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Organisation socio-politique et économique de la Kabylie avant et après 1857

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Le massif du Djurdjura se présente comme une tour naturelle, un rempart inaccessible que les Romains ont baptisé Mons Férratus, sans doute à cause de la résistance affichée par ses habitants. Les traces d’activité humaine en Kabylie du Djurdjura remontent à la préhistoire comme l’attestent les nombreuses découvertes archéologiques telles que l’industrie lithique, les gravures et peintures rupestres et les stèles libyques trouvées à Abizar et à Souama (…). Elles témoignent de l’activité et de présences humaines permanentes. Quant aux premiers contacts avec le monde extérieur, ils remontent aux Phéniciens (Carthaginois) qui, par les nombreux comptoirs commerciaux longeant la côte kabyle, ont noué certainement des liens commerciaux.

Ensuite les Romains ont essayé d’imposer leur suprématie sur les montagnes du Djurdjura, mais en vain, le Mons Férratus est inaccessible. Les Quinquégentiens, organisés en confédérations entrèrent en insurrection et ne se sont jamais laissés dominer. Pour mieux surveiller leurs acquis dans les plaines, les Romains ont construit des fortins le long des voies qu’ils ont tracées, en relation avec les différentes limes, à l’exemple du fortin Burgus Centanarius situé sur la rive gauche du Sébaou en relation avec la lime de Bida Municipium (Djemaa Saharidj), située en contrebas des Ath Frawsen. Les relations entre les montagnards et les Romains ne sont pas toujours tendues : Bida Municipium adossé au mont des Ath Frawsen a longtemps prospéré.

La révolte des montagnards pour l’indépendance prend de l’ampleur en l’an 372 avec l’insurrection de Firmus qui a soulevé la Kabylie des plaines et celle des montagnes contre l’occupant romain. Il finit par prendre Césaré et la brûler, avant d’être trahi par un des siens.

Au moyen-âge, les Kabyles du Djurdjura furent intimement mêlés aux évènements politiques et religieux qu’a connus l’Afrique du Nord, sans toutefois se diluer dans la masse. Insoumis, Ils ont su défendre et préserver jalousement leur indépendance. Les Turcs, comme d’ailleurs leurs prédécesseurs, ont échoué dans leur entreprise de colonisation du massif. Ils se sont juste bornés au recouvrement temporaire des impôts. Grâce à leur politique religieuse, ils ont pu ménager des relais pour contrôler la région. Tout comme les Romains, les Turcs érigèrent des bordjs et des fortins pour leurs makhzens le long des vallées pour appuyer leur politique de recouvrement de l’impôt et défendre leur acquis dans les plaines. La soumission des tribus n’a jamais été totale comme l’atteste les nombreuses insurrections et incursions des montagnards : le bordj du Sébaou, fondé en 1720 fut assiégé et celui de Boghni fondé à la même époque que le premier fut détruit à deux reprises, en 1756 puis en 1818.

Ainsi, « l’appareil administratif, politique et militaire, mis en place par les Turcs en Grande Kabylie, a été très sommaire et n’a pas affecté les modes d’organisations sociopolitiques des tribus du massif montagneux. »

De l’époque romaine à l’époque turque, les montagnes sont alors restées inaccessibles aux intrusions étrangères. La Kabylie du Djurdjura resta indépendante et autonome. Ce fut donc les Français qui parviennent, pour la première fois de l’histoire, à occuper les montagnes en 1857, en venant à bout de la résistance, 27 ans après la chute d’Alger. Il a fallu mobiliser une armée de 25 000 hommes équipés d’un matériel des plus sophistiqué à l’époque, sous la conduite du général Randon et du maréchal Mac Mahon en « pratiquant la politique de la terre brûlée pour acculer à la reddition les villages et les tribus que les combats n’avaient pas pliés. » Au lendemain de leur victoire, l’occupant français mena sur le dernier bastion de la résistance, organisée par la vaillante Lalla Fatma N’Soumeur, une politique de colonisation fondée sur la violence économique(expropriation des terres) et le démantèlement des institutions sociopolitiques traditionnelles. Sous la conduite du Cheikh Aheddad et de El Mokrani, animés par l’esprit d’indépendance et de liberté, les quelques forces restantes se soulèvent contre l’occupant en 1871. L’inégalité des moyens de guerre s’est vite fait ressentir sur le terrain. La mort de Lhadj El Mokrani le 5 mai de la même année et l’arrestation le 13 juillet du cheikh Aheddad, âgé et malade, marquent la fin de l’autonomie de la Kabylie.

Organisation sociale et politique

Tous les villages se ressemblent dans leurs structures et dans leurs situations géographiques et l’étude d’un seul, suffit pour comprendre toute l’organisation sociale et politique des communautés villageoises.

L’unité sociopolitique et économique de base de la société Kabyle est la famille élargie : Axxam.

1) Axxam :

Il est composé de grands-parents, du père, de la mère et de leurs enfants. Trois générations vivent ensemble sous l’autorité de amghar (le vieux). Il est le porte-parole de la famille, notamment à la djemaa (tajmat).

Un ensemble de familles (ixxamen) ayant un ancêtre commun compose taxxarubt ou adrum dans certains cas.

2)Taxarubt :

Txarubt (fraction), est l’extension de la famille élargie. Elle occupe un espace bien défini. Taxarubt « est l’unité première de référence idéologique. L’ensemble des unités composant taxarubt partage en commun l’héritage symbolique légué par l’ancêtre en lignée paternelle. Elles sont collectivement comptables de l’intégrité physique de chacun des membres les composant, et de l’honneur du nom partagé en commun. » Avant l’introduction du nom patronymique par l’administration coloniale, les membres de taxarubt (fraction) s’identifient à son nom. Elle porte le nom de l’ancêtre.

Exemple : Mezyan n Ath Ali (ath Ali est le nom de Taxxarubt).

Un ensemble de tixarubin (fractions) compose adrum (le quartier). Cependant, imsenden ou Ibaraniyen (familles étrangères) qui se trouvent dans le village, s’insèrent dans les différentes fractions.

3) Adrum (quartier) :

Dans les grandes communautés villageoises, le quartier marque une limite géographique. Ainsi, « la structuration qui va de l’axxam à adrum se trouve projetée dans l’agencement des habitations, des tombes au cimetière et jardins ». Un ensemble de iderma (quartiers) forme taddart (le village).

Il arrive que, pour se défendre ou pour attaquer un ennemi commun, des villages s’unissent et forment laârc (tribu) : « Des tribus se liguant contre l’ennemi commun, les confédérations des Flisas, des Guechtoulas, des Aït-jenad, et des Ait Iraten prirent les armes et engagèrent la lutte, en commun, contre les autorités locales que les deys d’Alger cherchaient à leur imposer. » Pour les mêmes raisons, les tribus se confédèrent et forment Laârac ou taqbilt (confédération de tribus). Elles sont dissoutes dès que les mêmes conditions qui les ont fait naître cessent d’exister.

Par ordre croissant on obtient :

Axxam (famille), axxarub (fraction), adrum (quartier), taddart (village), laârc (tribu), taqbilt (confédération de tribus)

4) Taddart :

Taddart (communauté villageoise) se présente comme une petite république.

Taddart (village) qui vient du mot dder (vivre) signifie lieu de vie. « Le village représente le monde des vivants, le monde social, doté d’une organisation socio-économique et politique afin d’assurer sa reproduction physique et sociale ». Taddart est administrée par une autorité dirigeante qui est tajmaât (assemblée du village). Elle est composée de “lamin”, assisté par des temans (représentants des différentes xarubas), d’un oukil (trésorier) et d’un imam (secrétaire).

Avant la colonisation française, tajmaât était un véritable conseil politique doté d’un droit coutumier et de toute indépendance. Elle gère les affaires de la communauté : guerre, paix, promulgation des lois ou leur annulation … Ils exécutent les décisions de l’assemblée, ils veillent sur le patrimoine et les intérêts généraux du village.

Après la colonisation, tajmaât n’a plus les mêmes prérogatives d’avant, elle est remplacée d’abord par celle du douar (une seule pour toute la tribu). Elle est dirigée par un corps composé d’un bachagha, d’un caïd et de notables choisis et nommés par l’administration. Ensuite, ce conseil est devenu l’assemblée communale qu’on connaît de nos jours. La dilution de tajmaât n taddart (conseil du village) dans celle du douar ne peut trouver explication que dans la volonté d’avoir la main-mise sur la Kabylie frondeuse. Malgré cela, les communautés villageoises continuent de nos jours de débattre et régler certains problèmes de la communauté. Ainsi, les jeunes de la communauté villageoise qui se sont révoltés en 2001 contre le pouvoir central, pour se défendre et faire aboutir leurs revendications, ont activé le système d’organisation traditionnelle. Ils se sont organisés en laârac (en confédérations).

Economie :

Avant la colonisation, les montagnards du massif du Djurdjura se sont maintenus en équilibre sur les montagnes, certainement grâce à leur ingéniosité. Pour vivre en autonomie rester sur ces terres pauvres avec une densité de population importante, les montagnards ont dû appliquer un système socio-politique, juridique et économique, appuyé par un important investissement humain : « Toute population qui n’atteint pas une certaine densité est menacée d’absorption, d’assimilation…La densité numérique étant la condition nécessaire pour que s’établisse une certaine densité sociale …est nécessaire en milieu montagneux, pour que le groupe assure son autonomie de subsistance grâce à un stricte contrôle de l’espace utile exigeant un investissement considérable ». L’économie des communautés villageoises de la Kabylie du Djurdjura est une économie d’autosubsistance qui tire l’essentiel de ses ressources du travail de la terre, de l’élevage et de l’artisanat. Du fait que la terre était toujours la principale source de l’économie des montagnards, la préservation du patrimoine foncier est devenue impérative. Ainsi, les communautés étaient amenées à édicter des lois telles que, l’exhérédation des femmes et l’indivision du patrimoine lignager.

L’économie de montagne basée sur l’arboriculture, le jardinage, l’élevage et l’artisanat, différente de celle de la plaine, basée à l’époque, essentiellement sur les céréales, est complémentaire. Un rapport montagne /plaine fut établi. Il renforce le maintien des populations par l’échange du surplus de produits issus de l’économie de montagne (nombreux à l’époque) contre par exemple des céréales qui faisaient défaut dans l’agriculture de montagne.

Après la colonisation de la région, l’équilibre qui a maintenu les populations se trouve compromis avec la destruction de l’économie et le démantèlement des institutions sociopolitiques sur lesquelles elle repose : expropriations des terres, destructions du patrimoine forestier et arboricole (incendies), déportations, impôts sur la guerre, interdiction du commerce (les souks) et enfin démentèlement des institutions socio-politiques du village.

Les institutions qui ont maintenu les communautés kabyles sur la montagne, se trouvent donc vidées de leur substance et le rapport montagne/plaine se trouve inversé. « Les choses ont changé à l’époque coloniale, lorsque les plantations modernes ont été étendues dans les plaines …Ainsi s’est trouvé profondément modifié le rapport économique plaine/montagne, dans lequel jusque là, la montagne était privilégiée », écrivait Marthelot.

La montagne ne peut plus répondre aux besoins de ses habitants et les ressources économiques ne cessent de diminuer : la terre ne peut plus nourrir la dense population. L’émigration est impérative pour le surplus humain vers les grandes villes d’Algérie (Boufarik Alger et Annaba) et en Europe. « Mis en contact avec l’économie moderne par le salariat et l’émigration, le fellah a été amené à en intérioriser progressivement la logique de rationalisation (la prévision va se substituer à la prévoyance l’esprit de calcul à la “nniya »-refus de calculer ». L’émigration des Kabyles en Europe a commencé bien avant la première Guerre mondiale. On compte en mars 1914, 1635 mineurs kabyles employés dans le bassin houiller du Pas-de- Calais et du Nord.

C’est à partir de la seconde Guerre mondiale que l’immigration fut effective pour les Kabyles. Le manque de dynamisme économique, la scolarisation, et surtout la densité humaine et l’offre d’emplois du pays d’accueil, ont poussé les gens à immigrer en France. Mahé écrivait : « Après avoir envisagé tous les paramètres qui concourent à l’ampleur du phénomène migratoire, c’est seulement dans les deux douars (Beni Douala et Beni Mahmoud) présentant respectivement 372.hab./km2 et 314 hab./km2 que la corrélation entre densité démographique et intensité d’immigration nous semble relativement pertinente puisque les taux d’immigration par rapport à la population active masculine atteignent respectivement 53 % et 47% contre une moyenne régionale de 245 hab./km_et 36,3°% d’émigrés ».

Jusque-là, l’émigration était une activité temporaire qui avait pour objectif le soutien des structures familiales communautaires. « Les revenus de l’émigration et ceux obtenus sur place sous forme de salaire ont donc, dans un premier temps, servi directement l’économie d’autosubsistance ». Le stock de prévoyance, agricole et artisanal dont disposait la société familiale communautaire fut renforcé dans un premier temps, par l’apport du capital monétaire issu de l’émigration. Ensuite au fur et à mesure que le capital monétaire augmentait, le stock agricole et artisanal diminuait. L’essor démographique accentuait le phénomène et la terre ne pouvait plus nourrir la population. La société passa de l’économie d’auto-subsistance où l’individu dépend du produit de la communauté, à l’économie de dépendance où la communauté dépend du produit individuel. Ainsi la société kabyle est devenue consommatrice et une réserve de main d’œuvre. Après l’indépendance, l’émigration n’est pas épargnée par les changements qu’ont connu toutes les structures de la société familiale communautaire. Elle n’est plus l’émigration temporaire qui renforce les structures de la société, elle devient une source de subsistance et un enrichissement individuel (la mutation s’est faite donc dans un premier temps de l’émigration temporaire à l’émigration de longue durée ensuite à l’émigration familiale dans un second temps). La migration familiale de peuplement est favorisée par les nouvelles orientations de la politique migratoire : « Les objectifs économiques à court terme poursuivis à travers l’usage de cette force de travail d’appoint qu’est la main-d’œuvre immigrée, s’avérant insuffisants, ce sont les préoccupations à long terme, telles que, celle de la reproduction démographique qui vont s’imposer. »

Les conséquences de la dépendance économique font éclater l’unité sociale, (axxam ou famille élargie) et font apparaître des ménages (mari et femme). Le phénomène s’est accentué avec l’accès de la femme à l’instruction et au travail.

Ainsi à Tala-Khlil, le phénomène d’exode de ménages vers les villes a commencé au lendemain de l’Indépendance. Quant à l’émigration familiale vers la France, elle n’a commencé que dans les années 70. Elle s’est accentuée dans les années 90 et 2000.

Depuis, l’émigration et le salariat sont devenus les principales sources économiques de la région. Le travail de la terre est devenu secondaire(une contrainte). Désormais, la montagne est passée de l’économie d’autosubsistance à l’économie de survie. Les montagnes restent tout de même, peuplées, consommatrices, et servent de réservoirs de main-d’oeuvre.

Bibliographie et sources archivistiques

1) M. Dahmani, Economie et société en Grande Kabylie,O.P.U, Alger 1987.

2) F. Dessomes P.B, Notes sur l’histoire des Kabyles, Editions Tira -1992.

3) Gabriel Camps-Libyca- Encéclopédie berbère -Etre berbère

4) Revue Africaine n° 5.. « Burgus Centanarius ou redoute romaine en Kabylie » Berbrugger

5) Mahfoud Keddache, l’Algérie dans l’antiquité, le refus berbère, ENAL 1992.

6) Anadi n°3 et 4, article « Wedris » Mouhend Akli Hadibi, 1999.

7) A. Hanoteau A. Letourneux, La Kabylie et les coutumes kabyles, –Atout Kabyle, Europe

8) Henri Genevois, monographie villageoises At. Yenni etTagemmout Azouz. ENAG-Editions

9) Si Amar Boulifa, Le Djurdjura a travers l’histoire. Editions Berti.

10) J. Morizot, cahiers de l’Afrique et de l’Asie,-l’Algerie kabylisée, annexes, listes des centres municipaux au 31 octobre 1948.

11) J. Nil Robin notes historiques sur la Grande Kabylie de 1830 à 1838, présentation d’A. Mahé Editions Bouchene 2001.

12) J. Nil Robin, La Grande Kabylie sous le régime turc, présentation d’A. Mahé, Editions Bouchene 2001.

13) A. Mahé, Histoire de la Grande Kabylie Editions Bouchene 2001.

14) Y.Adli La Kabylie à l’épreuve des invasions, Editions Zyriabes, 2004.

15) G. Camps, Aux origines de la berbèrie/ Massinisa ou le début de l’histoire, Alger 1961 ;

16) G. Camps, Les civilisations de l’Afrique du Nord et du Sahara, Paris 1974.

17) G. Camps, Les Berbères mémoire et identité, Paris 1987.

18) Revue Africaine N°5 Article, L’élargissement des droits politiques des indigènes, ses consequences en Kabylie, de M.M.Remond, O.P.U.

19) S. Chaker, Imazighen ass-a, Editions Bouchene, 1990.

20) A. Zehraoui, L’immigration de l’homme seul à la famille, Ceimi l’Harmattan, 1994.

21) « Rapport de la commission chargée d’étudier les conditions de travail des indigenes algériens dans la métropole 1914, Editions Gouraya.

Par Ramdane Lasheb

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