«L’art est à la base de toute évolution»

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Frédérique Devaux Yahi est cinéaste et auteure. Elle vient de publier aux éditions «El Amel» de Tizi Ouzou «De la naissance du cinéma kabyle» après une première édition en France il y a quelques années. Dans cette interview, elle parle de son livre et du cinéma amazigh de manière générale et kabyle, en particulier.

La Dépêche de Kabylie : Pourquoi avez-vous jugé important de rééditer votre livre en Algérie ?

Frédérique Devaux Yahi : Comme je l’explique dans la préface, cet ouvrage a une double finalité. La première consiste à sensibiliser les Français à la culture amazighe et dans ce cas précis à sa production cinéma et dire que le cinéma kabyle existe et donner à lire aux Algériens et aux Kabyles un mode d’analyse possible de ces films. Donc, c’est aussi une forme d’initiation et de décryptage possible, mais non univoque, bien sûr, des films cités. En conséquence, dans la réédition chez «El Amel» à Tizi Ouzou, si on regarde de près, j’ai modifié tout ce qui est évident pour un Algérien, précisément un Kabyle. Disons que j’ai adapté le contenu de mon ouvrage en fonction des lecteurs français-européens ou kabyles.

Et puis, il y a une question très pratique ayant trait au coût de l’ouvrage, en France. Un prix prohibitif pour l’Algérie que je ne pouvais baisser que faiblement. Ainsi, il devient accessible même en Algérie, sachant que c’est au départ ma cible privilégiée car quand j’ai écrit ce livre, je faisais des stages d’initiation théorique et pratique à l’université de Béjaïa. C’était une autre manière de vulgariser l’analyse de films et de les faire apprécier, tout en donnant à entendre une chronologie, une évolution. Et puis troisième raison : je trouvais vraiment dommage qu’il n’y ait jamais eu d’études sur les premiers films kabyles. Alors, je m’y suis attelée.

Le cinéma amazigh est à peine naissant. Il n’y a pas une grande production. Écrire donc un livre sur le sujet n’est pas aisé. Comment avez-vous fait pour surmonter cet écueil ?

Très simplement : après avoir regardé plusieurs fois les films, j’ai compilé tout ce qui avait été écrit sur eux et j’ai coiffé mes deux casquettes, française et kabyle, pour donner à lire aux uns quelques notions sur la structuration de la société -donc de la culture- kabyle et aux autres, une approche possible d’analyse de ces œuvres. J’ai tissé tout cela dans une étude que j’espère personnelle sur les trois premiers films professionnels, exemplaires pour moi, de ce qui pourrait être le meilleur d’une cinématographie kabyle, un juste reflet de cette société.

Pourquoi, d’après vous, le cinéma amazigh n’a pas connu une continuité après les trois premiers longs métrages en kabyle :

«La colline oubliée», «La montagne de Baya» et «Machaho» ?

Il semble y avoir plusieurs raisons. En premier lieu, l’absence totale d’enseignement de l’image et du son en Algérie, le cinéma étant encore vécu soit comme une distraction, soit comme un simple témoignage à travers le documentaire, voire une manière de préserver dans l’image ce qui tend à disparaître, nos coutumes… Ce n’est pas un hasard si les trois premiers longs-métrages de fiction ont été réalisés par des artistes ayant suivi des cours dans des lieux de formation professionnels à l’étranger : IDHEC (France) pour Abderrahmane Bougermouh, VGIK (de l’ex-URSS) pour Azeddine Meddour, INSAS (Belgique) et université française pour Belkacem Hadjadj. Il n’y a pas non plus de techniciens qui soient vraiment formés et l’Algérie est souvent obligée d’aller chercher à l’étranger, ses collaborateurs. En bref, le pouvoir ne s’intéresse pas à la culture comme source possible d’épanouissement de ses citoyens, donc il manque à la fois une émulation et des subsides qui encourageraient les possibles auteurs à se dépasser et à offrir des visions personnelles.

Le cinéma amazigh et kabyle plus particulièrement a connu une certaine profusion de production mais dont la qualité laisse à désirer, de l’avis de la majorité des connaisseurs. Êtes-vous de cet avis ?

Je ne m’autoriserai pas de jugement de valeur générale. Je peux juste dire que pour ce qui concerne les films que j’ai vus, il manque en effet un regard, une vision d’auteur(e) pour dépasser le simple enregistrement de faits, et là, je fais référence plus précisément aux très nombreux documentaires réalisés ces dernières années.

Si on veut avoir un vrai cinéma amazigh, par quoi faudrait-il commencer concrètement ?

Cela réfère à ce que j’ai dit précédemment. Sans transmission technique et pratique, sans connaissance des œuvres du passé et contemporaines, sans aucun apport réflexif sur l’histoire et l’esthétique, il n’est pas possible de créer une œuvre d’auteur, et simplement même une œuvre tout court. La transmission donc de l’enseignement de l’art en général, du cinéma en particulier, est à la base de toute évolution possible, ce qui permettrait par ailleurs de prendre en considération le 7ème art, dont tous les régimes ont dès les années 20 pris la mesure. J’ai donné à la cinémathèque de Bgayet où j’habite régulièrement, un imposant corpus de films pour la plupart introuvables. Il faut maintenant s’atteler à le faire connaître et à le propager à tous ceux qui sont intéressés par l’histoire du cinéma mondial. Mais on manque de moyens, humains et logistiques. Et puis la notion de valeur d’œuvres culturelles n’est pas toujours au rendez-vous. On confond par exemple, un téléfilm, un magazine télé, une captation, avec une véritable œuvre d’auteur. Cette distinction par des critères objectifs précis, devrait faire partie de l’enseignement.

D’après vous, les thèmes et les sujets choisis jusque-là dans les films réalisés en kabyle, sont-ils en phase avec la demande du public ?

Je ne peux me prononcer que sur ce que j’ai vu. Il me semble qu’il se dégage deux grands axes dans ces productions : des chroniques sur des grandes figures qui ont construit notre identité (Si Mohand U Mhand, Lalla Fatma n’Sumer…) et des documentaires sur l’artisanat, notre patrimoine culturel en général. Dans les deux cas, cela répond à un besoin d’historiographie dont ont cruellement manqué les Kabyles, les Berbères en général, pour les raisons que nous connaissons tous. Donc, cette appropriation par l’image et le son de sa propre histoire par les Kabyles me paraît justifiée. Mais il manque peut-être de dépasser cela pour aller vers une forme de critique de nous-mêmes -au sens premier du terme critique : « l’art de discerner la valeur » -, voire du monde qui nous entoure. Cela peut constituer un second ou deuxième temps qui va sans doute venir puisque les trois premiers films dont je parle dans mon ouvrage («La colline oubliée», «La montagne de Baya» et «Macahu») contenaient déjà cette mise à distance bénéfique et évolutive.

Un dernier mot, vos projets de livres, films ou autres ?

Beaucoup de désirs, beaucoup de projets. Je continue à enseigner et je poursuis mes recherches. J’aimerais reprendre mes stages d’initiation au cinéma et à l’image en Algérie, à l’université, mais cela est compliqué. J’ai également un projet de film sur les femmes en Algérie, mais je n’ai pas encore trouvé la bonne personne pour m’accompagner dans ce choix et ce désir. Je poursuis enfin depuis 2000, une série sur les cinéastes de recherche dans le monde.

Entretien réalisé par A Mohellebi

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