Le vers qui fustige

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«Le poète a toujours raison», disait Aragon et dans les moissons de l’oralité : les adages, les sagesses, les maximes, les dires et apophtegmes de nos aèdes et autres illuminés, surgissent pour nous interpeller, nous apaiser des luminances qui témoignent du génie populaire. Abderrahmane Boutemeur, que ses intimes appellent Rahim, est de ces poètes kabyles qui confirment ce que disait le «Bateau ivre» de Rimbaud : «Et j’ai vu ce que l’homme a cru voir».

Car chez nous aussi, le poète ne versifie pas seulement mais «issefruy», il devine, apaise, dénoue les situations inextricables tout en portant un regard lancinant sur les joies, les atermoiements, les déceptions, les frustrations dont les causes sont multiples. La Kabylie est poésie, elle n’est danse que dans la joie. Ses peines, ses remords et ses luttes sont dans son verbe caustique. Laissons-nous écouter Rahim :

Ad dduɣ d wid yeddan/ Deg webrid deg ur teddam/ Seqsaɣ wid i εiddan/ Af tefxtin awk tundim/ Hedreɣ i idamen mi indan/ Affus yemmeɣ ur yeddim. Ce passage, qu’une traduction trahirait, est extrait d’un poème écrit en 2012. Sublimé par l’allitération en ‘d’, il sonne comme ces bruits de talons des vendredis qui exhortent à des départs : J’arpente avec ceux qui arpentent/ Les chemins vous êtes sans suivre/ J’ai interrogé ceux qui savent/ Sur les pièges que vous avez tendus/ Mais que pouvait ma main/ Dans tous ces sangs remués.

Cette poésie résolument engagée de Rahim se veut aussi une quête dans la réappropriation de termes et d’expressions que vouent à l’oubli bien de vicissitudes. Son poème «Tamcict-iw», qui peut prêter à confusion, parle de cette Algérie riche qui n’allaite presque plus ses enfants : Ma chatte est unique/ Ses mamelles sont généreuses/ Ses enfants crèvent de faim/ son colostrum nourrit des porcs. Le drame des harraga n’a pas échappé à la verve de l’artiste. «Le voyage de la fourmi ailée», n’évoque-t-il pas le sort réservé aux jeunes dans leurs tentatives d’évasion somme toute suicidaires ?

Dans son poème «Tahemmalt» (la crue), fait en 2001, il dresse presque le tableau de cette révolte pacifique des vendredis. De toutes les voies déferlent/ Les cités se sont vidées/ Tous sont offusqués/ Même les femmes y prennent part/ Aussi longue que soit la nuit/ L’étoile du matin pointera. Abderrahmane Boutemeur, aujourd’hui âgé de 49 ans, est natif d’Iwadhiyen. Sa quête du quignon de pain quotidien l’a fait atterrir à Azeffoun.

Il a commencé à titiller le verbe et à faire rimer les mots avec leur sens sur les bancs de l’école, exactement en terminale, jouvenceau ébloui par les joutes poétiques de Antar et Abla qui lui inspirèrent ses premières métaphores. Il est à mettre en exergue son souci d’insuffler à sa poésie le délicat labeur de s’atteler à réhabiliter des expressions, des termes et tout un vocable que des transhumances tendent à faire disparaître.

Et c’est tout le mérite de ce poète qui, sans chercher consécration, a répondu présent à toutes manifestations poétiques. D’Adrar n’ Fadh, il garde en mémoire sa prestation d’avoir figuré parmi la vingtaine de sélectionnés sur les 150 participants. Ses participations, que ce soit à Akbou avec l’Étoile culturelle ou à Azazga avec l’association Abboud, où il a décroché le second prix, ne l’ont que conforté dans son art.

Il a à son actif plusieurs passages sur les radios régionales, avec notamment Nordine Ait Slimane qui se délectait de ses trouvailles lexicales. Son poème «Tamcict-iw» que diffuse régulièrement Berbère TV recadre cette Algérie adulée par un peuple qui ne profite pas de ses richesses. Abderrahmane Boutemeur, quant à lui, nourrit l’espoir d’éditer sa poésie résolument engagée, et ce ne serait que méritoire que des écoliers renouent avec un vocable que nous avons oublié depuis que nous disons : Assalon, takuzint, robini, tilfuni-yid fukent iyi liziniti…et Yeblegh… au lieu de…

Ali Boudjelil

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