La grandeur d’un homme ou l’art de la lutte pacifique

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Un grand Homme est parti à un moment crucial et incertain pour notre pays.

Par Idir Ahmed Zaïd

La pression qui nous pèse en ce moment et la recherche de repères nous rappellent ce qu’est la grandeur des Hommes, ceux pour qui rien de ce qui appartient à l’humanité ne leur est étranger (dixit Lactance, écrivain du second siècle avant notre ère repris par M. Mammeri), la grandeur de ceux qui ont fait que nous soyons là aujourd’hui, libres mais sans savoir de quoi seront faits nos lendemains… ceux pour qui la vie compte peu devant l’œuvre qu’ils projetaient d’accomplir, ceux, qui comme Si L’Hocine, dont nous sommes maintenant orphelins, cultivaient l’espoir, la franchise, la sérénité pour que nous soyons nous-mêmes, ceux qui comme lui nous ont appris à être lucides et sereins, y compris devant la condamnation, devant la Cour de sûreté de l’Etat, ou devant la condamnation à la peine capitale !

Je revis encore l’instant où, le 16 mai 1980, devant la Cour de sûreté de l’Etat à Médéa, on rouvrait le dossier d’Aït Ahmed, et nous, ayant pour seule défense notre orgueil et notre audace juvénile, affrontions ce vieux juge d’instruction à la voix rauque et grave qui nous distillait un chapelet interminable de chefs d’inculpation et de condamnations que nous encourions, nous qui étions accusés de conspiration et d’atteinte à la sûreté de l’Etat ! Notre seul crime était de revendiquer la reconnaissance de notre identité et plus de liberté dans notre pays. L’énonciation du seul nom d’Aït Ahmed Hocine semblait perturber davantage l’air grave avec lequel le juge d’instruction tonnait sa litanie juridique qui n’en finissait pas, comme si le fait de le prononcer constituait une anomalie intrusive dans la monotonie, une perturbation forte dans l’uniformisme et l’anomie dans lesquels était plongé notre paysage politique, voire un crime de lèse-majesté. C’est alors que me traversa l’esprit l’image sereine de ce jeune homme plein de courage au regard lointain et confiant figé sur l’instantané en noir et blanc pris avec ses camarades de lutte à leur descente de l’avion marocain intercepté par l’aviation française le 22 octobre 1956, non comme danger pour la nation ou comme tentacule de l’impérialisme comme il venait de m’être présenté mais par ce qu’il incarnait sur cette photo comme fascination, détermination, espoir et force du changement ! Son ombre plana un bon moment au-dessus de la lampe qui éclairait les feuillets sortis par le juge d’une chemise sur laquelle étaient transcrits le nom d’AIT AHMED Hocine et les trois lettres FFS dont la seule lecture semblait provoquer chez le juge une sorte de delirium tremens tant son aversion pour leur charge symbolique ne laissait cacher aucun doute. La tension entretenue par le juge d’instruction baissa d’un cran et me gagnèrent alors la fierté et l’honneur d’être arrimé au courage et à la dextérité de ce grand homme, de me voir emprunter le chemin de la vérité la voie de la démocratie, celle de nos ancêtres, celle-là que nous ont empruntée les autres et qui en ont fait l’instrument du respect des Droits de l’Homme. Le juge d’instruction continuait à me faire lecture de détails procéduraux pendant que ma mémoire se figea sur un rayon de ma bibliothèque où étaient rangés les deux livres de Hocine Aït Ahmed«Mémoires d’un combattant» et «l’OUA et les droits de l’homme» que nous adulions particulièrement à l’époque et que nous nous passions sous cape, viatique, avec d’autres titres prohibés, que nous protégions jalousement comme nutriments de prédilection à nos instincts militants de ces années de plomb. La dernière question du juge, qui m’invitait à faire ma déposition ou à contacter mes parents pour me constituer un avocat pour ma défense, me ramena alors à la dure réalité. Trente-cinq ans se sont écoulés depuis ce triste moment où le fait d’être intellectuel ou de penser autrement était considéré comme de la subversion. Trente-cinq ans se sont écoulés depuis, Si Lhocine était alors interdit de rentrer chez lui et rendre visite au mausolée de Cheikh Mohand Oulhocine…

Voilà qu’aujourd’hui, il va y retourner pour y reposer à jamais. Et nous autres, nous continuons à subir les aléas de l’incertitude et à nous dépenser à tenter de dissiper cette énergie noire qui disperse constamment les bienfaits de la grandeur des hommes, ceux qui, parmi tous ceux du Mouvement National qui ont survécu à la longue lutte et à la guerre de libération nationale, sont atypiques, en ce sens que, même jaloux de leurs fortes personnalités, ils ne nourrissent pas l’instinct de confiscation de la lutte. Au contraire, ils ont cette bonté de vouloir transmettre ce bien commun, fait de sincérité et de sacrifice, aux jeunes générations. En fait, Hocine Aït Ahmed n’a jamais osé participer à la confiscation et au détournement de la mémoire. Très tôt, il a compris que l’Histoire ne peut être le fait d’une personne, voire même d’un groupe particulier de personnes, elle ne peut être que le fait de l’intelligence, d’un faisceau convergent d’actes réfléchis et d’une totalité qui, partout où elle est, agit dans le même sens, celui de la libération des hommes et des libertés démocratiques. Quelque part, comme Ibn Khaldoun, il considère qu’un individu à lui seul ne pouvait déterminer le cours de l’Histoire, mais que ce sont les conditions matérielles aidées de la volonté du peuple qui font force de loi en matière de déterminisme historique. Evidemment, cet attribut de la personnalité d’Aït Ahmed tient du fait qu’il est un intellectuel, une personnalité que l’on ne peut manipuler ou intégrer dans des conflits ou des complots ourdis et contre-productifs malgré toutes les vicissitudes de son parcours historique. Cet être atypique respire en fait la substance du patriotisme, celui là qui a permis aux convaincus et aux concepteurs de la Révolution Algérienne d’imprimer un tournant salvateur à la lutte pour l’indépendance de notre pays. Cette sagesse a fait qu’il avait dans le sang le sentiment de la transmission, du partage d’une expérience vécue et riche en évènements qu’il est important de capitaliser et d’investir dans l’avenir du pays. C’est cela tendre la main aux jeunes générations pour leur léguer cet héritage historique, cet art de vivre et de faire la révolution, mais aussi l’art de faire de la politique, celui qui consiste à substituer le pacifisme à la violence, la conviction à l’adhésion formelle et aux luttes aventuristes. Ce comportement, peu commun, cherche à se décentrer des choses et prendre de la distance par rapport à soi quand il s’agit de parler des évènements, des faits de guerre… de la lutte et de l’Histoire. La recherche de l’objectivité est sans nul doute la force principale d’Aït Ahmed conjuguée à sa force intellectuelle et à sa proximité des faits vécus. Durant son riche parcours, sa démarche consistait à répondre à des nécessités historiques, à tirer du pire le meilleur comme il lui plaisait à le répéter et à positiver les expériences, même si celles-ci ne sont pas concluantes…

Son crédo était d’innover et d’inventer à chaque fois dans l’art de lutter pour contourner les difficultés. Cet engagement tire évidemment ses sources et ses racines dans notre profondeur historique, spirituelle et identitaire qu’il a bien capitalisées, lui-même issu de la famille de Chikh Mohand Oulhocine qui incarnait les déterminants sociétaux sur lesquels devait reposer tout acte susceptible de faire tâche d’huile dans la société. Son intelligence réside dans la manière d’user du lien social pour tisser des réseaux, l’art de donner du sens au capital social pour éveiller l’instinct de résistance et de participation par la recherche constante des lieux communs pour dépasser les slogans politiques creux des déclarations. Le peuple au nom duquel il parle n’est pas celui des discours factices des fabulistes, mais le peuple des réalités vécues, celui-là même habité par le lien et le corps social, celui qui a pour ferment la fibre de l’implication et de l’engagement pour la collectivité. Le reste relève de ce qu’il appelle «la pédagogie politique», c’est-à-dire l’art de convaincre, d’exposer les faits pour réussir le travail de groupe en insufflant le bien fondé de la lutte, comme il l’a admirablement fait au niveau des institutions internationales. Ce qui constitue en soi le sens de la responsabilité et de la maturité politiques qu’il a continué à cultiver bien après l’indépendance parce qu’il est de ceux qui croient à l’accession au pouvoir par les urnes et la voie démocratique, non par la confiscation, les truchements claniques et les détournements politiques. C’est cela la signature de sa constance politique et la marque de sa sérénité qui, malheureusement, font de plus en plus défaut chez les acteurs du champ politique national. Pour avoir été dans le sillage de ses idées, nous sommes convaincus que nous nous sommes abreuvés à la bonne source, intégrés dans ce sillon de la ténacité et de la vision lointaine ancrée dans la détermination de la recherche de la vérité celle de la constance dans la démarche, même si parfois on sent que notre idéal à tous a été quelque part contrarié par le cours des évènements. Voilà donc que maintenant, à l’image du héros de la nouvelle Le Zèbre écrite par M. Mammeri, après des années d’exil, d’émigration, de luttes politiques sans relâche, bref, après un très long parcours plein et accompli, le Grand homme est de retour aux sources pour être enterré aux côtés du grand Chikh Mohand Oulhocine, l’expert dans la production de valeurs propres de la société kabyle, la tamussni, ferment de la régulation de tous les aspects de la vie dans nos montagnes d’antan, et surtout, ce Verbe qui a permis d’atténuer la misère qui pesait sur le peuple en ces temps très durs de la colonisation. Repose en paix, Si L’Hocine, repose du Sommeil du juste, parmi les humbles et les justes de cette contrée qui est la tienne, qui est la nôtre à nous tous, recouvert à jamais de ces dalles grises de schiste, celles-là même qui ont jadis recouvert tes aïeux et que le Chikh a utilisées pour construire la zaouia où se réfugiaient nos ancêtres venus chercher le soulagement à leurs souffrances et misères quotidiennes mais aussi des solutions à leurs discordes. Sans nul doute, tu as essayé d’aller dans le sens du Chikh pour en puiser les référents de la démocratie et imprimer de la substance à l’art de faire de la politique, mais le cours du fleuve en a décidé autrement, sans doute parce que le courant était trop fort, ou bien, comme l’écrivait Rachid Mimouni, il a été carrément détourné. C’est cela la grandeur d’un Homme juste épris de liberté. Pourtant, le Chikh a eu la prémonition des lendemains que nous vivons aujourd’hui où, non seulement, tamussni tebdha ef sin, mais aussi, tamurt tbeddel imawlan, des bribes de dits qui nous berçaient et que nous chantaient nos mères de leurs voix meurtries par les affres de la guerre de libération, et dont les tonalités lointaines continuent de résonner dans nos tympans de sourds !

Idir Ahmed Zaïd

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