Les poèmes de Si Mohand réédités

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La parution en 1960 des poèmes de Si Mohand u M’Hund aux éditions de Minuit était l’acte inaugural d’un projet d’études d’envergure que Mouloud Féraoun s’apprêtait à consacrer à sa langue et à sa culture berbères. En ce temps-là, le monde était en ébullition et l’ère des indépendances avait alors soufflé. Ainsi, après avoir manifesté à travers ses romans sa pleine existence d’Algérien en faisant dire à la langue française un langage de libération et en perspective de la solution, devenue inévitable car évidente, du conflit algéro-français, Feraoun pensait déjà à l’avenir linguistique, culturel et identitaire de l’Algérie d’après-guerre. Il ne concevait pas l’indépendance comme une fin en soi, mais comme le début d’une nouvelle édification. En cela, il savait en tant que professionnel dans le domaine de l’éducation, que la langue représentait un critère d’existence dans l’affirmation d’une civilisation. Aussi s’est-il attelé à travailler dans ce sens. Il n’avait sans doute pas le temps de créer directement en kabyle. Sa marge de manœuvre était mince. Il disait de lui-même qu’il était «un mort en sursis». Aussi, avait-il besoin d’une prédisponibilité, par exemple d’un poète comme Ssi Mouhand et Ssi Mouhand était justement disponible.Avec ce recueil, symbole d’une réalité socioculturelle et historique, Feraoun posait par anticipation le problème de la théorie des langues dans son pays alors proche de l’indépendance. Il redoutait une liberté inachevée et même gâchée. Bien des exemples vécus à travers le monde, lui avaient inspiré cette prudence. L’histoire lui donnera, malheureusement, raison car Si Mohand, que Feraoun voulait libérer en temps de guerre, fut de nouveau banni en temps de paix confisquée.Le choix porté sur un recueil de poésie n’était pas fortuit. Feraoun savait aussi que sa langue était une langue de la poésie. Il en témoigne à longueur de ses romans. Il savait surtout que par le choix des poètes, c’était celle de tout un peuple qui s’exprimait. Il savait également que chez nous, le poète ne faisait pas que passer. Il était, et le demeure encore, le guide et l’éveilleur des consciences. C’est dans la poésie que toute l’histoire sociale, événementielle et culturelles kabyle est fixée. C’est aussi par la poésie qu’a été conservée notre langue maternelle. Voilà tout l’intérêt qu’accordait Feraoun à la poésie.La poésie n’était pas pour Feraoun un prétexte mais un substrat, un monde magique du registre soutenu de la langue kabyle. C’était un mode d’expression qui façonnait et réglait la langue. Il disait à un de ses fidèles amis, M. Médani, «chez nous, la poésie est bien née avant la grammaire». La science moderne conçoit cette discipline comme monde normatif à maîtriser avant d’accéder à la langue. C’est tout le contraire chez nous. Une telle déclamation, émanant du brillant pédagogue qu’il était, pose encore de nos jours la question de savoir qu’est-ce que la norme ? : «Est-ce, ce qui est conforme aux règles ? Est-ce, ce qui est l’usage du plus grand nombre ?»C’est dans son expérience quotidienne en tant qu’instituteur de la langue française que Feraoun puisera le plus grand intérêt pour sa propre langue. Il lancera le projet d’études mais le sort en décidera autrement. Il meurt assassiné par l’OAS, le 15 mars 1962 quatre jours avant l’annonce du cessez-le-feu. mais, Feraoun demeure l’un des éclaireurs des sentiers que nous continuons de prendre encore aujourd’hui, ceux qui mènent vers la paix linguistique et la paix culturelle dans notre pays.La réédition des poèmes de Si Mohand, aux éditions Azur éditions, Chemini à Béjaïa, transcrits en notation normalisée et généralisée dans nos écoles enfin, permettra sans aucun doute à l’œuvre de Feraoun de vivre une nouvelle carrière.

Abdenour Abdelsselam

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