête passionnait les discussions. Valait-il mieux la guerre ou la paix ? Fallait-il souhaiter la victoire de ceux-ci ou de ceux-là ? Qu’allait-il sortir pour nous de tout cela ? Généralement, tout le monde était de l’avis de Slimane, sauf pourtant le cousin Toudert et Arezki. –Il faut souhaiter la victoire de ceux-ci, disait Toudert (ceux-ci étaient les Français).Avant eux, nous n’avions pas de médecins, pas de route, pas d’école ; nous vivions comme les animaux de la forêt : le plus fort mangeait le plus faible.

Il y a trois jours à Alger, les troupes américaines ont débarqué. Notre destin, avec l’aide de Dieu, va changer. Nous avons assez bricolé assez travaillé pour que les autres vivent. Nous allons maintenant travailler pour nous (…) Quand le printemps revint, Arezki était installé avec sa section au bord du Rhin, à Gemersheim. Il trouva au printemps d’Alsace un charme insinuant que les printemps d’Ighzer ou de Tasga, tout de suite bousculés par l’été n’ont pas. Tout le bataillon était enterré dans des éléments de la ligne Maginot, tout au long du Rhin. En face, les Allemands s’enfonçaient aussi dans la ligne Siegfried. C’est le troisième jour de son installation que la bataillon reçut l’ordre de passer le Rhin ».

Mouvement de masse

Outre le fait que les Algériens vivaient dans la misère, la maladie et la déchéance généralisée, il ont suivi aussi de chair à canon pour la libération de la France. Il était tout à fait naturel que l’actualité de la guerre et des différents fronts en conflits trouvât un prolongement ‘’médiatique’’ dans la djemaâ du village et les foyers.

Les troubles qui allaient connaître leur apogée le 8 mai 1945 ont réellement commencé le 1er mai. Les syndicats, les partis politiques et les mouvements nationalistes ont décidé de défiler dans diverses villes d’Algérie. « Les services de police s’attendaient à voir distribuer des tracts et à entendre quelques slogans virulents. « Quelle n’a pas été leur surprise en voyant non seulement des banderoles politiques mais encore des drapeaux algériens. De nombreux heurts avec la police, des coups de feu entraînant la mort de deux manifestants à Alger et de nombreux blessés. ‘’Incidents’’ similaires dans d’autres villes comme Bougie, Bône, Sétif et même Oran », écrit René Bail.

Dans ‘’FLN, mirage et réalité’’, Mohamed Harbi raconte les circonstances immédiates de la semaine sanglante : « Le 1er mai 1945, des manifestations de masse sont organisées à travers tout le pays. L’indépendance de l’Algérie et la libération de Messali constituent les principaux slogans. À Alger, Oran et Bougie, la police tire sur les cortèges. Il y a des morts et des blessés. Des dirigeants du PPA, dont Mezghenna et Asselah (qui s’évadera de l’hôpital), sont arrêtés. Le succès des manifestations du 1er mai attire vers me PPA de très nombreuses recrues, principalement dans le Constantinois, en Kabylie et à Oran où le mouvement messaliste double, voire quadruple, ses effectifs (…) L’adhésion aux mots d’ordre messalistes contribue à donner aux dirigeants du PPA une confiance démesurée en aux-mêmes. Bousculée par la pression d’une base jeune et dynamique grisée, la direction du PPA expose au danger le mouvement de masse en le laissant sans orientation précise ».

Les jours suivants, des maires et des responsables syndicalistes mettent en garde l’administration générale. Des préfet et des chefs de service de la police demandent la dissolution des AML (Amis du Manifeste et de la liberté), façade légale du PPA. Le gouverneur général de l’Algérie, Chataigneau, était irrésolu et laissa les choses en l’état dans l’espoir que tout rentrerait dans l’ordre. « ça et là des milices se préparent, écrit M.Harbi, en rappelant que ‘’sans ligne insurrectionnelle claire, le PPA appelle à manifester le 8 mai, jour de l’armistice’’.

Le 7 mai 1945, l’armistice est signé. ‘’À Sétif, dans l’après-midi, le colonel commandant la subdivision s’inquiète. La foule, enthousiaste, défile dans les rues, mais en deux cortèges séparés. Européens d’un côté Arabes de l’autre. Quelques Européens sont molestés, mais le calme revient avec la nuit. Le lendemain, on arrive rapidement à des affrontements. Pancartes nationalistes, drapeaux algériens appellent l’intervention de la police. Il n’en fallait pas plus pour déchaîner la foule. Le sans va couler’’, raconte René Bail qui cite des sabotages, actes de vandalisme et autres exactions qui seraient commis par des Algériens un peu partout sur le territoire algérien. D’après cet auteur, la réaction des colons et des services de sécurités seraient de la ‘’légitime défense’’. Il explique : « La réaction des Européens ne tarde guère. Il n’y avait qu’u pas à franchir pour aboutir à la répression et à ses écarts. Le général Duval coordonne les actions des unités à terre avec l’aviation et la marine. Les musulmans ont compris que la partie est perdue ».

Après ces incidents sanglants, plus rien ne sera comme avant en Algérie. La vengeance, la haine séparent profondément les deux communautés. Mohamed Teguia dans sa thèse de doctorat L’Algérie en guerre explique comment le mouvement insurrectionnel manquait de cohésion et que les manifestant s’étaient effectivement préparés à agir par la violence. « Si l’administration coloniale était préparée au choc, au besoin en le provoquant et désirait elle-même vider l’abcès par une féroce et rapide répression, le PPA avait de son côté donné des instructions pour des actions armées en riposte à la répression éventuelle, ceci sans coordination, sans entente, non pas avec les autres formations des AML qui se limitaient aux défilés, mais au sein même du parti. L’improvisation, les ordres, les contre-ordres, le manque de cohésion ou de coordination, ont marqué ce soulèvement avorté qui était le fait d’une partie du PPA. L’impréparation sérieuse est flagrante et explique la réticence d’autres formations et le débordement qui donna lieu à une répression impitoyable chiffrée par le PPA à 45 000 Algériens tués, et par les officiels à 15 000 victimes. Entre ces deux chiffres, on trouve des variantes qui vont de 3 000 à 15 000 morts ». Les villes où fut enregistré le maximum de victimes étaient Sétif, Kherrata et Guelma, même si presque partout en Algérie des troubles graves et des victimes sont signalés.

Pour Mohamed Teguia, la première leçon que l’on peut tirer su 8 mai 1945 est que les masses paysannes s’ébranlèrent, qu’elles étaient donc mûres pour l’action, le travail du PPA clandestin avait obtenu des résultats au sein de la paysannerie et on obtiendra plus encore par la suite, autour du mot d’ordre d’indépendance. La deuxième leçon, c’est la carence de la direction, son manque de cohésion, son impréparation et la sous-estimation de la volonté répressive féroce du camp adverse.

Amar Naït Messaoud

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