«La BD est marginalisée»

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Natif d’Alger un certain 9 novembre 1951, l’artiste Mahfoud Aider a débuté sa carrière de bédéiste à l’âge de 16 ans. Il en fera sa carrière, une carrière riche mais pleine d’ambages et d’aventures. C’est l’un des membres fondateurs du journal satirique El Manchar en 1990, tiré à

près de 200 000 exemplaires avant de disparaître en 2000. Rencontré en marge du 2e Salon national de la bande dessinée qui s’est tenu récemment à la Maison de la culture Ali Zaamoum de Bouira, qui lui a été dédié, M. Aider revient dans cet entretien sur son parcours de bédéiste.

La Dépêche de Kabylie : Comment avez-vous atterri à la BD ?

Mahfoud Aider : J’ai commencé à l’âge de 16 ans, j’ai participé à un concours organisé par le FLN à l’occasion du retour des restes de l’Emir Abdelkader. Lors d’une réception organisée au palais du peuple le 6 juillet 1968, j’ai remporté un prix pour adolescents avec les félicitations des membres du jury, composé de Racim, Issiakhem… C’est feu Houari Boumediène qui m’avait remis un diplôme, une attestation, ainsi qu’une somme de 600 DA qui représentait beaucoup à l’époque. Il m’avait posé plusieurs questions, entre autres, si je fréquentais l’école, j’avais répondu «non», il m’avait dit pourquoi ?

J’avais répondu «vous m’avez renvoyé de l’école»… Par la suite, vu ma passion pour la BD, j’ai rejoint une école à Birmandreis, chez les Pères blancs. Deux années plus tard, j’ai décroché mon certificat d’études. Malheureusement, je n’ai pas pu continuer, compte tenu que toutes les écoles étaient fermées. Après ce 1er prix, j’ai fait une lettre au journal Algérie actualité, à cette époque, il y avait la BD intitulée «Le sérail de Sidi Ferruch», (Sidi Fredj) aujourd’hui. J’obtiens une réponse, par la suite j’étais reçu par le directeur du journal Youcef Ferhi. Après m’avoir écouté, il m’a recommandé de m’adresser à la SNED (Société de diffusion) et voir avec son responsable, M. Madoui Abderrahmane, ce fut en septembre 1968, j’avais 16 ans et demi.

Je suis allé le voir, la première chose que je lui ai montrée, c’est le certificat d’études, il me demanda de ne pas lui montrer mes diplômes, mais, mon savoir-faire, mes travaux. Lorsqu’il a vu mes travaux, il m’a dit que j’étais encore jeune, mais qu’il m’ouvrait les portes du journal. C’est ainsi que j’ai atterri à Mkidech. Je ne peux me considérer comme étant l’un des pionniers bien que je n’aie débuté ma contribution qu’à partir du N°06. C’est à partir de là que j’ai commencé à consolider mon apprentissage.

Il y avait un professeur portugais, un réfugié politique, avec qui j’ai bien appris mon métier et tracé mon itinéraire artistique. J’ai pris part à la création des aventures de Kouider en 1969. Je n’étais pas satisfait du salaire qu’on me donnait, je percevais 250 DA net, au bout de 4 ans, je suis arrivé à percevoir 450 DA, alors qu’une dactylographe percevait 1 100 DA. Une injustice et discrimination qui m’ont heurté. On m’avait expliqué que le métier de dactylographe était reconnu par la fonction publique et non celui d’artiste, pourtant moi je produisais, je faisais entrer de l’argent, je ne comprenais pas le fait qu’il n’y ait pas de statut pour le métier «d’artiste».

J’ai alors quitté pour me retrouver une fois encore au chômage, cela a duré trois années. Par la suite, j’ai contacté Révolution Africaine où j’ai postulé pour le poste de dessinateur de presse, on m’a recruté comme maquettiste, ce n’étais pas mon profil mais on avait besoin de mes services pour préparer un numéro spécial 19 juin, je faisais le boulot sans poser de questions, néanmoins, j’étais anarchiste, anti conformiste, je ne pouvais respecter les horaires de bureau, ils n’ont jamais gobé cela.

Une fois le 19 juin passé, on m’a directement licencié, sans préavis ni motif, ils ont justifié mon licenciement en me disant que «je ne remplissais pas les critères, que j’étais incompétent…» Rebelote, je me retrouve de nouveau au chômage pendant une année. J’étais par la suite dans une boîte appelée «Alger création», où j’ai participé à la création de jeux didactiques qui ont fait gagner beaucoup d’argent à la boîte, j’ai énormément contribué à enrichir ces gens-là pour un salaire de 1000 DA. On profitait sans scrupule de nous, j’ai encore une fois claqué la porte.

Par la suite Boussellah est venu pour me proposer la réalisation d’une revue de BD Tarik, je suis resté là-bas pendant cinq ans, on a fait la revue Tarik, on a été escroqués, on nous payait un numéro au lieu de trois, on s’est fait avoir à cause de notre naïveté et amour pour la BD. On a mis cinq années au musée du Moudjahid à attendre qu’on nous régularise, qu’on paie nos droits. Chaque nouveau DG qui venait nous demandait de patienter, nous promettant de nous garder pour la reprise de la revue. Il y avait cinq ou six responsables du musée qui transitaient, des ministres des moudjahidine, sans pour autant régler notre situation, on a été méprisés : Vous faite quoi d’extraordinaire, des mickey…. !? Au bout de cinq années, j’en ai eu ma claque, j’ai fini par partir et j’ai par la suite intégré l’ENAL.

Vous avez été victime de statut (d’artiste) ?

Effectivement, c’est le cas de le dire. À cette époque, l’artiste n’avait pas de statut, il n’était même pas reconnu par la fonction publique. J’ai alors réintégré l’ENAL, nous avons crée Mkidech. Je suis resté jusqu’en 1990 où j’ai rejoint le journal El Manchar.

Parlez-nous de votre aventure à El Manchar ?

C’est effectivement une aventure, une très bonne aventure même. El Manchar est venu au monde le 26 novembre 1990, il a connu un succès extraordinaire. Et immédiatement, on a essayé de nous récupérer, c’est une chose qui avait échappé au pouvoir. Certains journaux comme El Moudjahid avaient reçu une aide d’un milliard de centimes à l’époque, mais pas nous, alors que leur tirage était de15 000 exemplaires, au moment où El Manchar était à plus de 100 000 exemplaires. J’avais reçu à deux reprises un courrier du ministère de l’Information de l’époque concernant l’agrément du journal, je n’ai jamais répondu car on n’a jamais eu d’agrément.

C’est ainsi que je suis devenu le rebus du pouvoir malgré moi, puisqu’on a été la seule chose qu’ils n’ont pas pu créer et qui était un signe de la liberté d’expression. J’ai donné la liberté d’expression à ce pays à travers El Manchar qui est comparé au Canard Enchaîn. Ce fut un honneur d’être comparé à un tel journal. La différence c’est qu’il a fallu 50 ans au Canard Enchaîné pour arriver au summum de sa gloire, contrairement à El Manchar, qui a brillé au bout de quelques mois seulement.

J’ai toujours expliqué qu’El Manchar n’était pas un journal pour des dossiers, la seule chose qui prime, c’est la liberté d’expression, la liberté de ton. En date du 23 juillet 1992, une journaliste du monde diplomatique est venue demander une requête sur la presse algérienne. Elle avait conclu en ses termes : «Le seul journal qui dérange par sa liberté de ton en Algérie c’est El Manchar». Les autres qui se prévalaient d’avoir donné naissance à la liberté d’expression se résumaient au format de leur journal avec tout le respect que je dois à la presse algérienne, enfin je ne me considère pas comme étant un journaliste.

Avec près de 200 000 exemplaires tirés, on donnait El Manchar comme exemple à l’étranger pour dire il n’y a qu’a regarder ce journal satirique pour dire qu’il y a la liberté de presse en Algérie, un leurre. J’aurais pu profiter de cette situation, comme l’avait fait d’autres qui disposent aujourd’hui de villas, de bagnoles… Je ne pouvais en aucun cas le faire, c’est une question de principe pour moi. Je considère que j’ai contribué à faire émerger la liberté d’expression dans mon pays.

Votre impression sur la BD en Algérie aujourd’hui ?

Vous me demandez mon avis sur quelque chose qui n’existe pas. La BD en Algérie existe à travers les Salons, celui qui s’est tenu récemment à la Maison de culture de Bouira, à Tizi Ouzou… où encore la FIBDA (Festival international de la bande dessinée d’Alger), elle a malheureusement tendance à se clochardiser. Le comble c’est qu’il y avait des bédéistes algériens au départ. Récemment, on a fêté le 50e anniversaire de Mkidech au FIBDA, l’Algérie doit être le pays hôte. On devait être honorés, on ne ramène pas les USA comme invités d’honneur… En plus, il y a des choses qui ne me plaisent plus franchement.

Quelle est la différence entre un bédéiste et un caricaturiste ?

Ce sont deux mondes différents. La BD c’est le 9e art, elle a une âme, une histoire, contrairement à la caricature qui vous raconte une histoire en un seul dessin, qu’il soit politique, social ou sportif. Avec un dessin, vous retracez l’actualité dans votre pays. J’ai fait une BD satirique parue dans Horizon en 1990, c’était la première BD satirique où je critiquais le pouvoir, c’était la première BD satirique avant El Manchar.

Que devient M. Aider Mahfoud ?

Je fais toujours des dessins de presse chez Horizon, je ne me plains pas. Je suis quelqu’un d’extrêmement professionnel. La vie privée des gens ne m’intéresse pas, je dois me lier aux directives éditoriales du journal qui m’emploie, je reste dans la politique éditoriale du journal.

Quel effet ça vous fait qu’on vous dédie tout un Salon ?

C’est un grand honneur pour moi d’être honoré par toute une ville. Par ailleurs, c’est une bonne chose qu’on désenclave la bande dessinée et de ne pas la confiner à Alger. La capitale ne peut détenir le monopole. Même si elle était la Mecque des révolutionnaires, elle ne doit pas être celle des bédéistes. C’est bien de décentraliser le salon de la BD. Néanmoins, ce que font Bouira et Tizi Ouzou, c’est quelque chose d’extraordinaire. La BD doit être partout en Algérie, surtout qu’on lui accorde de l’importance, elle le mérite bien. Aujourd’hui, je me demande à quoi sert un ministère de la Culture. Il faut savoir que c’est avec l’art et la culture qu’on peut fonder une véritable nation qui peut se projeter vers l’avenir, un avenir radieux pour notre jeunesse et lui donner l’occasion de respirer et de s’inspirer.

Entretien réalisé par M’hena A.

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