»Tughalin », nouvelles de Amar Mezdad

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Six nouvelles composent ce recueil qui porte le titre de la première d’entre elles.Tughalin qui signifie en kabyle « retour(s), devenir » est le nom d’action du verbe polysémique ughal. La symbolique à laquelle renvoit le terme tughalin se trouve déjà largement représentée essentiellement dans la poésie kabyle moderne. Le titre d’un des textes que Ferhat a composés -« Ughalegh-d » – en est une illustration. Tughalin, c’est le retour définitif de Dda Arezqi, le personnage principal de la première nouvelle, vers sa Kabylie natale. Mais c’est aussi l’éternel retour de Dda Arezqi vers les deux femmes : sa mère et son épouse qui l’attendent dans l’Au-delà. Attente qui se fait pressente car les deux femmes viennent chaque nuit hanter ses rêves. Retour qui se fait aussi pressent car n’est-il pas prêt tous les jours qui lui restent à vivre pour un petit somme entre elles ? « Ad isebbel yakk ussan i s-d-yegran ghef yiwet n tnafa gar-asent… »(p. 27). Tughalin, c’est également ce long flash-back de Dda Arezqi sur sa vie alors qu’il se réveillait de son coma sur un lit d’hôpital. Un retour sur sa vie qui apprend long sur les raisons de son retour au pays qu’il a quitté en 1940 lorsqu’il était mobilisé par l’armée française pour combattre le régime nazi en Allemagne. C’est là-bas qu’il se mariera avec une allemande qui l’accompagnera en France en 1945. Ils ont vécu 40 ans ensemble. Après la mort de sa femme, il fait un rêve où il voyait sa mère et sa femme animer une fête dans sa maison natale, il décide alors de les rejoindre : « ilaq ad yawed’ ghur-sent iwakken ad thennint… »(p. 24).La seconde nouvelle Timlilit, « La rencontre » traite des conditions de vie des travailleurs immigrés à Ouargla. Le narrateur et son ami Chabane étaient allés passer une nuit à l’hôtel. Ils font la connaissance de deux jeunes qui venaient de perdre leur frère, mort par asphyxie. Ce dernier était fiancé et devait se marier prochainement. Mais pour ce faire, il faut beaucoup d’argent. Au village, il n’y a pas de travail : il faut quitter comme tous ceux qui l’ont fait pour vendre sa force de travail ailleurs. Le récit s’achève ainsi : « timura nnid’en ttakent-d lerbah’, tin-nnegh anagar lhemm i d-tettarew… »(p. 40).La troisième nouvelle Inebgi n yid’-nni « L’invité de ce soir-là », est l’histoire d’un homme qui retourne passer une nuit chez ceux qui l’accueillaient pendant la Guerre « d’indépendance ». Il est accueilli par une veuve et son fils. Il leur révèle le lendemain qu’il connaissait le père de famille avant qu’ils ne se séparent à « l’indépendance » (guerre de 1963 ?). On apprendra plus tard que l’homme en question était devenu ministre et il venait de mourir. Il avait, fait sa visite à cette famille pour se délester des démons qui le hantent, lui qui a choisi le parti du régime en place en laissant son ancien compagnon d’arme mourir dans la misère.La quatrième nouvelle Am iz’iwec deg waddad (Tel le moineau…) nous apprend comment Mouloud, follement amoureux… d’une femme mariée, a juré d’attendre toute sa vie pour l’épouser ! La cinquième nouvelle Yerra-tt i yiman-is, « Il l’a prise pour femme », nous apprend comment le vieux Ba-Mekhlouf a organisé de bout en bout le mariage de son fils unique. Ce dernier, opposé à cette alliance dont il n’avait été informé que deux mois avant le jour du mariage, n’a point jugé nécessaire de venir, même le soir de la nuit de noce. Pour éviter que les deux familles ne deviennent la risée du village, le vieux n’avait d’autres choix que de prendre la mariée pour femme.La dernière nouvelle « D tagerfa i gh-tt-igan », est accompagnée d’une traduction française intitulée « Eux, le corbeau et nous ». Cette traduction corrigée par S. Chaker et D. Abrous était déjà parue dans la Nouvelle Revue Française, n° 521, juin 1996, Gallimard, Paris. Dans cette nouvelle, il est question d’une discussion du narrateur avec Oncle Moh. Ce dernier croit fermement que la malédiction des Kabyles vient du fait qu’un corbeau s’est trompé et a déversé des poux sur eux. Cette légende du corbeau fait partie du patrimoine littéraire kabyle oral. Une première version figure dans le “Cours de langue kabyle” de B. Bensedira (1887).Un petit lexique « amawal » clôt ce recueil.La langue d’A. Mezdad est simple et facilement compréhensible. Nous saurons gré à cet écrivain de ne nous avoir jamais obligé à utiliser 5 ou 6 dictionnaires et glossaires pour lire un texte. Mezdad ne s’est pas détaché de la langue telle qu’elle est utilisée dans la vie de tous les jours. Les rares néologismes (plus de 30) qu’il a introduit sont expliqués en français dans l’Amawal. Mezdad n’est pas de ceux qui sont motivés par le complexe de la pureté originelle et ont décidé de nettoyer le kabyle d’expressions telles que : Rebbi-amaâzuz, ad awen-d-yazen Rebbi s’s’ber… Non, Mezdad écrit pour les lecteurs kabylophones dans la langue avec laquelle on peut rire et pleurer, la langue de la vie et non dans un espéranto personnel. Le lecteur peut lire n’importe quelle nouvelle à des analphabètes, ils la comprendront. Ce qui n’est pas le cas de certains romans et nouvelles publiés ces dernières années.Pour ce qui est des règles de l’écriture, Mezdad a suivi les recommandations de l’Inalco sauf pour trois ou quatre éléments dont le fameux « tt » qu’il continue à noter « t » avec cédille ! Force est de reconnaître que Tughalin est plus lisible que son deuxième roman Tagrest urghu.Outre la récurrence du traitement du thème de l’attachement à la terre natale, la famille, le village… kabyles, on décèle la récurrence du thème de la mort. Pourquoi ? Aucune réponse suffisante ne peut être formulée au stade d’analyse de la littérature kabyle car Tanathos est un thème que l’on retrouve dans la poésie chantée, dans les romans et même dans les films réalisés jusque-là. Rares sont les œuvres où ce thème cède la place à l’amour, l’amitié… Est-ce le pessimisme ambiant qui est reflété dans ces œuvres ? Ou, est-ce l’angoisse d’une disparition inéluctable des Kabyles du village planétaire du XXI° siècle qui motive l’inscription de la Mort comme thème principal de ces œuvres ? Une prémonition ? Ni Mammeri, ni Feraoun, ni d’autres n’ont répondu à ces questions.

Said Chemakh

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