Entre symbolique, tradition et modernité

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Au-delà de toute la symbolique identitaire, culturelle et civilisationnelle qu’implique Yennayer, le jour de l’an amazigh est le premier jour de l'an du calendrier agraire utilisé depuis l'antiquité par les Berbères à travers l'Afrique du Nord. Il correspond au premier jour de janvier du calendrier julien.

C’est Ammar Negadi qui créa le premier calendrier berbère, en 1980. Il fallait trouver un évènement marquant dans l’histoire du peuple amazigh, un fait historique incontestable pour en faire le point zéro du calendrier. Le choix s’est porté tout naturellement sur l’an 950 avant Jésus-Christ et qui correspond à la date où le roi berbère Chachnaq 1er fût intronisé pharaon d’Egypte et fonda la XXIIème dynastie qui régna sur l’Égypte jusqu’à l’an 715 avant J-C. Ce roi berbère avait réussi à unifier l’Egypte pour ensuite envahir la Palestine. On dit de lui qu’il s’empara des trésors du temple de Salomon à Jérusalem. Cette date est mentionnée dans la Bible et constitue la première date de l’histoire berbère sur un support écrit. Yennayer est une fête très répandue à travers toutes les régions de l’Algérie où elle est considérée comme une célébration nationale. Cette fête est aussi fêtée par les autres communautés nord-africaines, comme au Maroc.

Imensi umenzu n yennayer (le dîner du 1er jour de l’an amazigh)

Le repas, préparé pour la circonstance, est assez copieux et différent du quotidien. Les rites sont effectués d’une façon symbolique. Ils sont destinés à écarter la famine, augurer l’avenir, consacrer le changement et accueillir chaleureusement les forces invisibles auxquelles croyait le Berbère. Pour la préparation de «imensi n yennayer», le Kabyle utilise la viande de la bête sacrifiée (asfel), souvent de la volaille, mélangée parfois à la viande séchée (acedluh) pour agrémenter le couscous, élément fondamental de l’art culinaire berbère. Les plus aisés affichent leur différence. Ils sacrifient une volaille par membre de la famille. Le coq est pour l’homme et la poule pour la femme. Un coq et une poule sont attribués à la femme enceinte dans l’espoir qu’elle n’accouche pas d’une fille qui était hélas souvent mal accueillie au sein du système patriarcal de certaines tribus. En revanche, le premier yennayer qui suivait la naissance d’un garçon était d’une grande importance. Le père effectue la première coupe de cheveux au nouveau-né et marque l’événement par l’achat d’une tête de bœuf. Ce rite augure pour l’enfant d’être le futur chef du village. Il est répété lors de la première sortie du garçon au marché. Il a été transposé dans les mêmes conditions, à la fête musulmane chiite de l’achoura, dans certaines localités berbérophones. «Imensi n yennayer» se poursuit tard dans la nuit et la satiété est de rigueur. C’est même désobligeant pour la maîtresse de maison (tamghart n wexxam) de ne pas se rassasier. Il est aussi un repas de communion. Il se prend en famille. On réserve les parts des filles mariées absentes à la fête. On dispose autour du plat commun des cuillères pour signifier leur présence. Les forces invisibles participent au festin par des petites quantités, déposées dans des endroits précis, comme le seuil de la porte, le moulin de pierre aux grains, le pied du vieil olivier… etc. Il y a également la place du métier à tisser qui doit être impérativement enlevé à l’arrivée de yennayer, sinon les forces invisibles risqueraient d’être prises dans les fils et se fâcheraient. Ce qui est mauvais pour les présages.

Pour le Kabyle, « amenzu n yennayer » détermine la fin des labours et marque le milieu du cycle humide. Les aliments utilisés durant ce mois sont les mêmes que ceux de la période des labours. Ils sont bouillis, cuits à la vapeur ou levés. Ils augmentant de volume à la cuisson et sont donc de bon augure. La récolte présagée sera ainsi importante. Les différentes sortes de couscous, de crêpes, de bouillies, ainsi que les légumes secs les agrémentant garnissent la table. Les desserts servis sont les fruits secs (figues sèches, abricots secs, noix, amandes), de la récolte précédente, gardés dans de grandes et grosses cruches en terre pourvues d’un nombril par où l’on extrait le contenu (ikufan). Le mois de yennayer est marqué par le retour sur terre des morts porteurs de force et de fécondité. Durant la fête, les femmes kabyles ne doivent pas porter de ceinture, symbole de fécondité. Celles transgressant la règle subiraient le sortilège de la stérilité. «Imensi n yennayer» nécessite des préparatifs préalables. Dans les Aures et en Kabylie, la veille, la maison est méticuleusement nettoyée et embaumée à l’aide de diverses herbes et branches d’arbres (pin). Elle ne le sera plus, durant les trois jours suivants sinon le balai de bruyère, confectionné pour la circonstance par les femmes lors de leur sortie à la rencontre du printemps (amagar n tefsut), blesserait les âmes errantes. On procède au changement des pierres du kanun (inyen n lkanun).

Les jeux

Les masques symbolisent le retour des invisibles sur terre. En période du mois de yennayer, les enfants en Kabylie et dans l’Oranie se déguisaient (chacun confectionne son propre masque) et parcouraient les ruelles du village. Passant de maison en maison, ils quémandaient des beignets (sfendj) ou des feuilletés de semoule cuits (lemsemmen). Par ce geste d’offrande, le Berbère tisse, avec les forces invisibles, un contrat d’alliance qui place la nouvelle année sous d’heureux auspices. Ce rite, comme celui de la première coupe de cheveux du nouveau-né est transposé à l’Achoura et repris lors de la période des labours. Le paysan distribuait d’humbles offrandes aux passants croisés sur son chemin et déposait de petites quantités de nourritures dans des lieux saints, en se rendant dans ses champs. Amenzu n yennayer marqua toutes les régions berbérophones par des jeux liés aux morts de retour sur terre : carnaval de Tlemcen, jeux de taγisit (os) des femmes de Ghadamès…

Le mythe de la vieille

Dans l’univers culturel berbère, un drame mythique marqua, de sa forte empreinte, yennayer. Des légendes sont différemment contées au sujet d’une vieille femme. Chaque contrée et localité ont leur version. Les Kabyles disaient qu’une vieille femme, croyant l’hiver passé sortit un jour de soleil dans les champs et se moquait de lui. Yennayer mécontent emprunta deux jours à furar et déclencha, pour se venger, un grand orage qui emporta, la vieille. Chez les At-Yenni, la femme fut emportée en barattant du lait. Chez les At-Fliq, Yennayer emprunta seulement un jour et déclencha un grand orage qui transforma la vieille en statue de pierre et emporta sa chèvre. Ce jour particulier est appelé l’emprunt (Amerdil). Le Kabyle le célèbre chaque année par un dîner. Le dîner de l’emprunt (Imensi umerdil) fut destiné à éloigner les forces du mal. À Azazga et à Béjaïa (en Algérie), la période de la vieille (timγarin) durait sept jours. Le mythe de la vieille exerçait une si grande frayeur sur le paysan berbère que celui-ci s’abstient de sortir ses animaux durant tout le mois de yennayer Pour l’esprit rationnel le tabou de ne pas sortir les animaux s’explique plutôt par l’utilisation de la bête comme source de chaleur pour la famille durant le mois le plus froid de l’année. L’architecture intérieure de la maison traditionnelle étaye au demeurant cette argumentation. Le mythe de la vieille marqua, d’Ouest en Est, les régions berbérophones. À Fès (au Maroc), lors du repas de yennayer, les parents brandissaient la menace de la vieille si leurs enfants ne mangeaient pas à satiété : «La vieille de yennayer viendra vous ouvrir le ventre pour le remplir de paille». À Ghadamès (en Libye), «Imma Meru» était une vieille femme, laide, redoutée et malfaisante. Elle viendrait griffer le ventre des enfants qui ne mangeaient pas de légumes verts durant la nuit du dernier jour de l’année. Étant conté différemment, dans la quasi-totalité des régions berbérophones, la légende de la vieille de yennayer a le même support culturel. Des traditions berbères liées au changement de l’année se retrouvent dans plusieurs régions d’Afrique et du bassin méditerranéen.

Un moment de convivialité familiale. 

La veille du 12 janvier, le repas est frugal. Le plus souvent, on prépare berkukes, boulettes de farine cuites dans un bouillon léger ou encore Icacmen, blé en grain préparé au lait ou en sauce. Ailleurs on ne consomme que du lait ou des légumes secs cuits à l’eau. Le lendemain en revanche, on partage un repas copieux en signe de prospérité composé des éléments suivants : gâteaux/galettes : lesfenj (des beignets), tiγrifin (crêpes) ; plat des «sept légumes» fait uniquement de plantes vertes ; viande (volaille, chevreaux ou moutons) ; friandises (fruits secs comme figues sèches, amandes, noisettes, dattes..). Dans certaines régions d’Algérie (Oran) ou du Maroc (Berkane chez les Iznassen), on évite de manger des aliments épicés ou amers pour se préserver d’une mauvaise année. Le repas de Yennayer est conditionné par les récoltes selon les régions mais aussi par les moyens des uns et des autres. Les aliments servis vont symboliser la richesse, la fertilité ou l’abondance. Il est ainsi des irecman (bouillie de blé et de fèves) ou le cœur du palmier chez les Beni-Hawa : pas question de rater le repas de bénédiction qu’est celui de Yennayer! Une occasion de se souhaiter des vœux de prospérité. Yennayer symbolise la longévité et c’est souvent l’occasion d’y associer des événements familiaux tels la première coupe de cheveux aux petits garçons. Dans certaines régions berbérophones, on dit que l’enfant est comme un arbre, une fois débarrassé des mauvaises influences, il poussera plus fort et plus énergiquement (c’est d’ailleurs à cette période qu’on opère la taille de certains arbres fruitiers) ; le mariage sous le bon présage de Yennayer. Les petites filles s’amusent à marier leurs poupées (pratique qui rappelle tislit n wenZar). Parmi les rites d’initiation agricoles on peut citer l’envoi des enfants aux champs afin de cueillir eux-mêmes fruits et légumes.

Croyances et superstitions 

Ainsi, pour espérer une nouvelle année plus prospère, Yennayer est marqué par quelques opérations de purification. Dans l’anti-Atlas par exemple, au petit jour de Yennayer, la maîtresse de maison nettoie tous les recoins de la maison, en y saupoudrant ibsis (mélange de farine, huile et sel). Elle balaie ensuite toutes les pièces pour «chasser» tamγart n gar aseggwas («l’épouse de la mauvaise année») qui n’est autre que tamara la «misère» (mot à éviter ce jour-là). Le sacrifice d’un animal, Asfel est de rigueur, symbolisant l’expulsion des forces et des esprits maléfiques mais aussi marquant ses vertus prophylactiques. On prie alors les forces divines pour assurer une saison féconde. Au cours de la fête de Yennayer, on fait intervenir des personnages telles teryel (tamZa, ogresse en rifain) ou aâdjouzet Yennayer (la Vieille de janvier) en arabe. Après le copieux repas de Yennayer, la maîtresse de maison mettait jadis un peu de nourriture dans le métier à tisser (azzetta), dans la meule (tasirt) et dans le foyer au feu (kanun) pour entourer de bénédictions ces objets essentiels dans la vie rurale (Aurès, Kabylie et Oranie). Il n’en demeure pas moins que cette fête, célébrée par tous les Maghrébins du nord au sud et d’Est en Ouest, réaffirme les liens culturels et identitaires qui rattachent les peuples de l’Afrique du nord à un même legs civilisationnel et affirment on ne peut mieux l’unité de leur identité.

Sadek A.H 

Sources

– Encyclopaedia Universalis. France S.A. 1989.

– Paul Couderc. Le calendrier. P.U.F. Que sais-je. no 203

– Jean Servier. Tradition et civilisation berbères. « Les portes de l’année ». Éditions du Rocher. août 1985.

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