Entre les émeutes et le challenge d’un sursaut salutaire

Partager

A l’occasion de l’élection la semaine passée du Brésilien José Graziano da Silva comme nouveau directeur général de l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les problèmes de la sécurité alimentaire, de la malnutrition dans le monde et des nouvelles perspectives des produits agricoles ont été une nouvelle fois soulevés. « J’ai des attentes concernant une meilleure gouvernance du monde », a déclaré le nouveau directeur, suite à la réunion la semaine dernière à Paris du G20 des ministres de l’Agriculture.

« Nous croyons que la volatilité des prix va se maintenir pour longtemps ; ils vont rester hauts je ne sais pas combien de temps. C’est un déséquilibre qui est lié aux marchés financiers », a-t-il ajouté.

Nous savons qu’une part importante du taux d’inflation enregistré en Algérie au cours des trois dernières années- variant officiellement entre 4 et 6 %-, se rapporte aux produits alimentaires, principalement les produits de première nécessité. Le renchérissement de ces produits est un phénomène qui a pris depuis la fin de l’année 2007 des proportions mondiales. Cela est vérifiable aussi bien dans les pays pauvres ou en voie de développement-sur lesquels s’exerce ainsi une nouvelle charge qui obère les chances d’une relance de la croissance et d’un véritable développement humain- que dans les pays développés qui, à l’occasion, découvrent, après plusieurs années de quasi insouciance, que le budget des ménages peut subir un déséquilibre qui fait pencher la balance des dépenses du côté de l’alimentation (dépenses incompressibles) après être longtemps restée occupée majoritairement par la rubrique des accessoires ou du non vital (portefeuille du ludique, des cosmétiques, des vacances, des spectacles,…).

En Algérie, et selon les estimations du ministère de l’Agriculture et du Développement rural, les besoins alimentaires du pays par jour ont été multipliés par 7,5 depuis 1962 contre un quadruplement de la production alimentaire nationale.

La crise qui dure depuis presque quatre ans et qui touche-presque à l’échelle du monde- les produits agricoles frais, conservés ou manufacturés trouve en Algérie une dramatique expression par la fragilisation de plus en plus accrue de larges franges de la population, catégories déjà malmenées par le chômage chronique, la faiblesse des revenus et même un état de pauvreté que l’on a du mal à cacher. Les tensions répétitives sur le lait, le surenchérissement du prix des huiles végétales (palme, soja, olive,…) et les niveaux de prix élevés auxquels se maintiennent des produits de première nécessité comme la pomme de terre depuis l’année 2007 ont donné un franc avant-goût aux Algériens des horizons peu clairs qui se dessinent pour les produits alimentaire pour les années à venir. En tout cas, les forts dérèglements des prix des produits agricoles- auxquels sont venues s’ajouter depuis quelques mois d’autres flambées des prix touchant une grande palette des produits de consommation- ne sont pas sans soulever moult interrogations sur la politique agricole du pays et sur la stratégie de développement rural mise en œuvre par les pouvoirs publics depuis quelques années.

Même si elles revêtaient un caractère politique indéniable, les émeutes de janvier 2011-auxquelles est collé le sobriquet d’ «émeutes du sucre et de l’huile » – charrient dans leur sillage une forte inquiétude des populations face au renchérissement des produits alimentaires qui sont loin de se limiter au sucre et à l’huile végétale.

Le mythe de l’autosuffisance

Si l’exception a fait que l’année dernière de l’orge algérienne a été exportée- après une absence sur les marchés mondiaux qui aura duré une quarantaine d’années-, la ‘’règle’’ veut malheureusement que l’on retombe dans la dépendance une année plus tard pour le même produit. La crise vécue par les éleveurs des Hauts Plateaux au printemps de l’année 2011 en matière de fourrage pâturés a fait un puissant appel d’air à la consommation d’orge, produit soutenu par l’Etat et auquel sont tendus des ‘’barrages’’ par les traditionnels spéculateurs.

Une illustration pour ‘’jauger’’ des capacités actuelles d’exportation des produits agricoles : les exportations algériennes de produits alimentaires ont atteint un volume de 97,4 millions de dollars en 2009 contre 5,8 milliards de dollars d’importations de biens alimentaires dans la même année.

En tout cas, les analystes de l’économie agricole du pays ne se satisfont plus du concept générique d’ ‘’autosuffisance alimentaire’’. Ce dernier charrie une part de malentendu du fait que presque aucun pays au monde ne peut prétendre à une autosuffisance totale vu que des facteurs naturels, techniques, professionnels, économiques et gastronomiques interfèrent dans la limitation des espèces végétales ou animales produites par chaque pays. À la limite, on peut faire l’économie de ce terme d’autosuffisance pour nous consacrer aux meilleurs moyens de valoriser et d’exploiter les potentialités avérées des différentes régions du pays en production agricole, comme il s’agit de trouver les ressources nécessaires- y compris par l’exportation des produits agricoles du terroir- pour assurer la disponibilité du complément d’alimentation que les agriculteurs algériens n’ont pas pu produire (pour des raisons climatiques, techniques ou de coûts). Là on rejoint l’un des axes de la politique du PNDA lancé au début des années 2000 et qui s’appuie sur la stratégie de la reconversion de parcelles céréalières, où les rendements sont trop faibles, par l’arboriculture fruitière. Concernant les soutiens publics, l’État s’était engagé à soutenir la céréaliculture dans le mesure où l’exploitant fait des rendements qui méritent d’être encouragés (soit 40 qx/ha et plus). La raison qui sous-tend l’orientation vers la reconversion est surtout le caractère aléatoire de la pluviométrie en Algérie. Sachant que la céréaliculture ne peut bénéficier de l’irrigation- ses coûts seraient hors de portée des fellahs-, il reste cette solution d’investir dans l’arboriculture qui offre plusieurs avantages. D’abord, l’arboriculture rustique (olivier, amandier, pistachier, figuier,…) est peu consommatrice d’eau. L’effort d’arrosage, particulièrement au nord du pays, est requis juste la première et deuxième années de plantation. Ensuite, les espèces irriguées (poirier, pommier, prunier,…) peuvent bénéficier des techniques modernes d’irrigation fondées sur l’économie de l’eau (goutte-à-goutte, par exemple). Seulement, cette nouvelle orientation-suivie d’un effet de démarrage dans certaines wilayas- suppose une prise en charge sur le plan commercial (conditionnement, emballage, surtout lorsqu’on envisage le marché de l’exportation) et un prolongement sur le segment de l’agroalimentaire, sachant qu’un surplus de production par rapport à la consommation existera toujours du fait de la vitesse de la maturation biologique des fruits qui ne correspond presque jamais au rythme de consommation. L’exemple de l’abricot de N’Gaous, jeté dans la nature après trois à quatre semaines de commercialisation, illustre à lui seul les déficits du secteur agroalimentaire en Algérie. Il en est de même de la tomate industrielle, de la cerise et de bien d’autres produits.

En 2008, le ministre de l’Agriculture a tenu à souligner le fossé qui sépare l’activité agricole en tant que sphère de production et la l’activité de transformation agro-industrielle en tant que sphère où se crée la valeur ajoutée et qui donne ainsi des débouchés variés aux produits agricoles. « Il n’y aura pas de modernisation de l’agriculture si les entreprises de l’agroalimentaire continuent à tourner le dos à la production nationale (…) Nous avons constaté que nous sommes l’un es rares pays au monde où l’appareil de transformation du secteur de l’agroalimentaire n’est pas du tout en phase avec le monde agricole. Notre conviction est le rapprochement des professionnels du monde agricole afin de mettre fin au dysfonctionnement qu’a provoqué l’appareil agro-industriel ».

Les axes de la nouvelle politique agricole

A l’échelle du monde et en rapport avec les nouvelles technologies relatives à l’énergie, pour la première fois, un concept technique timidement évoqué au début de la décennie en cours, impose sa présence pour expliquer au moins une partie de la rareté et le renchérissement des produits alimentaires sur les marchés mondiaux. Il s’agit des biocarburants. Même si leur part dans l’envolée des prix reste très faible pour le moment, cela nous renseigne sur la nouvelle donne avec laquelle il faut compter désormais dans le monde de l’agriculture et de l’agroalimentaire. D’autres raisons plus ‘’classiques’’, mais qui méritent une attention et vigilance des plus aiguës de la part des responsables politiques des pays concernés, ont, elles aussi, tiré vers le haut les prix des produits alimentaires. Mauvaises récoltes dues souvent à des conditions climatiques inattendues, rehaussement des intrants (engrais, produits phytosanitaires,…) et, surtout, envolée des produits pétroliers qui pénalisent les agriculteurs occidentaux. L’on a assisté au cours de l’été 2008, les spectacles de protestation dans plusieurs pays européens où des routes et autoroutes étaient coupées par les agriculteurs qui demandent à leurs gouvernements la détaxation du fuel pour pouvoir face aux dépenses liées aux travaux mécaniques à haute consommation d’énergie. Ce dernier cas de figure constitue un bel exemple du paradoxe dans lequel baignent certains pays exportateurs de pétrole, à l’image de l’Algérie, pour lesquels, au-delà d’un certain seuil raisonnable, le prix de l’or noir devient un cauchemar de plus, voire une malédiction, puisqu’il contribue inévitablement au rehaussement de leur facture alimentaire. A cela s’ajoute une autre infortune qui pénalise les pays importateurs de produits alimentaires: la chute de valeur qui affecte sporadiquement le dollar par rapport à la monnaie européenne ; le première constitue la majorité des recettes algériennes et la seconde forme la majorité de ses dépenses.

Il est clair que, pour les pays dont l’agriculture n’est pas sérieusement prise en charge, le contexte mondial actuel n’accorde aucun répit ou faveur. C’est un défi dont le relèvement ne dépend d’aucune magie ou entourloupette. Il sollicite, au contraire, toute l’intelligence et la rationalité des techniciens, des élites et des responsables politiques. On en arrive au constat que ce qui relevait naguère des ‘’acquis’’ irréversibles en matière de sécurité alimentaire- par la grâce de la seule disponibilité de devises générées par la mono-exportation-, appelle des révisions déchirantes dans la stratégie agricole et dans l’industrie agroalimentaire, considéré jusqu’à présent comme le parent pauvre du secteur.

La cherté ayant touché la presque totalité des produits alimentaires- hormis certains fruits et légume de saison- a conduit le gouvernement à recourir à la politique du soutien des prix. C’est une solution d’urgence-consistant à acheter la paix sociale- que les analystes verraient d’un mauvais œil si par malheur elle venait à se substituer à une véritable politique de croissance agricole qui toucherait toutes les filières (élevage, céréaliculture, arboriculture,…) et qui déboucherait sur une chaîne agroalimentaire solide et solidaire. Cela signifie dire qu’il y a lieu de valoriser et de prolonger les efforts consentis depuis le début des années 2000 par le ministère de tutelle en corrigeant le tir quand cela s’avère nécessaire.

La stratégie agricole tracée depuis le début des années 2 000 consiste à s’attaquer frontalement aux deux grands axes qui constituent ce secteur d’une façon simultanée : l’agriculture professionnelle qui se donne des critères spécifiques pour cibler son domaine d’intervention (à savoir les exploitations titrées des régions de plaine, les EAC-EAI, les animateurs du secteur agroalimentaire,…) et le développement rural devant intervenir dans les zones reculées de la montagne ou de la steppe touchées par des problèmes spécifiques. Parallèlement au soutien apporté à l’agriculture professionnelle suivant les filières (lait, céréales, légumes secs, chambres froides), et ce, à travers le FNDIA (Fonds national du développement et de l’investissement agricoles), les espaces ruraux situés dans les zones de montagne ou dans la steppe font l’objet d’une nouvelle attention des pouvoirs publics. Car, ces espaces se trouvent fragilisés par plusieurs facteurs auxquels échappe l’agriculture professionnelle : enclavement, morcellement de la propriété érosion des sols, absence de titres de propriété déficit en infrastructures et équipement publics (écoles, centres de santé et de loisirs, électricité ouvrages hydrauliques,…etc.). En outre, ces zones ont gravement souffert de la période d’insécurité entre 1993 et 2002, ce qui a entraîné un exode forcé de plusieurs centaines de milliers d’habitants vers les villes après avoir bradé leurs cheptels et leurs meubles.

Avatars de l’espace rural algérien

Le recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) effectué en avril 2008 établit que les deux tiers de la population algérienne vivent en milieu urbain. Les statistiques du ministère de l’Agriculture remontant au début des années 2 000 parlent de 13 millions de ruraux algériens. En tout cas, la dislocation de cet espace rural est une donnée irréfutable qui a trouvé sa pleine expression entre 1993 et 2002. Cette situation qui est venue se greffer sur un ancien exode rural de type économique.

Sur le plan de l’approche et de la méthode, et vu les chamboulements économiques et sociaux vécus par la campagne algérienne, la notion même de ruralité est sujette à controverse. En effet, dans une situation où les métiers ruraux,-et principalement l’artisanat- se meurent, où le salariat et l’économie informelle prédominent chez la population occupée, où le chômage est la situation la mieux partagée et où les activités agricoles sont réduites à la portion congrue, il y a lieu de redéfinir la notion de monde rural et de lui imaginer les modèles de développement qui prennent en compte toutes ces contraintes.

Dans la nouvelle situation du marché mondial qui s’installe- où l’interdépendance des économies se confirme un peu plus chaque jour-, les défis qui se posent à l’agriculture algérienne deviennent de plus en plus complexes. Pourtant, des efforts méritoires ont été déployés en direction du secteur de l’agriculture par les soutiens aux producteurs, la mise à niveau des exploitations agricoles et l’extension de la surface agricole utile (concessions, mise en valeur par l’accession à la propriété foncière,…). Cependant, les résultats tardent à voir le jour et notre dépendance alimentaire se confirme chaque année davantage. Les spécialistes et les pouvoirs publics ont depuis longtemps identifié certaines contraintes majeures qui grèvent l’essor de l’agriculture algérienne ; cependant, le prolongement sur le terrain d’un tel diagnostic se heurte à moult obstacles. Le problème du foncier fait que le statut des terres publiques (EAC et EAI) est considéré comme un frein aux investissements d’autant plus que les usufruitiers nourrissent une méfiance légendaire à l’égard de l’administration et, dans certaines régions, se rendent complices de l’avancée du béton sur les terres agricoles. La nouvelle loi d’août 2010 relative à la nouvelle configuration de ces entités (EAC et EAI) et le mode concession adopté (40 ans renouvelables au lieu de l’ancienne jouissance perpétuelle) ne semble pas constituer une ‘’révolution’’ en la matière. Par ailleurs, le secteur de l’agroalimentaire n’est qu’à ses premiers pas en Algérie. Le déficit de prise en charge du secteur de la transformation a fait que des produits agricoles, en situation de surproduction, ont été jetés dans la nature. La chaîne agroalimentaire permettant d’absorber le surplus de production a rarement suivi. Il en est de même des possibilités d’exportation d’une partie des produits. Outre la qualité des produits, l’un des plus sérieux handicaps pour se lancer dans cette dernière activité étant le conditionnement, l’emballage et le design. Cette opération exige une qualité phytosanitaire impeccable des produits et un conditionnement qui répondent aux normes internationales. Le problème soulevé par la production viticole, particulièrement le raisin de cuve, est encore plus corsé dans les wilayas où, depuis le début des années 2 000, de vastes programmes de réhabilitation de cette production ont été lancés. Dans l’Ouest algérien, les capacités des anciennes caves sont saturées. En outre, sur le plan du marché mondial des vins où l’Algérie occupait jadis une place de choix, il y a eu une évolution fulgurante qui a fait que, au cours des 30 dernières années-où l’Algérie s’occupait de l’arrachage de la vigne pour des raisons extra-économiques, ce qui a fortement endommagé les sols de Mostaganem, Beni Saf, Mascara, et les a fait exposer à une dangereuse érosion-, les goûts et les choix gastronomiques ont imposé de nouvelles variétés de vins issus de cépages que l’Algérie n’a pas eu l’occasion de tester, de produire et d’acclimater.

Défis de développement et de stabilité sociale

L’harmonisation des actions et programmes engagés et la vision globale devant assurer leur mise en œuvre sur le terrain se révèlent comme étant les éléments-clefs de la stratégie de développement agricole et rurale. En effet, jusqu’à présent, entre une politique volontariste et ‘’productiviste’’ et son prolongement dans une stratégie générale du secteur, il y a comme un hiatus engendré par de tenaces réflexes dont il est difficile de se départir. Demeure aussi l’épineuse question de la formation et de la vulgarisation de nouvelles techniques pour l’amélioration des systèmes de production. Tous ces aléas risquent de remettre en cause les efforts fournis dans les autres segments de ce secteur névralgique de l’économie nationale et, partant, de prolonger la dépendance du pays et de fragiliser davantage la sécurité alimentaire des Algériens.

Dans ce contexte où les problèmes de l’agriculture algérienne (faible niveau de technicité imbroglio grevant le foncier, ciblage problématique des soutiens, circuits de commercialisation non maîtrisés, manque de cohérence et de solidité de la chaîne agroalimentaire, déficit de stratégie d’exportation) semblent ‘’imperméables’’ à l’augmentation des ressources financières qui lui sont consacrées, la nouvelle stratégie des pouvoirs publics en la matière devrait pouvoir consentir des trésors d’imagination d’autant plus que la relation de notre pays avec l’étranger en matière d’importation acquiert de plus en plus des parts de complexité. D’une part, les clauses de l’accord d’association avec l’Union européenne, entré en vigueur depuis le 1er septembre 2005, vont être ressenties d’une façon plus sévère dans les toutes prochaines années en raison des démantèlements tarifaires progressifs censés s’achever en 2017 ou 2020, selon les nouvelles négociations engagées avec le partenaire européen ; d’autre part, l’entrée probable de l’Algérie à l’OMC enlèvera la majorité des protections ou privilèges dont bénéficie la production nationale. En tout état de cause, la question alimentaire fait parti des grands défis qui se posent, avec plus d’aplomb qu’au cours des décennies précédentes, pour les pays pauvres et les pays en développement charriant ainsi avec elle la problématique de la sous-alimentation et de la mal-nutrition qui se traduisent en terme de santé publique (maladies infectieuses, maladies carentielles) et de paix sociale (jacqueries, émeutes de la faim,…).

Amar Naït Messaoud

[email protected]

Partager