Un instituteur au destin rare

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Rarement une personne a réussi à mener autant de combats en une seule vie.

Homme de conviction et d’action, porteur d’une parole rassembleuse et animé d’un engagement sans faille, Mohand Saïd Lechani, a investi plusieurs champs de lutte pour une transformation de la société où l’individu recouvrera sa pleine dignité. C’était un lettré de haute probité morale et intellectuelle qui puisait son énergie dans les entrailles de sa Kabylie profonde pour la mettre au service de ses congénères. Instituteur d’élite et formateur pédagogue, il considérait l’éducation comme matrice fondamentale et nécessaire à l’épanouissement de la société. Militant invétéré, il s’est engagé sur les champs politique et syndical en partageant le combat pour les droits de l’homme et les luttes ouvrières, relayant ainsi la Voix des Humbles. Berbérisant, il était de ces précurseurs défenseurs impliqués dans la sauvegarde de l’identité et de la culture berbères d’expression kabyle.

Un pédagogue militant

Du bon usage de la pédagogie est le titre de l’ouvrage qui vient de paraitre, à Paris, aux éditions Les Chemins qui Montent. Le livre réunit les écrits et réflexions de Mohand Saïd Lechani, regroupés par son petit-fils, Dr Améziane Lechani, avec une préface d’Anne-Marie Chartier agrégée de philosophie et de sciences de l’Éducation et une postface de Masin Azouaou, doctorant en histoire contemporaine. Ce livre nous donne un éclairage sur les propos et les convictions portées par ce fervent défenseur de l’enseignement égalitaire. Instituteur indigène, Mohand Saïd Lechani s’est longuement battu contre la distinction entre enseignement A et B qui frappait les Algériens soumis à un statut de seconde zone. Par son engagement politique soutenu, il a ainsi réussi, en 1949, à faire adopter une loi pour l’unification des enseignements avec une école unique mettant fin à une longue ségrégation scolaire. Pédagogue et réformateur résolu Mohand Saïd Lechani possédait une expertise reconnue dans son métier. Il voulait se démarquer des programmes calibrés de l’éducation nationale et s’essayer à un enseignement empirique mieux adapté à ses élèves pour les mettre sur un pied d’égalité avec les enfants des colons.

Avec la conviction chevillée au corps, il considérait les savoirs non comme des dogmes mais plutôt comme des indications, des méthodes qui peuvent être objets à débats : une démarche préconisée pour susciter la réflexion et la critique de ses collègues. On trouvera dans ce livre didactique plusieurs textes qui présentent la réflexion que l’instituteur formateur a élaborée à partir d’un retour d’expériences pour une pratique des programmes en adéquation avec le tissu social. Il était aussi un fervent défenseur de la méthode globale analytique qui faciliterait l’acquisition des savoirs, méthode d’enseignement apparue en Belgique et en Suisse et portée par des experts de l’Education nouvelle, comme Decroly, Freinet et Piaget. Durant toute sa carrière de maître, Mohand Saïd Lechani a cherché à éveiller les facultés intellectuelles de ses élèves par des méthodes et procédés d’enseignement singuliers, interactifs et concrets, ce dont témoigne un de ses anciens élèves Mhand Labchri, inspecteur de l’éducation, aujourd’hui à la retraite. Il se souvient comme si cela datait d’hier de son maître d’école et l’évoque dans des propos éloquents : « En 1942, j’étais en classe de CE2 à l’école de Tamazirt. M. Lechani savait nous intéresser à ses cours. Il était rassurant, toujours à notre écoute et nous encourageait à travailler». Avec l’émotion du souvenir encore vivace, il ajoute : « J’ai personnellement gardé l’image d’un enseignant très paternel qui aimait son métier. « Piqûre d’abeille ou bonbon salé », c’était sa phrase fétiche pour nous inciter à plus d’apprentissage, autrement on avait droit à une réprimande». Les rapports d’inspection qui figurent en annexe de ce livre relèvent l’excellence du maître et ses pratiques pédagogiques novatrices. Ses engagements, nous l’avons vu, sont multiples (pédagogiques, politiques et identitaires) œuvrant pour l’extension des bénéfices de l’instruction à tous les enfants d’Algérie. Pour Mhand Labchri : «La commune d’Irdjen doit beaucoup à l’engagement de M. Lechani. C’était un altruiste, très investi localement. Il était l’artisan de plusieurs réalisations : électrification de villages, construction de l’école de Badar, bourses scolaires et bien d’autres projets pour que les populations vivent dignement». Il conclut en ajoutant : «On se doit de mettre en exergue la dimension de cet illustre personnage qui s’est battu pour un monde meilleur».

Biographie

Mohand Saïd Lechani n At Qadi est né le 15 mai 1893 à Ait-Halli dans la commune d’Irdjen. Il a fait sa scolarité à l’école de Tamazirt, première école publique française ouverte en Haute Kabylie en 1875. Après le certificat d’études, il obtient le concours d’entrée à l’Ecole normale de Bouzaréah. Jeune normalien, Il s’avérera vite un instituteur charismatique en poste dans différentes écoles en Kabylie, Hadjout, Alger, Ghardaïa, Marrakech… Avec un parcours hors du commun, il deviendra rapidement défenseur et pionnier de l’enseignement indigène, militant socialiste de la première heure et précurseur de la défense du patrimoine berbère. Il adhère très tôt à la Ligue des droits de l’homme, au Syndicat des instituteurs de France et des colonies. Il co-fonde la revue socio-éducative La Voix des Humbles où il développe ses idées sur l’importance des langues, les fondamentaux de la langue maternelle, la complémentarité entre langage et lecture, etc. Il participe également à la création du journal Alger Républicain. Diplômé de langues berbères à l’Institut des hautes études de Rabat, en 1919, et de la Faculté des lettres d’Alger, en 1948, il était l’ami des grands spécialistes des études berbères tels que : Said Boulifa, Émile Laoust, André Basset et André Picard auteur du livre Textes berbères dans le parler des Irjen, 1958. Au début des années 1970, il a travaillé avec l’écrivain Mouloud Mammeri qu’il a accompagné dans son travail et dans ses démarches contre la suppression du cours de berbère de la Faculté d’Alger.

En 1946, il est élu Conseiller général du canton de Fort National. Durant deux mandatures, malgré l’hostilité du colonat, il initia de grandes réformes politiques, notamment la création de nouveaux centres municipaux en Kabylie. Il a partagé de grandes luttes avec ses proches compagnons et ils étaient nombreux : Alain Savary, Charles-André Julien, Germaine Tillon, Abderrahmane Farès et Ahmed Boumendjel… Beaucoup, comme lui, participèrent activement à la Révolution. Durant la guerre de libération, à l’appel du FLN, il rejoint le GPRA de Rabat pour prendre en charge les questions d’éducation et d’information.

Un bel exemple d’engagement

A l’indépendance, après le départ massif des enseignants français, il préconisait un projet éducatif qui mettrait l’éducation au cœur du programme politique, condition d’accès à un développement prospère du pays. Il s’est beaucoup investi dans l’alphabétisation des illettrés et a contribué à l’encadrement des nombreux enseignants bénévoles. Conscient du véritable défi et des moyens à consentir pour réhabiliter le citoyen et lui redonner sa dignité, il plaidait pour une conscientisation des masses et une instruction solide. Mais sa vision des choses a très vite buté contre le programme éducatif de l’équipe dirigeante de l’Algérie indépendante. Il a d’ailleurs refusé l’offre de Ben Bella d’occuper de hautes fonctions de l’Etat. Cependant, Mohand Saïd Lechani n’était pas homme à se résigner. A Alger, il se consacrait à des activités intellectuelles et littéraires, à l’encadrement scolaire en qualité de conseiller pédagogique bénévole. Il séjournait régulièrement, chez lui en Kabylie, pour se ressourcer et recueillir la parole des sages. Mohand Saïd Lechani s’éteint le 25 mai1985 à son domicile d’Alger. Il repose auprès des siens à Tazegwart n Bouhelwan au village d’Ait-Halli. Figure historique, militant infatigable et auteur prolifique, il laisse une œuvre riche qu’il est nécessaire aujourd’hui d’exhumer. Les militants de la cause berbère se réjouiront d’apprendre que ses Ecrits berbères en fragments sont en préparation pour cette année 2018.

Tahar Yami

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