«L’artisanat est un trésor à sauvegarder»

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À 83 ans, Rabah Kaced retrouve ses réflexes de jeunesse et son agilité en reprenant son métier d’enfance 66 ans après. Le revoilà, donc, dans son atelier de fortune, à transformer le bois en beaux objets. Dans cet entretien, il revient sur ses motivations, ses espoirs et sa nostalgie d’adolescence.

La Dépêche de Kabylie : Tout d’abord, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Rabah Kaced : Je suis né en 1936 à Ath Djemaâ, dans la commune d’Ath Bouaddou. Je suis très connu dans toute la région eu égard à mon passé révolutionnaire et aussi à mon amour pour cet art traditionnel.

Quand avez-vous façonné votre premier objet?

Eh bien, cela remonte à plus de 60 ans. Juste à l’âge de dix-huit ans, tout comme les bergers de mon village, j’essayais ma première cuillère en bois. C’était mon premier objet. D’ailleurs, je l’ai gardé longtemps chez moi. Vous savez qu’à l’époque, il n’y avait pas de cutter ou autre outil, nous nous servions de petites hachettes et des canifs. De temps en temps, on travaillait en groupe, surtout en été. On se rencontrait sur la place du village et chacun de nous essayait de démontrer aux autres qu’il était le meilleur. Il y avait une grande ambiance.

Pourquoi aviez-vous abandonné cet art ?

Au déclenchement de la guerre de libération nationale, il fallait choisir son camp, soit aller en exil soit rejoindre le maquis. J’ai opté pour la deuxième possibilité parce que je n’avais pas les moyens de quitter le pays. J’ai abandonné alors mes outils et j’ai intégré un groupe de moudjahidine. Le premier juillet 1957, je fus blessé avec un groupe de moudjahidine à Tala Guilef. Nous étions neuf. C’était peut être à cause de la mauvaise manipulation d’un engin explosif que nous devions utiliser pour saboter des ponts.

Le 21 juillet de la même année, je fus capturé dans le même endroit. Je fus emprisonné jusqu’au 18 juillet 1961. À ma sortie de prison, de peur des représailles de l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS), j’ai quitté l’Algérie pour m’installer en France. Depuis, je revenais de temps en temps au pays jusqu’à ma retraite.

Quand avez-vous repris ce métier ?

Le premier jour du mois de Ramadhan dernier, à l’âge de 82 ans, je coupai une branche d’arbre et pour passer le temps, j’ai commencé alors à lui donner la forme d’une spatule. Vraiment, j’ai senti que j’avais 20 ans. Mes gestes ne me trahirent pas. Je l’ai réalisée avec une dextérité inouïe. Peu avant la rupture du jeûne, l’objet était déjà prêt. C’était pour moi une journée pas comme les autres parce que j’ai senti que je pouvais encore aller loin et reprendre ce métier abandonné depuis 66 ans. Depuis ce jour là, je partis à la recherche des matériaux dans la forêt voisine. Étant berger et natif d’une région boisée, je détestais la déforestation sauvage. Je n’utilise que les branches mortes. Pour les outils, j’ai une hachette, un canif, du papier verre…, des objets simples et maniables.

Pouvez-vous nous décrire vos objets ?

J’ai des cannes, des gaules, des spatules (grandes et petites), des louches et des cuillères. Ce sont les objets les plus demandés en ce moment. Il y a certains qui les utilisent pour la décoration et d’autres se servent pour manger avec. En tout cas, je n’arrive pas à satisfaire ma clientèle. Cela fait maintenant moins d’une année, mais je vous assure que je n’ai rien dans mon stock.

Faites-vous ce métier pour gagner de l’argent ou pour autre chose ?

Je suis à l’aise et je ne suis pas dans le besoin. Je fais ce métier pour mon plaisir et pour m’occuper. Je n’aime pas entendre les jeunes dire qu’ils n’ont rien à faire. Nos anciens métiers peuvent faire vivre des familles entières. Il suffit seulement de s’y mettre. À mon âge, je pense qu’un tel art peut être transmis aux jeunes générations. D’ailleurs, c’est mon objectif. Mais, seulement, nos jeunes ne s’intéressent pas à cela. Il faut les inciter à le faire parce que ce genre de métier est un trésor à sauvegarder. En tout cas, je suis disponible à aider n’importe quel jeune homme désirant l’apprendre.

On vous laisse le soin de conclure…

Tout d’abord, je vous remercie d’avoir apprécié ce que je fais. Et puis, je suis très content d’avoir repris et ressuscité ce métier en voie de disparition. J’appelle même les responsables chargés de la formation professionnelle à intégrer dans leur nomenclature les métiers traditionnels afin de les protéger. Ce ne sont pas seulement des métiers mais aussi des arts.

Entretien réalisé par Amar Ouramdane

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