Taleb Rabah tire sa révérence

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Un monument de la chanson kabyle vient de nous quitter. Taleb Rabah s'est éteint, hier, à l'âge de 85 ans.

Il a laissé derrière lui plus qu’une discographie, un riche patrimoine de chansons, dont il est l’auteur et l’interprète, tout en composant lui-même les mélodies. Le répertoire de Taleb Rabah, riche de plusieurs centaines de poèmes chantés, constitue une bibliothèque immortelle, qui a accompagné et suivi la vie de la société kabyle depuis les dernières années de la colonisation jusqu’à la sortie de son dernier album, en 2014, celui de l’adieu. Plus d’un demi-siècle de recherche, de don de soi et de composition pour dire la Kabylie, le village, la famille, l’émigration et la misère; la révolution, ses martyrs, ses orphelins et ses veuves; la beauté de la montagne, de ses versants, de ses forêts et de ses animaux. Avec Slimane Azem, Cherif Kheddam et El Hasnoui, il sera l’un des pionniers de la chanson kabyle moderne. Le mot « moderne » doit être entendu ici dans le sens de l’utilisation des instruments de musique adaptés à un orchestre. Né en 1930 dans le village de Tizit, dans la commune d’Illintène, daïra d’Iferhounène, il n’a cessé sa vie durant, de porter haut l’image et l’air de la montagne du Djurdjura auquel s’adosse son village. Un village adossé à la falaise de la montagne, qui n’a de ressource que la force, la dignité et la grandeur de ses enfants. Taleb Rabah a hélé les monts et les tribus de la haute Kabylie, particulièrement à travers sa célèbre chanson « Ay isem aâzizène à Michelet », dans laquelle, il fait le tour des tribus de la région, d’Illitène jusqu’à Ath Sadka, en passant par At h Bouyoucef, Ath Yahia, Akbil, Yattafène,… Il a aussi chanté l’arbre de chêne vert (A tachakkirt n lghaba), arbre symbole de l’authenticité kabyle. Le même arbre est chanté par Aït Menguellet par la suite: « Di tassaft id gigh asghar, matchi di dderya ughanim ». Justement, des chanteurs comme Aït Menguellet et ceux de sa génération, ont trouvé dans le travail de Taleb Rabah un socle solide à partir duquel ils pouvaient ouvrir de nouvelles voies. La révolution de novembre 54, Taleb Rabah l’a chantée d’une façon merveilleuse, dans un accent d’une exceptionnelle émotion, où se conjuguent l’amour de la patrie et la description des incommensurables dégâts commis par la soldatesque française. Cela a donné « Ma tachfam a yigoudar, fallawen ig aâdda lakhrif ». Il y a donné la chronologie des événements, année par année, avec l’accent mis sur des faits saillants que personne ne pouvait oublier. Dans la même veine, Taleb Rabah chantera l’émigration (Ay aghrib idjène tamurt), sachant que lui-même et les trois autres pionniers de la chanson kabyle de sa génération (El Hasnaoui, Slimane Azem, Cherif Kheddam)- avec d’autres chanteurs, à l’image de Zerrouki Allaoua-eurent à vivre dans leur chair cette aventure d’expatriation, devenue le sort fatal de la plupart des familles de Kabylie. C’est en France, où il se rend dès 1950, qu’il entreprend ses premiers pas dans la musique. En 1955, il participera à l’émission de Radio Paris, dirigée par Amraoui Missoum et réservée aux chanteurs amateurs. Par la suite, sa carrière est faite de succès réguliers, qui ne se démentiront jamais. Comme Cherif Kheddam et El Hasnaoui, Taleb Rabah a chanté dans plusieurs de ses albums, et de façon chaste et esthétiquement élevée, la beauté de la femme, qu’il accorde toujours avec la douceur du foyer et les valeurs ancestrales de la société kabyle. Ses chansons investissent un romantisme peu courant dans la chanson kabyle de son époque, tout en puisant dans la morale de la société kabyle. Les deux tendances ne sont pas contradictoires dans les compositions de Taleb Rabah; phénomène que l’on rencontre presque avec la même tendance chez Cherif Kheddam. Notre artiste a également chanté l’art et l’idéal artistique, comme il a fustigé tous ceux qui ont mêlé la pratique de l’art à des comportements indignes, peu en règle avec les valeurs esthétiques convenues.

Chanter en kabyle, comme l’on fait Taleb Rabah et ceux de sa génération, était en lui-même un engagement. Ils ont tracé le chemin à ceux qui ont été classés légitimement par la suite comme étant des chanteurs engagés (Ferhat Imazighène Imoula, Idir, Aït Menguellet, Matoub,…). Avec la disparition de Taleb Rabah, la culture kabyle perd un de ses piliers qui lui ont donné ses lettres de noblesse. Son nom restera gravé de façon indélébile dans la mémoire collective et son œuvre servira de socle et de repère à la jeunesse créatrice de Kabylie.

Amar Naït Messaoud

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