“Bu Tqulhatin” ou la situation aléatoire de l’édition d’ouvrages en kabyle (*)

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Lorsque j’ai trouvé l’ouvrage “Bu Tqulhatin” dans une librairie de Tizi Ouzou, je n’ai pas pu réprimer ma joie, d’autant plus que cela faisait longtemps que je voulais le lire. Son format de poche m’invitait à commencer immédiatement la lecture. Hélas… cet ouvrage rappelle la situation trop aléatoire de l’édition d’ouvrages en kabyle. Qu’on en juge.

Première surprise : il n’y a aucune mention de l’éditeurOn s’attend à trouver les informations éditoriales telles la date, le lieu et le nom de la maison d’édition, on est vite déçu de ne trouver aucune mention. On pense immédiatement au piratage…Cela est une autre histoire. Pourtant, Bu Tqulhatin n’a rien de piraté… C’est un produit local. Avec surprise, l’ouvrage s’ouvre sur une introduction. Omar Dahmoune, l’auteur, explique qu’il s’agit d’anecdotes récoltées ici et là. Des anecdotes ? Pourquoi donc la mention ungal (roman) ? Nous y reviendrons.A vrai dire, cet ouvrage a été publié par le HCA. D’ailleurs, au détour de la première page, on retrouve bizarrement – car on s’y attend le moins- insérés en petits caractères des remerciements adressés à quelques personnes dont deux membres du HCA. Dans le numéro 11 de la revue Timmuzga, publiée par le HCA [3], il est mentionné que l’organisme a bel et bien publié l’ouvrage de Omar Dahmoune. Pourquoi donc cet oubli ? Lorsqu’on parcourt le texte, on se rend vite compte que l’ouvrage est confectionné de manière ‘artisanale’ : aucune règle de notation, ni règle de ponctuation… Juste un flux de parole.

De l’oralité sur du papier C’est à se poser la question : comment un organisme comme le HCA, sensé travailler pour l’instauration d’une norme de transcription, laisse-t-il passer des monstruosités pareilles ? Le Haut commissariat veille décidément sur autre chose…L’auteur ignore-t-il que l’écriture exige une discipline ? Comment peut-il se permettre de mettre en vente un ouvrage qui peut nuire à son image ? Prend-il les lecteurs pour des ignorants ? Le premier étudiant de langue kabyle sollicité aurait gracieusement aidé Omar Dahmoune à corriger son texte, puisqu’au HCA on n’en a visiblement pas le temps.

Un texte qui n’a rien d’un roman Qu’est ce qui motive l’appellation ungal pour l’ouvrage de Omar Dahmoune ? Nous avons cru pouvoir trouver la clef en parcourant le texte : il n’en est rien. “Bu Tqulhatin” n’a rien d’un texte romanesque. L’auteur a bien fait de signaler qu’il s’agit d’anecdotes. Or, la somme de ces mêmes anecdotes souffre du manque d’unité narrative pour prétendre obtenir une trame romanesque. En joignant au personnage principal, “Bu tqulhatin”, deux autres personnages, l’auteur ne réussit pas à créer cette unité tant recherchée. On est surpris lorsqu’au détour d’une page surgit l’histoire d’amour d’Amgar, un personnage secondaire, sans qu’au préalable le narrateur n’en souffle mot. Pis, cette histoire n’ajoute rien au récit global. Justement parce qu’il n’y a pas récit, mais des anecdotes. C’est dire que l’écriture de Omar Dahmoune peine à produire du romanesque à partir d’anecdotes. Pourtant, Belaïd At-Ali a magistralement réussi cette entreprise dans les années 1940. Il est vrai que ce dernier s’est beaucoup imprégné du genre romanesque, ce qui ne semble pas être le cas de Omar Dahmoune du moins dans ce texte.Ceci dit, notre propos n’étant de dénigrer ni l’auteur ni son texte, c’est avec plaisir qu’on croise de temps en temps une belle expression qui donne un peu de saveur au texte : « ad truh’ed’ am teydert yetcha weghyul » (p. 104) ou encore ugadegh ad rewlegh ghef usennan ad d-ghligh deg yisennanen (p. 83).

Qu’on en finisse avec le bricolageLes problèmes signalés plus haut s’expliquent par l’absence d’un circuit littéraire fiable. En l’absence d’une structure qui contrôle les écrits littéraires, chacun fait ce qu’il veut : chacun sa transcription, chacun donne la dénomination qu’il souhaite à son texte, quitte, comme nous l’avons vu à travers le texte de Omar Dahmoune, à donner au lecteur un sentiment d’insatisfaction. Si l’on écrit pour être lu c’est que le lecteur doit être pris en considération. Ce qui n’est pas le cas dans beaucoup d’ouvrages en kabyle. Bu tqulhatin n’est qu’un exemple, parmi beaucoup d’autres, qui montre la situation très aléatoire du livre en kabyle. Il est grand temps que l’on arrête le bricolage, faute de quoi la littérature kabyle restera confinée dans une oralité qui perd chaque jour un peu plus de ses forces.

Amar Ameziane

(Etudiant-Doctorat, Chercheur en littérature berbère “CRB, Inalco”)(*) Cet article a été publié sur la site tamazgha.com.

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