Quand “on se mord la langue”…

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L’Algérie vit mal avec les langues étrangères. Cinquante-et-un an après l’indépendance du pays, le supposé effort vers le recouvrement de la culture et de l’identité nationales a abouti visiblement à une inquiétante fermeture au monde, à l’heure de l’explosion du village planétaire, selon l’expression de Mc Luhan.

La situation en Kabylie illustre parfaitement cet état de fait d’autant plus que cette région est réputé détenir un potentiel d’ouverture vers les langues étrangères, en particulier le français, butin de guerre, pour reprendre l’expression de Kateb Yacine. À un certain moment, on a même essayé de culpabiliser les habitants de la région pour l’utilisation qu’ils font du français et même pour un certain degré de maîtrise dont ils font preuve. Pourtant, les écoles françaises n’ont été construites sur les villages de la montagne (Ath Yenni, Ath Hichem, Aghribs, Ouadhias,…) qu’après l’adoption de la loi de Jules Ferry sur l’école républicaine à la fin du 19e siècle, alors que les grandes villes algériennes (Oran, Alger) en ont bénéficié des dizaines d’années auparavant. Les effets de l’arabisation de l’école, particulièrement avec le décret de l’école fondamentale en 1976, ont induit une régression notable non seulement dans la langue française, mais également dans la qualité et le niveau de l’enseignement. Même les contenus des programmes pâtissent de cette orientation, entendu que la langue arabe ne fut pas un simple choix technique qui répondrait à un besoin d’orientation pour faire valoir la souveraineté nationale, mais elle a été un instrument idéologique par excellence destiné à émousser l’esprit critique et l’ouverture sur le monde. Mohamed Arkoun, grand intellectuel algérien originaire des Ath Yenni, agrégé d’arabe et islamologue, disparu le 14 septembre 2010, écrit à ce propos: “ l’arabisation qui a été très poussée en Algérie. Elle  a abouti à une coupure de nos étudiants par rapport à toutes les publications qui se font dans les langues européennes. Si un étudiant algérien veut s’informer sur l’état actuel de l’anthropologie, il doit connaître l’anglais, le français, l’allemand, éventuellement l’italien et l’espagnol, parce que dans la bibliothèque en langue arabe, il n’y a rien à cet égard“ (El Watan du 18 novembre 1992). Il enchaîne : “la politique de l’escamotage des cadres sociaux de la connaissance qui soutiendraient les œuvres de la pensée critique a favorisé en Algérie et ailleurs dans le monde musulman ce que j’ai appelé depuis longtemps l’ignorance institutionnalisée“. Dans tous les pays relevant de l’ère géoculturelle arabe, l’Algérie est, actuellement, le seul pays dont les élèves sont majoritairement monolingues en arabe. Sans grand besoin de s’appesantir sur des statistiques, les élèves et les universitaires algériens deviennent de plus en plus “aphasiques», cloîtrés dans l’incommunication, qualifiés par certaines mauvaises langues d’analphabètes trilingues.

Les capacités intrinsèques des élèves sont cassées, laminées et détournées par une arabisation au rabais. Depuis la fin des années 1980, l’école algérienne a divorcé d’avec  Assia Djebbar, Feraoun, Dib, Lamartine, Victor Hugo et Jean Paul Sartre, sans avoir pu  faire aimer aux élèves ce qui se fait de mieux dans la littérature arabe: le monde merveilleux et spirituel de Gibrane Khalil Gibrane, la terre nourricière de Abdelhamid Ben Hadouga ou les bas-fonds du Caire tels que décrits par Naguib Mahfoudh. Ils ne sont pas à blâmer les élèves chez qui le goût de la lecture a été banni, l’esprit critique oblitéré et le sens de la communication émoussé. Les horaires de la langue française dans le primaire, le moyen et le lycée se réduisent en peau de chagrin. Comment peut-on se mettre dans le bain d’une langue étrangère avec trois heures de matière par semaine? La bêtise qui a régné dans l’institution éducative algérienne est allée jusqu’à substituer dans le primaire l’anglais au français, en sollicitant un improbable choix des parents des élèves. C’est un coup fourré pour contrer l’avancée du français. Cela ne veut pas dire pour autant que nous formerons des maîtres dans la langue de Shakespeare. Sur ce plan, on est presque les derniers du peloton. Les familles qui ont pris conscience de l’importance de cette langue internationale payent des cours à leurs enfants, particulièrement dans les grandes villes. Car, ils savent son importance sur le marché du travail. Si, une partie des diplômés de l’université  trouvent temporairement un point de chute, un “refuge», dans l’administration de la fonction publique, malgré la valeur au rabais du diplôme, le reste, destiné à fouiller dans le marché du travail se heurte incontestablement à un double problème: un diplôme mal valorisé et une déficience criarde dans la maîtrise des langues étrangères, particulièrement me français et l’anglais. La fantaisie que permet la rente a rendu possible un certain nombre de diversions dans nos universités. Ainsi, l’on retrouve l’italien, l’espagnol, le russe, le turc, dans les choix donnés aux bacheliers ayant laborieusement, y compris par la fraude, obtenu une moyenne de 10 au baccalauréat. On se permet même d’enseigner l’hébreu à l’université des sciences islamiques de Constantine au moment où l’Algérie vit les moments les plus forts de son enferment linguistique.

Amar Naït Messaoud

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