Entre priorités et urgences, la voie étroite

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Depuis le début de l’année 2010, les tensions sociales ont donné lieu à des émeutes de rue comme elles ont été à l’origine du ‘’réveil’’ relatif de la classe politique qui tente, par ce moyen, de rebondir et de se replacer sur une scène qu’elle n’a pas su faire sienne pendant des années. En tout cas, les questions d’ordres social, professionnel et syndical ont, de ce fait, acquis un rang de primauté par rapport aux autres thèmes même si des élites politiques tentent de chevaucher ces revendications pour exprimer une demande de libéralisation du régime politique. L’expression des inquiétudes des travailleurs face aux nouvelles donnes de la politique de l’entreprise, de l’emploi et de la rémunération n’arrive pas à se faire dans un cadre de sérénité et de débat franc. C’est souvent dans un climat de tension, de malentendus et même parfois de violence verbale ou d’émeutes que les difficultés et les revendications des travailleurs sont portées à la connaissance des autorités et des gestionnaires.

Par Amar Naït Messaoud

Tous les secteurs, à un degré ou un autre, sont touchés par de tels dérèglements au point où une certaine culture de la protesta tend à se substituer d’une manière quasi définitive à la culture du dialogue et de la négociation. Les fonctionnaires de l’éducation, les médecins du secteur public, les cheminots, les travailleurs communaux, les taxieurs et d’autres corps de métiers encore ont débrayé battu le pavé ou ont carrément affronté les forces de l’ordre lors de tentatives de manifestations dans la rue.

Au malaise touchant le monde du travail, se greffe la grave question du chômage qui lamine une grande partie de la frange juvénile, soit environ 25 % dont une grande partie est constituée de diplômés universitaires.

Le gouvernement a apparemment pris conscience du danger qui guette la paix sociale d’autant plus que le chaudron de la révolte des peuples de plusieurs pays arabes est en train de bouillir donnant lieu à des révolutions comme en Tunisie et en Égypte. Pour juguler le phénomène de la marginalisation de la jeunesse, le gouvernement a pris un certain nombre de mesures d’insertion sociale et professionnelle (renforcement des dispositifs de l’Agence de l’emploi ANEM, facilitation de l’accès aux crédits Ansej ou agricoles, soutien des prix à certains produits alimentaires jugés stratégiques,…). Ce sont des mesures prises dans un climat de tension et de précipitation ; elles auront toutes les difficultés du monde à remplacer les vraies mesures attendues, à savoir une politique hardie d’investissement et de création d’entreprises, seule à même de générer de l’emploi et de raffermir le niveau de vie d’une façon durable.

Le front social s’enflamme

Le front social est assurément en ébullition. Quelque part, des ressorts ont cassé au sein de la société de l’entreprise, de l’administration et des solidarités communautaires. Les liens supposés lier travailleurs et employés sur la base de textes réglementaires clairs deviennent de plus en plus distendus. Cet état de fait est induit par de nombreux facteurs endogènes- strictement liés à la transition économique que connaît notre pays- et exogènes- secrétés par la conjoncture mondiale. Cette dernière ne se limite pas, loin s’en faut, à la crise financière internationale ayant touché les économies du monde insidieusement depuis 2007 et plus ouvertement depuis 2008 ; elle embrase les données des nouvelles valeurs du travail, de l’avancée technologique, de l’ergonomie, des luttes et des solidarités sociales à l’échelle de la planète.

Ce sont des données que le monde du travail algérien n’a pas encore intégrées dans son fonctionnement. Notre économie est en train de chercher encore ses repères, aussi bien ceux inhérents à la relance de la machine de production et à la création d’entreprises que ceux régissent l’intervention de la ressource humaine dans ses dimensions de force de travail et de chefs de ménage auxquels sont dus des rémunérations et des prestations sociales. C’est une longue transition qui arrive difficilement à se défaire de l’ancienne mentalité rentière pour pouvoir asseoir de nouvelles règles basées sur la productivité le temps de travail, la santé des employés et d’autres points censés figurer dans le grand chapitre ayant pour nom ‘’relations de travail’’.

Le plan d’action du gouvernement présenté par le Premier ministre devant les députés des deux chambres parlementaires l’année dernière a été une occasion pour les représentants du peuple, mais aussi pour Ahmed Ouyahia, d’aborder la question des salaires, des statuts particuliers de la Fonction publique (dont une partie n’est pas encore finalisée à ce jour) et d’autres problèmes liés au monde du travail.

Le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, a recentré le débat sur le monde de l’entreprise et de l’investissement créateur d’emplois. Les investissements publics focalisés sur les grandes infrastructures et les équipements publics vont continuer à travers le plan 2010-2014 adopté en mai dernier par le Conseil des ministres. Ces ouvrages et infrastructures- en tant qu’éléments participant à la viabilisation du cadre physique dans lequel évolueront les entreprises- sont censés justement attirer et faciliter les investissements privés, nationaux et étrangers.

Néanmoins, par-delà cette vision qui assoit une stratégie à moyen terme et qui bénéficiera indubitablement à toute la communauté nationale, l’évolution rapide du cadre de travail des ouvriers et techniciens algériens a charrié de nouvelles aspirations et d’autres exigences en matière de salaire, de formation, de conditions ergonomiques, de santé et de relation de travail. C’est pourquoi, le gouvernement a mis, depuis 2009, dans son agenda, la révision en profondeur le code du travail algérien. Depuis cette date, l’échéance de la promulgation d’un nouveau code a été repoussée d’année en année. Le ministère du Travail semble être absorbé par d’autres priorités qui ont bousculé son calendrier.

Pierre angulaire de la législation du travail

Indubitablement, l’amendement du code du travail constitue la pierre angulaire dans le nouvel édifice des lois et règlements inscrits dans l’agenda des réformes économiques et sociales.

Les raisons qui sont à la base d’un tel impératif sont nombreuses et variées. Presque dans tous leurs aspects, l’exercice du travail et les contraintes qui lui sont inhérentes se présentent sous un jour nouveau en Algérie. En effet, depuis le début de la décennie 2000, la plus grande proportion d’employeurs revient au secteur privé. C’est lui qui crée de l’emploi à la faveur de l’émergence de l’entreprise privée encouragée par la nouvelle législation du pays. De même, le monde syndical a, lui aussi, subi une évolution, du moins dans son appréhension par les travailleurs. Quant au prolongement pratique sur le terrain, seule la pression et la persévérance pourront rendre légales ces nouvelles formes de lutte et de regroupements. Le processus a déjà commencé avec la confédération des syndicats autonomes, organisation créée au début de l’année en cours principalement par des syndicalistes de la santé et de l’éducation.

L’entrée en scène des entreprises étrangères sur nos chantiers d’autoroute ou de tramway ou bien encore dans certaines représentations commerciales a indubitablement charrié une nouvelle discipline du travail à laquelle les travailleurs algériens sont invités à se soumettre. Cela ne peut aller sans un certain nombre de frictions et de malentendus. On l’a vu sur les chantiers de l’autoroute, particulièrement sa partie centre-ouest, où des ouvriers algériens travaillant pour le compte d’une entreprise chinoise sont en conflit quasi permanent. Salaires, primes et nombre d’heures de travail sont les quelques éléments du ‘’conflit’’. Même le nouveau week-end algérien, dit ‘’semi-universel’’, en vigueur depuis août 2009, ne fait pas l’unanimité au sein de certaines unités de travail.

D’autres problématiques comme celles de la santé dans l’entreprise, des œuvres sociales et d’autres droits n’ont jamais été aussi sollicitées qu’au cours de ces dernières années, même si les prestations ne répondent pas toujours aux exigences de l’ergonomie, de la psychologie du travail et de la dignité des travailleurs.

Au cours de cette marche incertaine vers un autre monde du travail- ce qui déteint sur l’ensemble des éléments : flexibilité de la relation de travail, précarisation par des contrats CDD, gestion moderne du temps et de l’outil de travail, impératifs de la formation continue&hellip,; le bouillonnement du front social prend parfois de dimensions inquiétantes, voire ingérables. C’est un peu le climat de ce qui se passe au niveau du secteur de la santé. Omnipraticiens, spécialistes et paramédicaux réclament un statut qui les replace d’une façon favorable et logique dans la hiérarchie sociale. Même la corporation des professeurs n’a pas échappé à la tension, particulièrement l’exercice simultané de leurs activités dans les secteurs public et privé. On ne sait pas dans quelle mesure les différentes initiatives de Djamal Ould Abbas pourront ‘’absorber’’ la colère et les récriminations de ces différents corps de métiers.

Le métier et ses débouchés

Les motivations, la dimension et les retombées de tels mouvements sociaux ne sont évidemment pas étrangères aux conditions sociales des travailleurs algériens, au chômage, à la précarité et aux inégalités entre les différentes couches de la société. Dans le sillage de la mondialisation des échanges et de la division internationale du travail, les analystes, les pouvoirs publics, les syndicats et d’autres acteurs ont, chacun selon sa grille d’analyse, essayé de caractériser et de qualifier la nouvelle situation qui est en train de se mettre en place en Algérie. Signe des temps, une tendance semble lourdement se dessiner : on parle de moins en moins de ‘’masses laborieuses’’. Ce dernier concept faisant partie de la langue de bois du parti unique, n’est actuellement utilisé par aucune partie, y compris la gauche radicale. En tout cas, le triomphe du capital après la chute du mur de Berlin a entraîné avec lui l’éloignement ou la mise en veilleuse des revendications et des ambitions sociales.

Le réveil des luttes sociales dans l’aire géographique arabe depuis l’immolation de Mohamed El Bouazizi en Tunisie a trouvé sa jonction avec un désir de libération politique chez des peuples longtemps tenus sous la tyrannie de pouvoirs dynastiques.

La nouvelle configuration des forces sociales n’a pas encore atteint sa pleine maturité dans notre pays ; d’où les incertitudes qui pèsent sur le monde du travail, incertitudes renforcées par les nouvelles technologies de l’information et de la communication qui bouleversent un peu plus chaque jour la relation entre le travailleur et son outil de production et qui situent dans une dimension nouvelle les facteurs de productivité.

Pour ce qui est de compétence censée ouvrir la voie vers l’exercice d’un métier, le problème se pose plus que jamais en termes d’adéquation entre le système d’enseignement et le marché du travail.

Cette dernière notion a, il est vrai, fait défaut par le passé du fait que l’ensemble des diplômés avaient leurs débouchés pris en charge par l’État, principal employeur du pays. Les analystes les plus indulgents ont conclu à la faillite du système de la formation professionnelle dans notre pays. Les symptômes on commencé à apparaître au grand jour dés l’émergence de l’entreprise privée comme nouvel acteur de la vie économique du pays: les ateliers et usines privés ayant vu le jour au cours des dernières années ne trouvent pas le personnel technique et d’exécution sur le marché du travail.

Les offres d’emploi par lesquelles des employeurs cherchent des ouvriers spécialisés, des contre-maîtres et agents de maîtrise (charpentiers, chauffagistes, plombiers, …) traînent pendant des semaines sur les pages publicitaires des journaux sans pouvoir mettre la main sur le profil désiré ou la compétence voulue. C’est que depuis longtemps, la formation professionnelle est vue par la société et même par les pouvoirs publics comme simple réceptacle des exclus du système éducatif. Au lieu qu’elle soit un choix dicté par les préférences d’un cycle court ou par des prédispositions et aptitudes particulières- comme cela se passe dans les autres pays du mode-, la formation professionnelle est vécue plutôt comme un moindre mal par rapport à l’exclusion scolaire et un morose stand-by avant le service national et l’âge adulte. Il faut dire aussi que cette médiocrité et cette faillite sont les conséquences d’un système rentier qui avait plutôt besoin d’un personnel docile que d’un personnel qualifié.

Aujourd’hui, les données sont en train de changer radicalement. Face à une vague sans précédent de techniciens, personnels d’exécution, cadres et même ouvriers étrangers ramenés ou recrutés par les sociétés étrangères travaillant en Algérie (chantiers des bâtiments, de l’autoroute, des barrages, du tramway,…), les responsables de la formation sont plus que jamais interpellés pour révolutionner le secteur par de nouvelles méthodes de formation et une nouvelle pédagogie qui allient la nécessité de qualification aux besoins de l’économie nationale, sans oublier ce qui fait actuellement la force centrale de la gestion des ressources humaines à travers le monde, à savoir la formation continue et la mise à niveau permanente des agents, des cadres et de l’ensemble du personnel.

La chute aux enfers

Afin de recréer les conditions d’une stabilité macroéconomique selon les canons de l’orthodoxie libérale, l’Algérie s’est vu contrainte de subir le Plan d’ajustement structurel (PAS) que le FMI lui dictera à partir de 1994 suite au rééchelonnement de sa dette extérieure.

C’est une opération qui se traduira par un coût social élevé : dégraissage au sein des entreprises publiques par le moyen de plusieurs formules (licenciements, départs volontaires, retraite anticipée,…), libéralisation des prix de produits de première nécessité autrefois soutenus par les subventions de l’État, gel des salaires, gel des recrutements dans la Fonction publique,…etc. La libéralisation des prix a fait que certains produits vitaux (comme l’huile végétale, le sucre, le lait) ont vu leurs prix se multiplier par 10 ou 20. Des cohortes de chômeurs se formèrent suite à la fermeture de certaines entreprises publiques (on parle d’un minimum de 500 000 travailleurs licenciés). Pour amortir un tant soit peu le choc, les pouvoirs publics, conseillés par les institutions financières internationales, ont eu recours à certaines actions de solidarité nationale via le Filet social, l’Emploi de jeunes, la création de la Caisse de chômage (CNAC) et, plus tard, le Pré-emploi pour les universitaires primo-demandeurs.

La paupérisation des Algériens a eu le grand malheur de coïncider avec la période de la subversion terroriste où la priorité fut accordée à la lutte pour la survie du pays. Même le principal syndicat du pays, l’UGTA, était plus préoccupé par la situation politique et sécuritaire du pays que par l’état de la classe ouvrière. Ce n’est qu’après l’ébauche d’autres syndicats autonomes, même s’ils ne sont pas agrées, que l’UGTA fera en quelque sorte montre d’une certaine ‘’combativité’’. Cette dernière restera dans la limite des grands équilibres de pouvoir et sera balisée de sorte à parvenir à un ‘’consensus’’ avec l’État et le patronat privé dans le cadre de la tripartite.

La libéralisation des prix- après l’impasse du soutien aux produits ‘’stratégiques’’ qui comprenaient même des objets de fantaisie acquis par la grâce de la rente pétrolière- a donc coïncidé avec la fin de la paix civile en vigueur depuis l’Indépendance. La subversion terroriste a même ‘’attiédi’’ les revendications sociales du fait que la priorité était donnée à la survie physique des citoyens. L’exode rural dû à l’insécurité dans les campagnes, la fermeture des unités de production, la déscolarisation des enfants, le prolongement inhabituel de l’âge du mariage aussi bien pour les filles que pour les garçons et d’autres facteurs aussi handicapants ont jeté de larges franges de la population dans les bas-fonds de la misère qui n’a pas eu son équivalent au cours des trente dernières années. Si l’on retient, pour des commodités de raisonnement, le principe de la Banque mondiale qui désigne comme pauvre une personne vivant avec moins d’un dollar par jour, le compte serait bon pour que l’écrasante majorité des Algériens soit déclarée comme vivant sous le seuil de pauvreté. Si on prend l’exemple d’une petite famille de cinq personne, et l’on prend la valeur la plus stable du dollar par rapport au dinar (80 DA pour 1$), il en résulte que cette famille devrait avoir un revenu minimum de 12000 DA par mois. C’est le seuil de pauvreté correspondant à sa taille.

Le taux de chômage, à lui seul, n’illustre pas non plus la dimension de la pauvreté. Actuellement revu à la baisse dans notre pays, moins de 11 %, ce phénomène quantifiable ne permet pas, à son tour, de quantifier la pauvreté. Cela est d’autant plus vrai que plusieurs chefs de ménage déclarés comme étant employés ne possèdent pas les ressources nécessaires pour vivre décemment, scolariser leurs enfants, avoir des loisirs, se soigner, se chauffer,…etc.

C’est cette nouvelle réalité du monde du travail- faite de régression sociale visible à vue d’œil dans un pays qui se targue d’une embellie financière ‘’hermétique’’ même aux vents de la crise mondiale- que n’arrivent pas à accepter les travailleurs et les ménages algériens.

Du nouveau Code du travail, il est attendu un surcroît de respect de la dignité des travailleurs, une adaptation aux nouvelles données de l’ergonomie et de la psychologie du travail et une jonction plus réussie entre l’outil de travail, le capital et la ressource humaine.

A. N. M.

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