«La citoyenneté, dénominateur commun du projet soummamien»

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Proche parent d’Abane Ramdane, Belaïd Abane est diplômé en sciences politiques. Ancien professeur des universités en médecine, il consacre l’essentiel de sa carrière universitaire au CHU d’Alger. Depuis la fin des années 90, il vit en France, exerce et enseigne dans un hôpital parisien de l’APHP. Il est l’auteur de «Ben Bella-Kafi-Bennabi contre Abane, les raisons occultes de la haine»

La Dépêche de Kabylie : En réaction à Bennabi qui dresse un réquisitoire contre le congrès de la Soummam, en ce qui concerne entre autres le principe de la primauté du politique sur le militaire, vous établissez un argumentaire qui tend, peut-être, vers la concession. Vous écrivez d’ailleurs en conclusion de cet argumentaire : «Cependant, ce principe, si moderne dans son essence, aurait gagné à être mieux explicité». Doit-on comprendre qu’il y aurait des manques dans le texte de la Soummam ou bien qu’il y aurait encore des complexes à assumer pleinement ce principe ?

Belaïd Abane : J’ai dit et répété chaque fois que l’occasion m’est donnée que tout est critiquable et doit même être critiqué pour peu qu’il y ait débat et argumentation. Ce qui n’est pas acceptable ni tolérable, c’est l’insulte et le dénigrement. Bennabi a parfaitement le droit de contester le bien-fondé de la primauté du politique sur le militaire, d’autant qu’il l’avait compris au premier degré c’est-à-dire la primauté d’une catégorie d’hommes (les politiques) sur une autre (les militaires). Or, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. La primauté dont il s’agit ici est celle de la raison politique, c’est-à-dire la subordination de tout acte militaire à sa rentabilité politique. Pour les Soummamiens, l’action armée est destinée à faire avancer la cause nationale algérienne et non pas pour éradiquer tout ce qui bouge. S’il n’était question que d’actions militaires, comment serions-nous arrivés à vaincre l’une des plus grandes puissances occidentales ? Au demeurant, le Directoire national sorti des assisses de la Soummam, le CCE et le Conseil National de la Révolution (CNRA) comprenaient aussi bien des militaires que des politiques. Mais comme vous le rappelez, les hommes de la Soummam et au premier chef Abane, auraient dû mieux expliciter ce principe pour éviter cette mésinterprétation qui perdure à ce jour. D’accord également avec vous que la question des rapports politique/militaire reste à ce jour d’une brûlante actualité et que, si elle était réglée, ce serait l’une des clefs qui peuvent nous ouvrir un avenir de progrès et de modernité. Bref, la définition claire des rapports entre le politique et le militaire serait le premier jalon d’un système véritablement démocratique.

A propos de Ben Bella, vous posez la question à la page 133 «y aurait-il une conviction, une seule, que Ben Bella ait défendue contre vents et marées ?» Le problème ne s’est donc jamais posé du moins pour ce personnage, en termes de croyances ou de projet de société mais plutôt en termes de gestion d’intérêts et de carrières personnels ? N’est-ce pas le cas chez beaucoup de dirigeants ?

Ben Bella, Paix à son âme, a été un grand militant de la cause nationale. Nul ne peut douter de son patriotisme même si son parcours politique laisse quelques zones d’ombre que nous laissons, maintenant qu’il n’est plus de ce monde au jugement de l’histoire et au travail des historiens. Il est néanmoins possible de classer les hommes politiques et les révolutionnaires en deux catégories : Ceux qui sont à la recherche effrénée du pouvoir et de ses avantages, de l’apparat et de la parade. Et ceux qui ont le sens de l’état, de l’intérêt général et du bien commun. Ben Bella appartient plus à la première catégorie qu’à la seconde.

Cette année 2012 connaitra l’ouverture de certaines archives en rapport à la guerre d’Algérie et qui sont détenues par la France. Vous attendez-vous à des révélations fracassantes ou bien l’Histoire n’est pas encore mûre pour révéler tous les secrets ?

Je ne crois pas que les Archives de la guerre d’Algérie (comme les appellent les Français) ou les Archives de la Révolution, seraient ouvertes et complètement mises à la disposition des chercheurs et du public. Les cicatrices sont encore très sensibles. Notre tissu social et national est disloqué. Donnons le temps au temps. Notre urgence, c’est l’instauration de l’Etat de droit et d’une véritable démocratie, seules voies possibles vers le progrès social et l’émancipation de note population.

Vous niez toute conviction à Ben Bella, contrairement à Abane qui en avait, mais vous écrivez (page 132) que «Ben Bella a le sens politicien qui manque cruellement à Abane». Vous ne pensez sûrement pas que c’est ce manque qui a été à l’origine de sa fin tragique. Mais qu’aurait donné un Abane avec ce sens politicien que vous attribuez à Ben Bella ?

On ne peut pas refaire l’histoire et on ne peut pas aller à l’encontre de sa véritable nature, sa nature profonde. J’écoutais hier une vidéo de Ben Bella donnant un entretien à Chourrouq TV. Il s’était encore défoulé sur Abane. Outre d’avoir proféré encore bien des mensonges, il l’a notamment traité de caractériel. Ceux qui l’ont connu savent qu’Abane avait assurément du caractère et ce que nous désignons par la formule moderne d’«unité de style». Abane n’était pas versatile, ne discourait pas à la carte et avait des convictions qu’il défendait jusqu’au bout, jusqu’à la mort. Effectivement.

Vous écrivez en note (page 92) que, «dans une déclaration publique, l’historien Mohamed Harbi avoue avoir essayé de dissuader Ali Kafi de s’attaquer aussi injustement à Abane». Vous pourriez nous dire plus à propos de cet épisode ? Vous pouvez revenir sur les origines de ces attaques ?

J’ai effectivement entendu Mohamed Harbi évoquer une mise en garde qu’il avait adressée à son «oncle» Ali Kafi pour le persuader de modérer son propos sur Abane. C’était en mai 2004 à Paris lors d’une journée consacrée à Abane Ramdane, une alternative encore possible. Dans mon livre, j’ai très évoqué les raisons de ces attaques. Grosso modo, elles sont de trois ordres : D’abord, la vengeance : Ali Kafi a été gommé du Congrès de la Soummam, ce dont il rend Abane responsable et coupable. La deuxième est d’ordre psychanalytique : en un mot, la jalousie et la blessure narcissique poussent Kafi à vouloir faire tomber Abane de son piédestal pour y prendre sa place. La troisième enfin : la haine régionaliste enracinée chez certains dirigeants depuis l’ère clanique de la Révolution.

Vous expliquez les attaques de Ali Kafi contre Abane par un régionalisme primaire, mais cela en partie, car vous dite qu’il «faudrait regarder aussi du côté de la psychanalyse», et là vous vous parlez d’une certaine blessure profonde du moi ? A quoi est due cette blessure ?

C’est ce que je viens d’expliquer. La blessure narcissique chez Kafi c’est d’avoir été gommé du moment et du lieu historiques que fut la Soummam qu’il reconnaît lui-même comme «une étape considérable de la Révolution». Il ne figure sur aucune photo. Ce n’est pas par hasard que dans ses Mémoires (version arabe), il s’est mis à entourer son visage sur des photos de groupe par peur de passer inaperçu. Ou de faire remarquer au lecteur qu’il est aux côtés de Boumediene ou de Boussouf pour que l’on comprenne bien qu’il a fait quelques incursions dans la cour des grands. C’est cela le narcissisme.

Selon Khalfa Mammeri que vous citez en page 94, on comprend que «Tout en étant sur place, Ali Kafi ne figure pas sur le procès-verbal de la Soummam». Qu’est-ce qui explique cela, selon votre lecture du fait et des sources que vous avez consultées ?

Ali Kafi faisait effectivement partie de la délégation de la zone (qui deviendra wilaya II après le congrès) nord constantinoise. Mais Zighout, son chef, pour des raisons que seul lui est en mesure de nous dire, l’éloigne d’Ifri pour lui demander d’aller réceptionner un parachutage d’armes. En fait, il est très peu resté à Ifri. Etant responsable de second ordre, il ne figurera pas sur le PV de la Soummam. Ali Kafi a eu la déception et l’amertume de celui qu’on a éloigné et privé de la grande fête d’Ifri.

Vous faites quelquefois référence à des contacts secrets entamés bien avant les «négociations sérieuses» comme vous les appelez en page 86. Quel a été la vision et le point de vue des héros de la guerre, à l’image d’Abane, à propos de ces contacts ?

Comme je l’ai rappelé dans mon livre, il y eut de nombreux contacts secrets entre des émissaires du gouvernement français et le FLN, à Alger, avec la direction intérieure, comme au Caire avec la délégation extérieure. Du côté français, ce n’était pas sérieux car le gouvernement de Guy Mollet comme ceux qui l’ont précédé cherchaient seulement à donner des gages de bonne volonté à l’aile gauche de la SFIO et du Front républicain qui avaient remporté les élections de Janvier 1956 avec le slogan «paix en Algérie». Il n’était pas du tout question de négocier et encore moins d’évoquer l’idée d’indépendance qui était alors un mot imprononçable. Quand aux dirigeants du FLN dont Abane, ils ne se faisaient pas d’illusions sur la disposition de l’autorité coloniale à négocier sur le fond du problème algérien. D’autant que pour le FLN et tout particulièrement pour Abane, toute négociation devait se faire sur la base du préalable de l’indépendance. Il a fallu que la Quatrième République tombe, que la Fitna gagne la nation française, que passe le rouleau compresseur du plan Challe, que l’opinion mondiale se mobilise en faveur de l’Algérie et isole la France coloniale, pour que de Gaulle daigne enfin envisager une solution douloureuse mais radicale au problème algérien : l’autodétermination du peuple algérien.

Vous pouvez revenir sur les détails de la réunion du 20 août 1956 et sur les rôles de Abane et de Kafi dans cette opération ?

Abane a eu un rôle déterminant dans la conception et l’animation du congrès du 20 Août 1956. C’était son idée, pour donner des institutions à la Révolution et pour organiser l’ALN en une armée révolutionnaire moderne obéissant à l’éthique et aux lois de la guerre. Quand à Kafi, c’était un dirigeant de second ordre qui avait accompagné Zighout pour en assurer la sécurité. Et cela n’a même pas été le cas puisque le colonel constantinois tombera dans une embuscade meurtrière à son retour de Condé Smendou au lieu-dit Sidi Mezghiche.

On ne peut pas comparer Abane et Kafi : ils n’avaient pas le même niveau de responsabilité.

Entretien réalisé par Nabila Guemghar

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