Carlos Fuentes rend hommage au roman

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Bien que le mot ‘’roman’’ ait obtenu une fortune exceptionnelle au 19e siècle avec Flaubert, Balzac, Zola, les sœurs Brontë,…le genre lui-même remonte à la période précédant la Renaissance, du moins dans sa formalisation qu’on lui connaît actuellement. A partir du 14e siècle, ce concept prend le sens de récit en prose. ‘’Pendant tout le 16e et le 17e siècle, roman peut encore renvoyer à des textes en vers contant des aventures fabuleuses, mais le mot a déjà son sens moderne, celui d’ ‘’œuvre d’imagination en prose, assez longue, qui présente et fait vivre dans un milieu des personnages donnés comme réels, nous fait connaître leur psychologie, leur destin, leurs aventures’’ (Le Petit Robert)’’, écrit Gilles Philippe dans son ouvrage ‘’Le Roman : des théories aux analyses’’ (éditions du Seuil-1996).Apparu tardivement dans la tradition littéraire occidentale, le roman est le seul genre dont l’évolution ait été presque toujours accompagnée par une production critique importante. Au-delà des types et des catégories de critiques (universitaire, académique, journalistique), il y a l’opinion des écrivains eux-mêmes sur ce fabuleux moyen d’expression qui accompagne l’aventure de l’humanité depuis des siècles. Au cours du 5e Festival international de littérature tenu cette année à Berlin, l’écrivain mexicain Carlos Fuentes fit un discours inaugural porté sur une lecture personnelle de quelques grands romans qui ont marqué l’histoire littéraire du monde.Il s’arrêta sur ‘’Don Quichotte’’ de Cervantès, ‘’Moby Dick’’ de Herman Melville, ‘’Le Château’’ de Franz Kafka et ‘’Lumière d’août’’ de William Faulkner.Le mensuel Le Monde Diplomatique, numéro de décembre 2005, reproduit le discours intégral de Fuentes. Il rappelle d’abord une question posée par l’Académie norvégienne à cent écrivains du monde : ‘’Quel est, d’après vous, le meilleur roman de tous les temps ?’’. La moitié des écrivains interrogés répondirent : Don Quichotte de Cervantès. Fuentes fait remarquer : « Ce résultat soulève l’intéressante question de savoir si les ‘’longs-sellers’’ (livres vendus sur la longue durée) s’opposent aux best-sellers (livres les mieux vendus dans une saison). Il n’existe pas de réponse adaptée à tous les cas : pourquoi un best-seller se vent-il, pourquoi un long-seller perdure-t-il ? ‘’Don Quichotte’’ fut un énorme succès lorsqu’il parut pour la première fois, il y a quatre siècles, en 1605, et continue de se vendre sans interruption.Alors que William Faulkner était sans doute une mauvaise affaire, si l’on compare les maigres chiffres de vente d’ ‘’Absalon ! Absalon !’’ (1936) et à ceux du succès de l’année, ‘’Anthony Adverse’’ de Harvey Allen, une saga napoléonienne traitant de l’amour, de la guerre et du commerce. Ce qui signifie que, à ce sujet, il n’y a pas de réel thermomètre, et même si le temps ne porte pas uniquement conseil : le temps fera vendre ». Cervantès ou l’espace démocratiqueLe livre ‘’Don Quichotte’’ dont l’écriture s’est étalée sur une dizaine d’année (1605-1615), derrière son héros Don Quichotte, évoque avec une ironique tristesse l’ambition déçue d’une Espagne décadente. Deux aspects de l’âme humaine se disputent dans cette œuvre : le bon sens commun et ses limites incarnés par Sancho Pancha et idéal d’amour, d’honneur et de justice au mépris des trivialités de la vie courante ; idéal incarné par Don Quichotte, redresseur de torts. Véritable patrimoine littéraire de l’humanité, ‘’Don Quichotte’’ annonce le roman occidental dans la floraison qui sera la sienne au cours des siècles suivants. « On pourrait penser, écrit Fuentes, que Cervantès était en symbiose avec son époque, tandis que Stendhal, par exemple, n’écrivait que pour quelques ‘’heureux élus’’ et se vendait mal de son vivant. Il ne fut reconnu, avant de mourir, que grâce aux louanges de Balzac, et ne parvint enfin à la célébrité que grâce aux efforts du critique Henri Martineau, au 20e siècle. »Des milliers de livres, spécialement des romans, ont été écrits au cours des cinquante dernières années ; mais leurs auteurs n’ont pas eu un destin exceptionnel. La longévité des ouvrages ne dépasse généralement pas quelques années. « Mais la pérennité n’est pas une entreprise voulue. Nul ne peut écrire un livre en aspirant à l’immortalité », ajoute Fuentes. L’auteur pense que Cervantès, par son style d’écriture, le décor des scènes qu’il met en place et les personnages qui s’y meuvent, a en quelque sorte, ‘’démocratisé’’ le roman. Il s’explique : « Lieux, noms, auteur, tout est incertain dans ‘’Don Quichotte’’. Et l’incertitude est aggravée par la grande révolution démocratique qu’a forgée Cervantès et qui est la création du roman en tant que lieu commun ; lugar com_n, c’est le lieu de rencontre de la ville, la place centrale, le polyforum, le square public dans lequel chacun a droit d’être écouté mais où nul n’a le droit exclusif à la parole. Ce principe conducteur de l’écriture romanesque est transformé en ce que l’essayiste Claudio Guillén appelle un ‘’dialogue des genres’’. Ils se retrouvent tous dans l’espace ouvert de ‘’Don Quichotte’’ (…) Le roman, depuis l’époque de Cervantès, en multipliant à la fois les auteurs et les lecteurs, est devenu un véhicule démocratique, un espace de choix libre, d’interprétations alternées du moi, du monde et de la relation entre le moi et les autres, entre toi et moi, entre nous et eux. La religion est dogmatique. La politique est idéologique. La raison se doit d’être logique. Mais la littérature a le droit d’être équivoque ».

Rempart contre le dogmatismeFuentes se penche par la suite sur ‘’Le Château’’ de Kafka. La rédaction de cet ouvrage date de 1922. Comme l’ensemble des écrits de Kafka, celui-là n’échappe à l’atmosphère oppressante qui exprime une angoisse existentielle obsédante. ‘’L’animal nous est plus proche que l’homme, affirme Kafka dans une conversation avec Janouch Gustav. Ce sont les barreaux. La parenté avec l’animal est plus facile qu’avec les hommes. On retourne à l’animal. C’est beaucoup plus simple que l’existence humaine. Bien à l’abri au sein du troupeau, on marche dans les rues des villes, pour aller ensemble au travail, aux mangeoires, aux plaisirs. C’est une vie précisément délimitée, comme au bureau. Il n’y a plus de miracles, il n’y a plus que des modes d’emploi, des formulaires, des règlements. On a peur de la liberté, de la responsabilité. C’est pourquoi l’on préfère étouffer derrières les barreaux que l’on a soi-même bricolés’’.Carlos Fuentes juge que « la fiction de Kafka décrit un pouvoir qui attribue un pouvoir à sa propre fiction. Le pouvoir est une représentation qui, comme les autorités dans ‘’Le Château’’, gagne en force par l’imagination de ceux qui sont hors du château. Lorsque cette imagination cesse de donner au pouvoir encore plus de pouvoir, l’empereur fait une apparition, nu, et l’écrivain impuissant qui le signale est banni en exil, en camp de concentration ou envoyé au bûcher, tandis que le tailleur de l’empereur coud à celui-ci de nouveaux habits « . Pénétration dans le ‘’moi’’, révélation à soi, une véritable épopée que permet le roman tel que mené par Herman Melville dans ‘’Moby Dick’’ et William Faulkner dans ‘’Lumière d’août’’. ‘’Entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin’’, disait Faulkner. Il ajoutera : ‘’A la fin, l’homme l’emportera’’. C’est ce que nous apprend magistralement Herman Melville en nous livrant les nouvelles du combat de l’homme solitaire sur lequel se déchaîne une adversité peu commune. « Comment l’histoire pourrait-elle cesser, tant que nous n’aurons pas dit notre dernier mot ? », s’exclame Carlos Fuentes. »Malgré les accidents de l’histoire, le roman nous dit que l’art restaure la vie en nous, la vie que l’histoire, dans sa précipitation, a méprisée. La littérature rend réel ce que l’histoire a oublié. Et parce que l’histoire est ce qui a été, la littérature va offrir ce que l’histoire n’a jamais été. C’est pour cela que nous ne pourrons témoigner de la fin de l’histoire- sauf si la fin du monde survenait », ajoute-t-il. Pourrons-nous oser l’affirmation que la vie est un roman du fait qu’elle n’obéit à aucune logique scellée et définitive ? Fuentes parle plutôt de la réalité qui aurait les mêmes contours protéiformes que le roman : « L’ambiguïté dans un roman est peut-être une façon de nous dire que, puisque les auteurs (et par là même l’autorité) ne sont pas fiables et sont susceptibles d’être expliqués de maintes manières, il en va ainsi également du monde. Car, la réalité n’est pas fixe, elle est changeante. Nous ne pouvons approcher la réalité que si nous arrêtons de prétendre la définir une fois pour toutes. Les vérités partielles offertes par un roman sont un rempart contre les avis dogmatiques. Pourquoi donc les écrivains, considérés comme faibles et insignifiants sur le plan politique, sont-ils persécutés par les régimes totalitaires, comme s’ils étaient vraiment importants ? ».

Carlos Fuentes est un écrivain mexicain né à Mexico en 1928. Collaborateur de plusieurs revues politiques, il s’investira avec succès dans le roman qui lui a permis de rendre l’atmosphère de sa ville natale.

Principales œuvres : -La Plus limpide région-1958-La Muerte de Artemio Cruz-1962-Zona sagrada-1967-Contre Bush-2004 -Le Siège de l’aigle-2005-Le Borgne est roi-2005

Amar Naït Messaoud

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