La musique kabyle passée à la loupe

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Un colloque scientifique sur la musique kabyle a été organisé, la semaine dernière, à la Maison de la culture de Béjaïa.

C’est le Centre national de recherches préhistoriques anthropologiques et historiques (CNRPAH), qui en a été l’initiateur. Durant trois jours, plus d’une vingtaine de chercheurs, venus de pays différents, France, Tunisie, USA, Espagne, avec leurs homologues algériens, se sont relayés pour présenter au public leurs communications relatives aux différents aspects de la musique kabyle. Après une ouverture protocolaire et solennelle par Slimane Hachi, directeur du Centre, c’est Mehenna Mahfoufi qui a dirigé le colloque. Spécialiste des musiques berbères, il est docteur en ethnomusicologie et membre associé au laboratoire d’ethnomusicologie du CNRS en France. Il est l’auteur, entre autres, de « chants de femmes en Kabylie » paru chez Ibis Press en 2005, et « chants kabyles de la guerre d’indépendance » paru chez Séguier en 2002. Dès le début des communications, le ton a été donné. Il s’agissait de décrire, sur le plan scientifique, ce qu’est la musique kabyle, dans toutes ses composantes : historique, sociale, politique, etc. On fera, ainsi, le point sur le patrimoine musical de la Kabylie. On tentera de défricher le terrain pour comprendre la place qu’occupe, dans la société kabyle, l’oralité des musiques qu’il faudra chercher à préserver. On a vite distingué les différents types de musiques kabyles, liés aux événements de la vie : naissance, décès, mariage, circoncision,… A chaque événement son type de musique. De plus et en tentant de faire le quadrillage de la Kabylie, on découvre que chaque village a son propre genre musical, dont certains éléments lui sont propres et qui ne se trouvent dans aucun autre village. La richesse musicale se manifeste par cette grande diversité qui fait que la musique kabyle est un foisonnement de musiques locales très distinctes les unes des autres, malgré leur similitude sur plusieurs plans. Selon les spécialistes présents à ce colloque, la musique kabyle s’inscrit dans trois types de répertoires : la chanson composée, qui est venue combler, en quelque sorte le manque d’expression littéraire, cinématographique et théâtrale depuis environs soixante-dix ans. Il y a également ce qu’on appelle le chant mystique et religieux des milieux populaires. Essentiellement utilisé par les différentes confréries, ce type de musique est surtout pratiqué lors des cérémonies funèbres, lors des pèlerinages aux tombeaux des saints, ainsi que lors de réunions mystiques. Le troisième répertoire est celui dit des villageois non professionnels. Il se compose d’un nombre incalculable de chants non répertoriés et répartis en de nombreux genres. Ce sont des chants populaires dont on ignore la provenance exacte, mais qui sont repris çà et là en diverses occasions. Ils sont aussi menacés d’extinction à cause des nombreuses mutations sociales et culturelles. Dès la fin des années trente, Taos Amrouche avait tenté de faire sortir ce répertoire de son contexte rural pour le faire connaître, le préserver et le développer. Mais il faut avouer que pas grand-chose n’a été fait depuis pour poursuivre ce travail. Tout au long de ce colloque, les spécialistes vont, chacun en ce qui le concerne, développer un aspect de cette musique. Pour Faiza Aitel, professeur de langue et de littérature en Californie : « Dans la culture kabyle, qui est essentiellement orale, les événements majeurs de la vie d’une femme (mariage, naissance,…) trouvent naturellement leur expression dans la chanson traditionnelle qui souvent exprime et reflète des valeurs collectives ». Pierre Augier, musicien français, a rappelé comment, dès le début du vingtième siècle, un recueil de plus de cinq cents pages sur la poésie kabyle fut publié. Il fut précédé d’une étude sur la femme kabyle de Si Ammar Ben Said, dit Boulifa. Cet ouvrage fut annoté par M. Janin, qui fut instituteur et professeur de musique qui n’a pas manqué d’influencer la formation musicale de Mohamed Iguerbouchène. La musique kabyle est un patrimoine riche, mais en déperdition. C’est ce qu’a rappelé Abdenacer Bourdouz, chercheur au CNRPAH, qui signale que le genre de Daynane, cette musique poétique « traditionnelle et ancestrale aux paroles osées, exprimant l’amour, la passion, les joies et les peines, voire l’érotisme, a du mal à retrouver sa place d’antan, dans une société de plus en plus conservatrice ». Le chant, la musique et la poésie trouvent leur terreau dans les faits majeurs de la société. Des communications furent présentées sur les chants entourant les nouvelles naissances et ceux dits à l’occasion des circoncisions. L’accent a été mis sur le rôle de la femme dans la transmission de la tradition du chant kabyle. Des études ont été présentées sur les chants accompagnant une veillée funèbre, aussi bien que les chants d’endormissement des enfants. Le mariage, moment propice au chant, a aussi été analysé par ces experts qui en ont souligné l’évolution accompagnant les mutations socio culturelles de la Kabylie. Ainsi, des études de cas pratiques furent présentées sur le village de Tagumount Azouz, par exemple, mais aussi sur la région de Cherchell dont les habitants se disent des « iqbayliyen », ou de l’île de Djerba en Tunisie. À ce propos, notons la forte présence des communicants tunisiens, qui ont présenté leurs travaux, notamment sur « l’empreinte amazighe dans le patrimoine musical tunisien », par Mahmoud Guettat, professeur d’université en Tunisie, ou « La musique dans les films documentaires amazighs » par Amal Guermazi qui est doctorante à Paris Sorbonne. Cette dernière, à travers d’un exemple de film documentaire réalisé sur fonds de chansons de Matoub Lounes, a essayé de montrer comment le choix d’une chanson peut influencer le sens d’un film documentaire. Le choix de Matoub n’étant pas fortuit, sa voix a ajouté une charge d’émotion telle que le sens du documentaire en a été atteint. De son côté Yosr Bouhali, également doctorante à Paris Sorbonne, a présenté une communication portant sur l’évolution de la musique kabyle. Abdelwahab Rédha Benabdallah, doctorant à l’université Paris Sorbonne, a cherché à comprendre la place que la musique arabo-andalouse occupait dans la Kabylie du vingtième siècle à nos jours. Selon lui, ce répertoire « fait également partie du patrimoine kabyle, avec un langage littéraire et/ou dialectal amazigh ». Le colloque a été d’une telle richesse que nous avions regretté qu’il n’ait pas été plus médiatisé. En fait, de médiatisation, il n’y a pas eu grand-chose. C’est tout à fait par hasard que nous avons découvert, au deuxième jour, son existence. Encore une fois, la communication au grand public a été défaillante. La salle de conférence dite « la petite salle » n’a été pleine qu’à moitié. Les communications ont été présentées aussi bien en arabe qu’en français, faisant réagir un certain nombre de participants, qui ont fait remarquer que le kabyle était la langue concernée par le colloque et donc, que son utilisation aurait été souhaitable. Il est vrai que l’audience était internationale et que seules les langues françaises et arabes ont bénéficié de traduction simultanée. Plusieurs communications ont été accompagnées de morceaux de musique kabyle, ajoutant à l’intérêt scientifique, le plaisir de réécouter des morceaux anciens, servant à illustrer les propos des communicants. Une démonstration fort intéressante a été également présentée par le Docteur Mouloud Ounoughene, neurochirurgien, compositeur et pianiste, sur comment le cerveau fonctionne en réaction à la musique. Selon le médecin,

« la musique influe sur les processus physiologiques de l’Homme ». Il ajoute : « Du Maqam à l’Achewiq, du Jazz à la musique symphonique, outre le plaisir esthétique qui en découle, la musique accompagne et supporte notre horloge biologique interne, sa puissance immanente constitue un véritable révélateur d’émotions enfouies ». Nous regrettons, cependant, qu’une fois encore, alors qu’un colloque scientifique de niveau international se déroulait à Béjaïa, l’Université de la ville a été la grande absente. Pourtant, elle comprend bien un département de langue et culture amazighes. C’est à se demander pourquoi elle laisse le fossé se creuser entre elle et la ville des lumières, de l’histoire et de la culture ? Elle semble se mettre à l’écart des tous les événements scientifiques qui ne sont pas organisés par ses soins. Il est tout de même curieux que les enseignants, chercheurs et doctorants de l’Université de Béjaïa n’aient pu présenter aucune communication lors de ce colloque. Qu’est ce qui fait que l’Université de Béjaïa tourne, ainsi, le dos à tous ce qui se fait de scientifique dans la ville ? À défaut d’en être l’initiatrice, elle pourrait au moins avoir l’élégance de recevoir, sinon d’accueillir les activités scientifiques de ses confrères. La culture et l’éducation des gens de Bougie ne permettent pas ce genre de comportement. On ne tourne pas le dos à nos visiteurs, même s’ils n’ont pas été invités et qu’ils se présentent à l’improviste. Et on fait tout pour se montrer à la hauteur de la réputation de la région qui en a accueilli plus d’un, donnant à la ville la réputation de la capitale du savoir et de la culture de l’Afrique du Nord. La musique kabyle a, ainsi, été scrutée à la loupe par des ethnologues de talent qui méritent tout notre respect.

N. Si Yani

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