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Les Aurès revisités

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S’agissant de la dernière recommandation, il faut admettre que Germaine Tillion a largement laissé le temps à ses enquêtes de macérer, puisque son dernier livre intitulé : Il était une fois l’ethnographie, revisite avec humour ses premières missions menées quelque soixante-dix ans plutôt (entre 1934 et 1940) dans un immense massif montagneux, encore quasi-inconnu : les Aurès.

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C’est ce territoire presque vierge d’études (à peine une dizaine d’articles, une ou deux thèses, une carte des parlers berbères, un vocabulaire français-chaoui, une bibliographie sommaire regorgeant de jugements ethnographiques), que la jeune chercheuse du musée de l’homme va sillonner pendant près de six années à une époque où l’ethnographie n’était pas cette spécialité encombrée qu’elle est devenue aujourd’hui, où femmes et hommes qui faisaient profession d’aller à la rencontre des régions et des peuples inconnus avaient la modestie d’éviter ce qui pouvait embarrasser leurs hôtes, où on allait en mission ethnologique comme on entre dans un foyer, en respectant les us et croyances de la maison visitée. Ainsi, nantie de ce maigre viatique et d’un lourd équipement, elle entame son aventure auréssienne.

En 1934, Batna, hideuse sous-préfecture de Constantine, dotée d’un bazar et de deux épiceries tenues par des Français, a sous son égide deux communes de “plein exercice” et cinq “communes mixtes”, ce que l’administration coloniale devait initialement appeler commune avait pris le nom de douar — à la tête duquel on trouve le caïd — lui même divisé en farqua. Arris est le centre administratif de la “commune mixte” des Aurès, laquelle compte 57 623 habitants, soit 14 000 familles indigènes et 30 françaises.

Entre la sous-préfecture et le siège de la commune mixte, l’autocar de Berbert fait un aller-retour quotidien. Six gendarmes quadrillent la province, que Germaine Tillon ne rencontrera qu’une fois, des gendarmes qui, souligne-t-elle, n’avaient pas grand chose à faire, puisque les “grands vieux”, les hommes âgés, les sages, se chargeaient de faire régner l’ordre selon leur propre code. Sur ce vaste espace sans routes, occupés par une population tout à ses affaires d’honneur, il lui fallait délimiter une zone d’étude : ce sera le versant sud du massif de l’Ahmar Khaddou, la face pré-saharienne des Aurès qui aura ses faveurs. Là, de son nid d’épervier, dans la plus haute des vallées du sud aurésien, elle observe, interroge, note. Les écrits s’entassent, pleins de recueils de contes, légendes, histoires, fables, proverbes, récits historiques et généalogiques, à quelques variantes près, la tradition locale faisait remonter l’origine de ce peuple à un ancêtre commun, géniteur de tous les Chaouis : “bourek”, dit Bourch. La première phase de ce travail d’écoute et de collecte met à nu la parenté entre les histoires méditerranéennes entre les joux, les superstitions, mais aussi la similitude dans les gestes de la vie courante, autrement dit, les petites et les grandes affaires de ces montagnards organisés, “à peu de choses près”, comme “les laboureurs de Grèce, d’Italie ou de Provence” et derrière lesquels émergent des restes de paganisme agraire. Pas de doute, l’islam dont tous se réclament, est venu se superposer à un terreau riche en croyances qui remontent à des temps immémoriaux, sans gommer ces sites coutumiers.

Autre constat : les mythologies chaouis semblent puiser, elles aussi, dans un réservoir commun propre à un espace géographique : le Bassin méditerranéen. Et les djinns maghrébins ressemblent à s’y méprendre, aux incubes et succubes de la démonologie de l’Europe du Sud.

Dans ce coin reculé de l’Algérie des années 30, une vallée à la forme étranglée d’un sablier, les bouleversements qui se préparent au loin arrivent en échos à peine perceptibles sans incidences particulières sur la vie de ces semi-nomades à la fois éleveurs et cultivateurs, obligés deux fois pas an de se déplacer, en avril vers l’amont, en novembre vers le désert.

Alors que la vie de ces paysans continue de dépendre de l’humeur du ciel et du prix de l’orge, plus haut, dans les gros villages de la périphérie aurésienne, débute l’émigration vers la France. Et à Sétif, un nommé Ferhat Abbas, ouvre une pharmacie tandis qu’à Biskra, un médecin indigène, le docteur Saâdane, installe son cabinet.

C’est ce dernier qui va éclairer la jeune parisienne sur l’autre face de la colonisation, sa nature raciste et discriminatoire. Car, de là où elle se trouve, dans ces “archs” moyenâgeux, les contacts avec la ville sont rares, occasionnellement une transaction commerciale ou une visite au t’bib nécessite un déplacement vers Biskra, et les discussions d’ordre politique tout autant. De plus, ce qui l’intéresse prioritairement, à cette époque précise, dans ces tribus déchirées par des affrontements meurtriers, c’est, dit-elle, “leur passé et leur présent, pas encore leur avenir (…)”.

N. Maouche

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