«La langue maternelle est d’abord langue familiale»

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Omar Belkheir est linguiste et professeur de l’enseignement supérieur à la faculté des sciences humaines et sociales de l’université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou. Dans cet entretien, il donne son approche sur le concept de langue maternelle.

La Dépêche de Kabylie : Vous développez un concept nouveau dans le champ linguistique mais avant d’aller vers le vif du sujet, il est, peut-être, nécessaire que vous dressiez un tableau du paysage linguistique

national…

Omar Belkheir : L’Algérie, de par son évolution historique et sa position géographique, est un pays qui a connu des contacts permanents de populations et de langues. La langue amazighe, originaire de cette région d’Afrique du nord a pu développer une immunité sans pareil durant des siècles durant, ce qui explique sa survie contre toutes tentatives d’aliénation culturelle. Cette diversité linguistique et culturelle en Algérie n’a pas survécu à des tentatives d’exclusion de langues par rapport à d’autres. L’Algérie post indépendance n’a pas su gérer de façon réaliste, rationnelle et cohérente cette diversité, ce qui a généré une multitude de conflits inutiles pour le développement du pays. Nous avons l’exemple de pays comme la Suisse ou la Belgique qui connaissent une cohabitation permanente entre des langues sans que cela ne puisse présenter un facteur de conflits et de malaises.

Notre pays, depuis l’indépendance, a opté pour un modèle jacobin, un modèle qui n’est pas du tout adapté à notre réalité. En effet la langue arabe standard considérée par les acteurs du mouvement national comme la langue de l’identité en opposition à la langue du colonisateur, a pu retrouver sa place de manière continue et ce dans le processus de l’arabisation de l’administration, de l’école, de l’université et d’autres secteurs à travers différentes législations. Les différentes variétés de la langue arabe sont toujours en cours d’utilisation dans différentes régions du pays et dans les médias.

La langue amazighe fut reconnue après des décennies de lutte, puisqu’elle a pu acquérir le statut de langue officielle et nationale, et a pu conquérir le paysage médiatique, et de façon progressive, elle trouve sa place dans tous les établissements scolaires du pays. La langue française s’est imposée après l’indépendance comme langue seconde, voire première dans des structures de gestion du pays et des structures universitaires, à cause du vide laissé par l’administration coloniale après que cette dernière a vidé le pays de l’élite dirigeante. L’anglais commence à prendre place dans le paysage linguistique mais dans des sphères restreintes.

Vous suggérez le concept de langue de la famille à la place de langue maternelle…

L’idée véhiculée par le concept de langue maternelle fait que l’enfant est en contact permanent avec sa mère depuis sa conception jusqu’à sa naissance et après ; seulement l’on oublie que cet enfant, même en étant dans le ventre de sa mère, il rentre en contact avec son entourage familial, c’est-à-dire le père, les frères et sœurs, les grands-parents etc. (Je peux même ajouter la ou les langues des médias auxquelles la mère expose l’enfant durant sa grossesse).

D’ailleurs les neurosciences cognitives sont unanimes à dire que l’enfant perçoit les sons du langage quand il est dans le ventre de sa mère, ce langage n’est pas exclusif à la mère, mais il appartient au groupe social le plus proche qui est la famille. Une fois l’enfant né, ceci s’imprègne affectivement et émotionnellement de la mère, mais aussi de toutes les personnes qui l’ont approché durant les premiers jours, semaines et mois de son apprentissage de la langue et de la vie de façon générale.

Et c’est la raison pour laquelle nous avons proposé le concept de la langue de la famille ou langue familiale (en remplacement du terme langue maternelle, tutlayt n t wacult un terme que les linguistes et didacticiens de la langue réfutent d’ailleurs en le remplaçant par le terme «langue première».

Il est important que notre société comprenne une fois pour toute que ses richesses, culturelles et linguistiques, sont avant tout un atout pour un développement durable qui nous évitera des crises, des conflits et des malaises que je qualifierais d’aberrants et qui sont en partie à l’origine de notre sous développement. Notre rapport avec les langues en Algérie n’a jamais fais l’objet de sérieux débats, associant l’élite dans toute sa composante. En se référant aux récentes évolutions scientifiques, notamment dans le domaine des neurosciences.

Le plurilinguisme est un facteur de développement cognitif, psychologique et de l’intelligence ; il est aussi prouvé qu’un cerveau multilingue est un cerveau qui a le moins de chance d’être atteint par les maladies neurodégénératives, telles l’alzheimer et de parkinson, entre autres. Ces données doivent absolument être intégrées dans les différentes politiques linguistiques, culturelles et éducatives du pays. L’internet a vraiment rétréci le monde, et l’apprentissage de plusieurs langues ne fera qu’apporter une plus-value aux locuteurs et au pays lui-même.

Les langues de la famille, à titre d’exemple, ne peuvent pas être enseignées de la même manière qu’enseigner d’autres langues, car le cerveau possède un certain nombre de stratégies et de mécanismes cérébraux qui peuvent intervenir de manière efficace dans l’apprentissage des autres langues. Nous avons tendance à adopter des approches communes pour enseigner toutes les langues, ce qui n’est pas recommandable dans ce genre de situations ; cet phénomène contribue de façon non négligeable à créer des élites analphabètes du point de vue de la linguistique et de la science de façon générale, car philosophiquement parlant, la langue est le véritable récipient de la pensée et de la connaissance, et quand ce récipient n’arrive pas à contenir cette connaissance car mal conçu, il ne faut pas s’attendre à des miracles.

L’école est un prolongement de la famille. Ne pensez-vous pas qu’il faut adapter l’enseignement à la réalité linguistique du pays ?

Ceci est une évidence, puisque l’école par essence, est une structure qui a pour finalité deux choses : intégrer l’enfant dans les valeurs de la société à travers l’enseignement de sa langue, de sa culture, de son histoire et de ses valeurs de façon générale, et d’intégrer l’enfant dans les valeurs universelles. Il est primordial d’investir l’enseignement des langues, qu’elles soient locales ou étrangères à l’école et dans les autres institutions de l’apprentissage, et ce en prenant en compte les principes de la didactique et de la pédagogie de l’enseignement des langues, basés essentiellement sur les récentes évolutions de la psychologie et des neurosciences.

Il est important de réfléchir et de débattre sérieusement sur la pédagogie de l’enseignement de tamazight et des autres langues en Algérie. Le cerveau de l’enfant est capable d’assimiler un nombre conséquent de langues durant son apprentissage, il faut juste choisir la bonne pédagogie et travailler de façon à dépasser le débat stérile actuellement en cours sur l’enseignement des langues en Algérie.

Quel avenir de la langue amazighe dans l’avènement de la globalisation des nouvelles technologies ?

Avec l’avènement de la globalisation et des nouvelles technologies de l’information et de la communication, les langues dans le monde, qu’elles soient dominantes ou minorées, sont en face d’un défi de taille qui menace leurs existences. La langue amazighe ne fait plus face au défi de sa reconnaissance dans les pays de Tamazgha, mais son défi le plus crucial c’est son existence même qui est en jeu, vu que le rouleau compresseur de la globalisation n’épargne que les langues ayant du tonus et un pouvoir de s’adapter aux situations nouvelles grâce à ses locuteurs.

Après que le militantisme amazigh a réussi le défi de reconnaissance de cette langue dans toutes ses variantes, l’ère maintenant est au travail académique et créatif pour pouvoir permettre à cette langue une existence sur le plan réel et virtuel. Les mentalités doivent changer chez les acteurs de cette langue ; l’heure actuelle est au travail de fond dans le domaine de la recherche académique, la création artistique et des idées qui feront sortir cette langue des carcans dans lesquels elle fut emprisonnée durant des siècles durant.

La mentalité revendicative doit se substituer à l’effort psychologique et intellectuel afin de ne pas emprisonner cette langue dans des desseins limitants. Afin de ne pas tomber dans l’expérience française exclusive envers les langues minorées et les dialectes, il est très important de réfléchir à l’inclusion des différentes variantes de la langue amazighe dans l’actuel travail d’aménagement entrepris depuis quelques années. Un défi de taille doit être pris en charge par les acteurs de cette langue, c’est celui de la graphie, étant donné le fait que le débat actuel sur cette question n’arrive pas à dépasser le cadre idéologique, réduisant ainsi les chances de voir rapidement la langue amazighe profiter de l’élan dont elle bénéficie actuellement dans les pays du Maghreb, et plus spécialement en Algérie et au Maroc.

Entretien réalisé par Akli N.

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