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Journée internationale de la Mémoire

1957
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On n’oublie rien. On clame, vainement, que la vie continue. On écoute ses chansons, on parle de lui pour préserver son nom de l’usure du temps, on l’aime souvent silencieusement avec, si l’on en parle, une pointe d’amertume dans la voix. On devient parfois paranoïaque en espérant entendre parler, prochainement, de son nouvel album, de ses dernières nouvelles. On pleure souvent quand on se rend compte qu’il est, tout simplement, mort ! Mort mais comment ! Mort parce que certains ont cru nécessaire de taire ses joyeux battements avec trois balles lâches et haineuses. Mort parce que la Kabylie apprenait à vivre, à crier et à réclamer grâce à lui, parce que cela commençait à devenir trop bruyant, trop dérangeant, trop agaçant et qu’il fallait à tout prix renvoyer cette région fière vers son silence séculaire. Le crucifix était fabriqué et prêt à l’emploi, les bourreaux attendaient impatiemment, assoiffés de voir jaillir son sang et sa vie s’évader, la collaboration nécessaire était prête à se faire acheter, l’alibi était consistant et indéniable : le terrorisme.

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La bouche qui crachait les vérités poignantes devenait trop bavarde, le talent n’en finissait pas de s’épanouir et d’éclater en mille étincelles aveuglant les borgnes et les yeux embués. L’amour dont il était choyé en Kabylie et ailleurs faisait de lui un prophète dans une époque qui croit toujours au mythe du dernier messager vieux de 14 siècles. L’audace qui va toujours plus loin, trop loin. Le courage d’appeler un chat un chat, d’ausculter la tumeur de l’Algérie et de vomir le bilan sans métaphores ni détours. Ce même courage qui alla jusqu’à atteindre et  » corriger  » l’hymne national pour en faire l’hymne de la vérité crue et brute. Une vérité laide certes, mais qu’il n’a à aucun moment pensé à maquiller ou camoufler. C’était le baiser de la mort. La goutte dont ses détracteurs attendait impatiemment la venue pour faire déborder le vase. Il a touché à l’intouchable. Le coup d’envoi pour le crime orchestré est donné. Il ne reste que quelques retouches pour que ce soit un crime  » parfait « , pensait-on ! Aujourd’hui, après neuf ans de sa disparition, on sent qu’il n’a jamais été aussi vivant, aussi présent, aussi proche de nous. De Ayizem jusqu’à Lettre ouverte aux connards « , il nous a laissé ce qui pourrait indéniablement passer pour, à la fois, son testament et son Livre sacré.

Comme quand les croyants lisent leurs manuels religieux, les fans de Matoub ressentent, en écoutant ses chansons, cette étrange lumière blanche les envahir, les pénétrer et les ranimer. Ils le sentent là, bien là, tel le Christ ressuscité, intact, sans blessures, sans chair trouée par les balles. Il est beau et tendre, capricieux et enfantin, généreux et adorable, comme il a toujours été. Ce ne sont pas là, de simples métaphores qui rêvassent pour faire oublier la terrible réalité. Si on demande à tout inconditionnel de Matoub ce qu’il ressent en écoutant sa chanson, au fond de la solitude et de l’obscurité, il nous parlera certainement de cette présence intemporelle, flottante et éthérée. Il nous jurera qu’il était à coté de lui, autour de lui, que son odeur flottait dans l’air. Enfin qui’ il n’était pas seul dans sa chambre !

Aujourd’hui, en ce 25 juin de la mémoire immortelle, on tient à dire, à le redire et à le re-redire encore que ce n’est jamais assez, ce ne le sera jamais ! Entretenir la vie posthume de Matoub n’est pas un devoir au sens sec et académique du mot ; mais c’est plutôt une profession de foi, un devoir d’amour et de fidélité, une reconnaissance dépassant tous les sens fades et usés du mot.

Des gens disent :  » Le passé c’est le passé ! Il est mort et puis c’est tout ! Pourquoi s’acharner à le déterrer ? « . Le déterrer ? C’est un mot qui perd tout son sens et sa profondeur quand il s’agit du Rebelle. Ces gens-là n’arrivent pas à comprendre que l’on ne peut déterrer le soleil qui luit bien haut dans le ciel. On ne peut raviver un être débordant de vie, plus vivant que nous tous ! Certains considèrent que la mort de Matoub était nécessaire ! On sera tenté de les étrangler sur place mais si l’on détourne le sens originel de cette réplique criminelle, on se dit que OUI, sa mort était nécessaire ! Non parce que la Kabylie se porte très bien en son absence mais parce que cette mort lui a offert son éternité personnelle, son repos du guerrier. Il n’a jamais pensé à lui en chantant, il n’a fait que donner, donner et encore donner sans avoir rien en échange. L’ingratitude et la mesquinerie de ses contemporains l’ont toujours blessé et meurtri. Il fallait qu’une mort lâchement administrée par les ennemis de la liberté lui offre cette éternelle reconnaissance et le débarrasse enfin de l’imbécillité et de la médiocrité de ses détracteurs. Il fallait que ces trois balles viennent le tarir de ses blessures spirituelles qui n’en finissaient pas de se multiplier et se rouvrir grâce à l’incompréhension et la haine farouche dont il était la cible. Des gendarmes qui tirent sur lui à bout portant, un an d’hospitalisation et de souffrance. Djamila, sa bien-aimée, qui s’en va refaire sa vie ailleurs. Certains Kabyles  » de service  » qui le flagellent et l’insultent sur tous les toits. Les terroristes qui le kidnappent et lui font vivre l’enfer terrestre et puis le relâchent. Des  » confrères  » qui bafouillent toute sorte de rumeurs. Des partis politiques qui le provoquent par tous les moyens…….. Eh ! et puis quoi encore ? Il fallait dire Basta, enfin ! Mais Matoub ne savait pas articuler ce mot ! Il s’acharnait à pardonner, à se taire et à taire ses douleurs intérieures, à masquer sa déception, à reprendre toujours espoir.

La mort, souvent salvatrice, qui en a eu marre à sa place, est donc venue le sauver, lui offrir la vie qui le mérite et le soulager de ce lourd fardeau qu’il trimballait depuis des années, tel un Sisyphe immortel. La mort a été, donc, pour lui ce que n’a pu être Djamila : la seule femme qui mérita vraiment son amour ! Cela dit, on ne peut s’empêcher de paraphraser Victor Hugo et dire :  » Pour Matoub, la seule façon d’avoir raison c’est être mort ! « .

Maintenant, une question trop remâchée pour la laisser au silence, vient s’imposer : Qui a tué Matoub ? Si on retient le souffre de la colère et du mépris en entendant cette baliverne à la forme interrogative, on peut répondre en criant, en argumentant et en convaincant ceux qui croient toujours au fameux alibi du terrorisme.

Aujourd’hui, après neuf ans, on le dit haut et fort : Matoub n’a pas été tué par le GIA ! Ce n’était ni un Hasni chantant l’amour ni un Tahar Djaout commettant l’impardonnable tort (à l’époque) d’être journaliste. Non, c’était tout simplement Matoub Lounès et cela suffit largement pour affirmer qu’il la été tué par son ennemi number One : le Pouvoir… Si cet argument ne suffit pas, eh bien ! allons pour l’argumentation logique ! Pourquoi le Pouvoir ? Parce que primo, l’occasion à ne pas rater s’est enfin présentée : en 1994, Matoub fut kidnappé par le GIA et menacé de mort s’il ne changeait pas sa ligne idéologique, s’il n’abandonnait pas la chanson. Donc, puisque Matoub n’a pas obéi à ces conditions, le GIA était supposé mettre ses menaces à exécution. L’alibi est, ainsi, assuré et on ne peut plus crédible.

Secundo, Matoub fut victime, en octobre 88, d’une attaque claire et démasquée, où il a reçu trois balles tireés par une patrouille de gendarmes à Ain-El-Hammam. Cette rafale était dans l’unique but de le tuer. Les médecins de la clinique des Orangers s’étonnent toujours de sa survie et ne peuvent qualifier ça que de miracle.

Tertio, la femme de Matoub, Nadia, qui l’accompagnait le jour de son assassinat, a affirmé, une fois mise en sécurité en France, que le meurtre du Rebelle était ni plus ni moins qui une mascarade grotesque. Les assassins étaient, certes, comme dans un bal masqué, en tenue afghane propre aux terroristes mais le hic (car, dans un crime se voulant parfait, il y a toujours un hic !), c’était ce fameux  » Allah Akbar  » scandé par le dernier pseudo terroriste en fuite qui est revenu sur les lieux pour conclure son exploit par ce cachet officiel de la GIA ! Une théâtrale nulle, faut-il souligner !

Et ultimo, Matoub n’a jamais été aussi dérangeant, trouble-fête et dangereux comme en cette maudite année 1998. Son dernier album venait de sortir. Un album dont le titre seulement suffit pour leur faire faire dans leur froc : Lettre ouverte aux connards ! Et puis, la fameuse chanson au titre éponyme, chargée de tirades crues et pas du tout voilées, visant tout ce qui bouge au sein du Pouvoir en place. Une chanson assez incendiaire comme ça mais à laquelle Matoub, enfant terrible et turbulent qu’il est, ne peut s’empêcher d’ajouter une belle apothéose :  » L’hymne national  » revu et corrigé ! Là, c’était le bouquet ! La dignité (pour peu qu’il y en ait !) des cibles visées par la chanson était cruellement blessée et traînée à terre.  » Cet homme nous cherche ? Eh bien, il va nous trouver ! « .

Et il les a trouvé ce jour-là, le 25 juin 1998 aux environs de Oued Aïssi, à 15h. Ils étaient là, laids et sanguinaires. La voiture du Rebelle est passée, ils ont crevé les pneus et tiré sur les passagers (Matoub, sa femme, et les deux sœurs de cette dernière). Matoub est sorti, prenant son clash et tirant sur ses assassins, fidèle à lui-même et à sa terrible ténacité. L’occasion dont il rêvait lui a été offerte, trop tard certes mais cela a dû le combler de bonheur aux derniers moments de sa vie : l’occasion de tuer ou, au moins, blesser l’un de ses ennemis. A ce moment-là, Matoub savait très bien que ses meurtriers n’étaient pas des terroristes. Alors, une petite partie de plaisir avant de conclure ? Pourquoi pas !

Aujourd’hui, on le dit encore : l’anniversaire de sa mort doit être considérée comme une Journée internationale de la Mémoire et, pourquoi pas : la Journée internationale du Rebelle ! C’est, probablement, trop demandé. Mais Baudelaire a bien dit :  » Seul le tombeau comprendra le poète « . Puissions-nous, un jour, le comprendre nous aussi et lui offrir chaque année 24 heures grandioses de bonheur posthume !

Repose en paix, Rebelle, tu es toujours parmi nous et tu le seras pour l’Eternité. Amen !

Sarah Haidar

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