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«Il est temps de réhabiliter Si Mohand»

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Dans cet entretien, l’auteur-éditeur, Rachid Oulebsir, parle de ses écrits, des contraintes du monde de l‘édition et de l’ouvrage collectif publié récemment en hommage à Katia Bengana.

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La Dépêche de Kabylie : Vous totalisez plus d’une dizaine de livres dont des romans et des essais dont un dédié à l’illustre Si Muhend Umhend…

Rachid Oulebsir : J’ai publié à présent 15 ouvrages dont 6 romans, 6 essais dont un en Tamazight, 2 recueils de contes et 1 récit intimiste sur la guerre d’indépendance. De ces ouvrages, cinq ont été édités en France. L’essai consacré au dernier voyage de Si Mohand U Mhand, à pied d’Alger à Tunis, a pour objet l’engagement politique du grand poète contre la colonisation française et ses soutiens locaux, ses serviteurs, ses bénéficiaires.

Si Mohand nous a toujours été présenté, par la littérature algérienne, à la suite de celle des missionnaires de la colonisation, comme un poète errant immergé dans l’alcool, la drogue et la prostitution. Il est temps de réhabiliter ce géant, cet intellectuel au sens moderne du terme, tel que défini par Mouloud Mammeri et Kateb Yacine.

Il vivait ce qu’il disait et clamait ce qu’il vivait avec son peuple qu’il mobilisait et encourageait à la résistance par sa poésie et sa façon de vivre, la tête haute, autonome, libre et indépendant , rejetant tout ce qui venait du colonialisme. Il était, à sa manière poétique, dans son époque difficile, le premier reporter, le premier journaliste rapportant la misère coloniale à travers les mots féconds de la résilience paysanne.

Certains de ses poèmes sont de véritables reportages, miroirs de la vie des Algériens, en ville ou dans la ruralité, décrivant, en neuvains subtils et subversifs, le génie de son peuple face à une administration française sans morale ni valeurs humaines. Avec pour seule arme la poésie, il démystifia l’entreprise coloniale et mit en lumière dans la conscience collective ce que l’occupation française violente avait de plus agressif, inhumain et esclavagiste.

Dans le même effort, il donna une lecture nouvelle des tares flagrantes et des faiblesses de sa propre société qui perdit ses ressorts vitaux dans ses affrontements avec le colonisateur et ses moyens de coercition modernes politiques et militaires. Il eut le grand mérite de réintroduire la poésie amoureuse dans la cité Kabyle d’où elle fut chassée par l’esprit religieux intégriste.

Dire Si Mohand, c’est parler d’un fabuleux voyage, d’un profond exil et d’une lumineuse poésie qui sema la révolution contre l’ordre colonial et le désordre tribal. Son cri “ Ad nerreẓ wala ad neknu“ (Plutôt se briser que plier) est le crédo de générations successives, encore vivace de nos jours dans les cœurs, témoin de la résilience populaire face à la dictature, l’injustice et l’humiliation. Avec ce nouvel éclairage sur ce géant que fut Si Mohand, la mémoire collective prendra sa revanche sur la culture de l’oubli et l’amnésie organisée.

Vous comptez rééditer votre roman «Le rêve des momies»…

Bientôt oui. Mais j’aimerais d’abord le réécrire en tamazight. C’est une urgence, au regard du désert littéraire dans notre langue maternelle. Il est de notre devoir d’écrire dans la langue de nos parents telle qu’elle est parlée dans la vie quotidienne, une langue moderne qui a avalé à travers l’histoire, le punique, le grec, le latin, l’hébreu, l’arabe, le turc, l’andalou, le français, et à un degré moindre l’espagnol et l’italien. C’est l’une des langues les plus riches du bassin méditerranéen, à nous de la revivifier et la transmettre à nos enfants.

Vous avez signé, il y a de cela quelques mois, votre premier livre en kabyle, intitulé «Ussan n uzemmur deg yidurar n Leqbayel». Comment a-t-il été accueilli par les lecteurs?

C’est un essai sur les mythes qui entourent la récolte des olives. Les gestes et les pratiques qui environnent ce moment précieux pour les Kabyles sont expliqués et mis en valeur. Je l’avais écrit à l’origine en français, il est paru en France en 2008. Je l’ai réécrit en Tamazight en 2014 et soumis à l’expertise de monsieur Arezki Djamal, inspecteur en Tamazight qui m’a accordé sa propre traduction.

La lecture en général est faible dans toutes les langues. L’école algérienne n’incite pas à la lecture et ne fait pas aimer le livre en général et particulièrement en Tamazight qui est enseignée comme une langue étrangère. Pour cet essai, que j’ai voulu un véritable ouvrage pédagogique, la médiatisation n’a pas été à la hauteur. Nous n’avons pas de presse spécialisée. L’auteur doit tout faire tout seul, écrire, distribuer, vendre, médiatiser et supporter les coûts de production et d’édition. Il faudra du temps pour que ce type de livres soit connu, il est en fait destiné plus au milieu scolaire qu’au grand public. Il s’est mal vendu, mais ça viendra. Malgré ce déficit de lecture, je me suis engagé à réécrire en Tamazight tous mes ouvrages publiés en français.

Depuis la création de votre maison d’édition, vous vous

êtes fixé comme principe de ne prendre en charge que les ouvrages traitant du patrimoine ou de la mémoire villageoise. Pourquoi ?

Identifier, préserver et transmettre la mémoire villageoise est un véritable défi militant pour notre culture amazighe. L’objectif est théoriquement de réunir le matériau intellectuel sociologique, historique et mémoriel pour les universitaires historiens qui en auront besoin pour écrire la grande histoire de notre peuple.

Depuis que j’ai lancé ma maison d’édition en 2015, j’ai publié un essai sur Rahmani Slimane et sa région natale d’Aokas, ouvrage de la plume d’Amara Abderrahmane et Medjdoub Nasser. Un deuxième livre sur Timri Mahmoud, un village martyr de la région d’Adekar de la plume de Saidi Mohand Ourabah, un natif du village. Un troisième ouvrage sur Yemma Gouraya, de la plume de Meriama Yahiaoui, une enseignante de l’université Mira de Béjaïa.

De nombreuses personnes m’ont sollicité, je leur ai fourni une feuille de route sur la manière d’approcher la problématique de la monographie villageoise, mais pour le moment, je n’ai pas d’écho sur l’avancement des travaux. A Tazmalt, Ighil Ali, Sidi Aïch, Msisna, Yakouren, Akfadou, Ath Mansour, je sais qu’il y a des personnes qui travaillent sur l’histoire locale.

Vous êtes de ceux qui soutiennent l’idée que la relation auteur-éditeur doit être compensée. Comment y parvenir, selon vous ?

La loi algérienne en matière d’édition et diffusion du livre favorise les commerçants du livre au détriment des créateurs. Pour comprendre, on prend l’exemple d’un ouvrage qui coûte 1 000 dinars à la vente chez le libraire. Le libraire prendra 30%, le distributeur 24%, soit à eux deux 54% du prix de vente, soit 540 sur 1000 ! Ils n’ont fait que mettre sur l’étalage et attendre que le lecteur vienne acheter, ils n’engagent ni frais de médiatisation, ni frais de publicité, ni dépenses pour aider l’auteur à parler de son livre par des séances dédicaces ou autre café littéraire.

L’éditeur qui supporte et engage les frais de production du livre devra payer les correcteurs, l’infographe et l’imprimeur à hauteur de 30% du prix de vente. Il restera pour l’éditeur 16% des 1 000 DA, il devra donner à l’auteur 10% et lui aura travaillé pour 6%. On comprend la frustration et le dépit de l’auteur qui veille et travaille durant des années pour finir un roman, et se retrouver avec 100 DA sur son ouvrage qu’il voit vendu en vitrine à 1 000 DA.

On comprend aussi que l’éditeur qui se retrouve avec 60 DA pour un ouvrage qu’il a produit et qui en vitrine chez le libraire se vend à 1000 DA, soit tenté de fermer et d’ouvrir une gargote. La solution serait que la marge du libraire soit rabaissée par le législateur à 20%, celle du distributeur à 15% et que celle de l’auteur soit rehaussée à 20%, ce qui laissera à l’éditeur un taux de 45% qu’il partagera avec les professionnels de la fabrication, imprimeur, infographe, correcteurs …

Depuis une année, les prix du papier ont flambé à l’international, ce qui a renchéri le coût de production et par conséquent le prix de vente du livre devenant inaccessible. Avec une école sinistrée qui n’incite pas à la lecture, on comprend que de nombreux éditeurs ferment leurs maisons.

Pensez-vous que c’est justement ce mauvais rapport qui fait que plusieurs auteurs optent pour l’autoédition ?

C’est le marché du livre qui est déréglé, comme je viens de l’expliquer. Les éditeurs, pour rentrer dans leurs frais, ont tendance à n’éditer que les auteurs connus. Ils demandent aux nouveaux auteurs de prendre en charge le coût de production de leur ouvrage. Alors, autant pour l’auteur faire lui-même la démarche légale pour avoir un numéro ISBN et vendre lui-même son livre qu’il aura imprimé chez un professionnel tout comme l’éditeur.

L’auteur devient éditeur malgré lui. Il y a également des éditeurs qui trichent sur la quantité imprimée. L’auteur n’a aucun moyen de vérifier, alors autant être soi-même auteur et éditeur. La loi devra obliger les imprimeurs à mentionner sur l’ouvrage la date du tirage exacte et le nombre d’exemplaires pour que toute l’opération soit transparente.

Pensez-vous que votre message sur l’importance du patrimoine immatériel soit passé à travers vos conférences dans les localités ?

Je pense que oui. C’est au-delà de toute espérance. Il y a le contenu transmis et également la méthode pédagogique de transmission. J’en ai pour preuve que les associations villageoises continuent à m’inviter et mon agenda est toujours plein. Je suis à plus de 300 conférences depuis que j’ai entamé ce cycle en 2011.

Il n’y a pas un week-end où je ne suis pas dans un village en Kabylie ou à l’étranger. J’ai été souvent invité par la communauté amazighe en France, au Canada, en Belgique… La sauvegarde des contenus culturels, littérature orale (poésie, légende, récits, proverbes, idiomes, devinettes ), langue maternelle comme vecteur de transmission de cette littérature, arts du spectacle (Musique, danse, théâtre, masques, processions), croyances cosmogoniques, rapports à la nature, écologie, gastronomie, toponymie, fêtes et rituels agraires anciens, pratiques sociales et savoir-faire de l’artisanat traditionnel, toutes ces dimensions qui forment le contenu de l’identité d’un peuple sont regroupées sous l’expression «Patrimoine culturel immatériel», à côté du patrimoine visible et tangible connu sous le vocable de «Patrimoine matériel culturel et naturel».

Le patrimoine culturel est important parce qu’il perpétue le sentiment d’appartenance à une communauté, il est vivace et reproduit la culture des peuples avec les instruments de la modernité. Travailler à la sauvegarde et à la transmission du patrimoine culturel immatériel est la démarche moderne contre l’extinction culturelle des peuples qui n’ont pas d’écriture.

Vous venez également de publier un ouvrage collectif sur la défunte Katia Bengana. Pouvez-vous nous en parler ?

J’ai coordonné un ouvrage collectif sur Katia Bengana, préfacé par Amine Zaoui, où sont intervenus 63 auteurs en parité hommes /femmes, parmi eux des romanciers, des poètes, des artistes peintres, des caricaturistes, des psychologues… et ce dans les trois langues en usage en Algérie, tamazight, le français et l’arabe.

L’idée de cet ouvrage,je la dois au père de Katia, Rachid Bengana, rencontré en 2017 à El Kseur. C’est la chanteuse Malika Domrane qui nous avait présentés. Un autre ouvrage sur Katia est paru une semaine avant le mien, aux éditions ‘’La pensée’’. Les auteurs qui ont contribué dans les deux ouvrages sont différents. Aucun auteur n’a participé aux deux livres en même temps.

Katia Bengana, par son sacrifice, mérite qu’on lui consacre plusieurs essais, des romans, des recueils de poésie, des films, des débats et des pièces de théâtre. Katia est le symbole de la lutte des femmes contre l’obscurantisme religieux, contre la régression et l’oppression patriarcale. Nul n’a le droit de s’approprier cette icône.

Entretien réalisé par M. K.

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