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RAMDANE LASHEB, docteur en archéologie : «Il y a danger sur notre patrimoine culturel»

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Dans cet entretien, le Dr Ramdane Lasheb parle de sa formation archéologique et propose une nouvelle voie de sensibilisation au patrimoine culturel et, par ricochet, à sa préservation.

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La Dépêche de Kabylie : Vous venez de soutenir une thèse de doctorat, le 19 février dernier, à l’université de Pau (France) ayant pour thème «Archéologie et éducation au patrimoine culturel : le sacré et le profane dans un chantier de fouilles archéologiques. Pourquoi cette thématique ?

Ramdane Lasheb : Un objet d’étude n’est jamais choisi par hasard, il a toujours un lien avec son auteur. Il peut avoir un rapport avec sa formation et son histoire. Mon objet de recherche est fortement lié à mon histoire. Deux éléments me semblent être à l’origine, ma quête d’identité et l’état d’abandon du patrimoine culturel de ma région. Eh bien, très jeune, j’étais confronté à une altérité linguistique. J’ai fait mes premiers pas de scolarité dans une autre langue autre que ma langue maternelle. Cette rupture linguistique a suscité en moi des interrogations et un questionnement qui m’a mené plus tard à une quête d’identité. En tant que dominé en quête d’identité collective, je me suis intéressé aux ouvrages d’archéologie traitant des fouilles. L’archéologie étant cette discipline qui a la faculté de démystifier le passé. En effet, c’est à travers l’archéologie et les fouilles que j’ai découvert la profondeur, la grandeur de la culture berbère à laquelle j’appartiens, longtemps niée et marginalisée par les pouvoirs successifs de mon pays. C’est ainsi que j’ai aimé l’archéologie et les fouilles à tel point qu’elles sont devenues une passion pour moi.

Vous avez participé à des fouilles archéologiques dans plusieurs pays. Y a-t-il un impact de cette recherche sur le terrain ?

Les fouilles archéologiques auxquelles j’ai participé m’ont permis d’une part de prendre conscience de l’état de dégradation dans lequel se trouvait le patrimoine culturel de ma région et les dangers de disparitions qui pèsent sur lui. D’autre part, les savoir-faire acquis dans l’expérience des fouilles archéologiques m’ont permis de m’investir dans la sauvegarde du patrimoine de ma région. Cela s’est soldé par des publications, à l’instar de Zik-nni deg At Dwala, Les chants de guerre des femmes kabyles, Lgirra n 1954-62 deg tmedyazt n tilawin et Monographie d’un village kabyle : Tala Khelil.

Malgré des initiatives pour la préservation du patrimoine culturel, force est de constater que les lois ont montré leurs limites sur le terrain. Quel est votre point de vue sur ces textes?

Nous remarquons que malgré une panoplie de textes et lois portant sur la protection et la sauvegarde du patrimoine culturel, celui-ci est loin d’être sauvegardé et épargné par la destruction. On peut détruire le patrimoine par ignorance mais aussi par intolérance comme c’est le cas des œuvres inscrites comme patrimoine de l’humanité, à savoir les bouddhas d’Afghanistan ou les édifices de culte musulman de Tombouctou, pour ne citer que ceux qui étaient médiatisés et qui ont marqué les esprits ces dernières années. La destruction de l’œuvre humaine nous interpelle et pose le problème de l’éducation. L’éducation théorique que proposent quelques institutions formelles semble insuffisante. En se basant donc sur mon histoire de vie liée aux fouilles archéologiques, j’ai proposé dans mon étude une autre voie d’éducation au patrimoine culturel non formelle, celle qui se réalise à travers l’expérience des fouilles archéologiques.

Concrètement, selon votre étude, comment peut-on éduquer les citoyens au patrimoine culturel ?

L’objet de cette étude est de comprendre comment les fouilleurs bénévoles s’éduquent au patrimoine culturel lorsqu’ils sont confrontés à la fouille d’une sépulture comme espace sacré et à la fouille d’un habitat comme espace profane. Je me suis interrogé, en quelque sorte, en quoi l’éducation au patrimoine culturel dans le contexte archéologique est liée au sacré et au profane sachant que lorsqu’on fouille, on peut être amené à le faire dans un espace sacré ou un espace profane. Pour les besoins de cette étude, j’ai adopté une démarche méthodologique de type qualitative basée sur l’entretien. L’analyse thématique du contenu que j’ai adopté pour cette étude porte sur l’analyse d’entretiens semi-directifs de fouilleurs bénévoles. La grille d’analyse mise au point à partir de la segmentation et la catégorisation du corpus est constituée de trois grands thèmes, le soi, les choses et les autres, subdivisés en sous-thèmes, sous sous-thèmes, le tout traversé par trois catégories, le sacré, le profane, le sacré et profane. L’analyse individuelle et comparative des entretiens ont permis l’émergence des sous-thèmes «Motivations», «Apprentissages», «Transformation » et «Engagement ». C’est sur ces sous- thèmes que s’est portée l’interprétation. L’analyse et l’interprétation du corpus a permis de retracer le processus d’éducation au patrimoine culturel à travers les éléments qui ont émergé dans l’analyse tels que «motivations», «apprentissages», «transformation» et «engagement/implication». Le premier point ce sont les apprentissages que les fouilleurs acquièrent lorsqu’ils font l’expérience des fouilles. En rapport aux choses et aux autres, les bénévoles acquièrent des apprentissages techniques, comme les techniques de prospection, de fouille (espace sacré et espace profane), des apprentissages scientifiques, comme l’anthropologie, l’histoire, la linguistique, la santé, et des apprentissages socioculturels (valeurs universelles de solidarité, de tolérance, de partage, de responsabilité et interculturelles). Le deuxième point, c’est la transformation des bénévoles. L’expérience des fouilles, comme toute expérience réfléchie, transforme les fouilleurs. La confrontation au sacré fait évoluer les représentations des fouilleurs vers cette référence partagée qui est l’universel. Le système autoréférentiel des fouilleurs se transforme et le sujet s’ouvre sur une altérité. Le troisième point est l’engagement ou l’implication des fouilleurs bénévoles dans la sauvegarde du patrimoine culturel. On a un cheminement anthropologique qui part du fouilleur bénévole, agent motivé à l’expérience des fouilles puis à la sauvegarde. Ce trajet est loin d’être linéaire, il se présente sous forme de boucle. On part de la motivation du fouilleur, on arrive à l’engagement de ce dernier, qui n’est d’autre qu’une forme de motivation. En d’autres termes, le bénévole, qui fait l’expérience des fouilles, commence par l’action, il la réfléchit (conceptualise son action) puis entame de nouvelles actions. Ces nouvelles actions montrent que l’information est fortement intégrée en savoir et connaissance, comme l’explique la théorie «Réussir- comprendre» de Piaget.

Quel est donc ce lien avec l’éducation au patrimoine culturel ?

Selon l’UNESCO, le patrimoine culturel est un «bien commun» à partager et à sauvegarder. Etre éduqué au patrimoine culturel, c’est s’impliquer dans sa sauvegarde. Comme le montre notre étude, les savoir-faire appris sur le terrain des fouilles permettent aux interviewés (les fouilleurs bénévoles) d’agir. Ils arrivent par exemple à mettre à jour de nouveaux sites. Ils contribuent non seulement à la protection du patrimoine culturel mais aussi à la découverte d’autres sites non connus jusque-là. Par le principe de biens communs, on assure la reconnaissance de la diversité culturelle du fait patrimonial. Le respect des minorités est assuré. Le patrimoine est moins une possession qu’une propriété, en ce sens qu’en supprimant l’exclusivité que permet la propriété, on permet le partage et la liberté d’usage. Etre éduqué au patrimoine culturel revient donc à respecter la culture de l’autre et avoir le sens du partage. Comme nous le montre cette étude, sur le terrain des fouilles, les interviewés s’imprègnent des valeurs de tolérance, de respect de l’autre, des valeurs interculturelles. Ces derniers, incarnent donc des savoir-être (valeurs universelles) leur permettant le partage de la culture avec les autres. L’expérience à travers la fouille archéologique permet aux interviewés de dépasser leur ego, pour aller vers les autres et partager la culture. De même, les valeurs universelles que les fouilleurs s’approprient dans l’expérience des fouilles concourent à agir positivement au profit du patrimoine culturel. Ainsi, dans ma modélisation, je représente ces rapports par deux pyramides opposées ayant une base («soi», «les autres» et «les choses») en relation avec le «sacré» et le «profane». Cette étude montre que plus la confrontation au sacré est importante plus la transformation du fouilleur est perceptible et plus la visée vers l’éducation au patrimoine culturel est importante. La formation expérientielle à travers les fouilles archéologiques relève du rapport au soi, aux autres et aux choses, c’est- à-dire de la théorie ternaire de Gaston Pineau mais aussi du rapport au sacré.

On vous laisse de conclure…

Cette étude est pour moi une opportunité en ce sens qu’elle me permet de proposer une autre démarche de formation à l’éducation au patrimoine culturel basée sur un retour réflexif sur l’expérience personnelle. Son but est de permettre la production de savoirs-connaissances et une prise de conscience sur la question du patrimoine culturel. On peut, par exemple, dans le cadre de la formation des étudiants en archéologie ou au patrimoine, par un module sur l’éducation au patrimoine culturel, inviter les étudiants à relater leurs récits de fouilles par écrit et échanger avec les autres fouilleurs leurs expériences. Ce retour réflexif sur l’expérience individuelle permettra une production de savoirs-connaissances, une prise de conscience sur le fait patrimonial.

Entretien réalisé par F Moula

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