Le vigile par-delà la mort

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Djaout tel que l’avaient connu les Algériens, avant qu’un hurluberlu ne lui loge deux balles à bout portant dans la tête, était déjà mal vu par ceux qui nous commandaient à l’époque. Son dernier édito dans le journal Rupture portait le titre «La famille qui avance et la famille qui recule». À l’époque, c’était Belaid Abdeslam qui tenait le gouvernement avec une main de maître. Le 26 mai 1993, on avait visé un poète, un romancier, un journaliste. C’était le premier homme de plume qui venait de tomber. Il sera évacué dans un coma profond, dont il ne se réveillera pas, vers l’hôpital de Bainem, où à peine une semaine après, il rendra l’âme. À Aïn El Hammam, on préparait «la troisième fête du livre». On se demandait s’il fallait la tenir ou l’annuler. Mais ce serait le tuer encore une fois que de l’annuler. Nous l’avons maintenue contre vents et marées. Il y avait parmi nous des élèves de l’école des beaux arts qui, malgré l’émotion difficilement contenue, ont peaufiné des banderoles à la mémoire de Tahar Djaout. Ceux qui allaient assisté aux obsèques de Tahar à Oulkhou les porteraient. Mais comme un poète ne meurt pas mais fait semblant de mourir, aux yeux de la plupart, Djaout est toujours vivant dans la fête, la sienne. Il nous dit : «Laissant au loin la ville moirée de subterfuges / (Pancartes giflent le jour et rasent les frondaisons), / nous partons émousser nos corps aux galets de Tigzirt / et libérer le vin à l’abri de l’ilot. / Et ruée sur mes yeux / Et ligotent tous mes sens / Un éclair de roche fissurée, / Le mur où s’écrasent les résédas. / -Pour moi, il s’agit de tenir l’équilibre / assez longtemps, de parler en mots, en tacts / en vibrations pour différer / la fêlure et les picotements d’abeilles / Gardien des ruines que rasent les goélands, / Un dieu paisible et soûl sculpte ses minarets / Sur le front marin de Tigzirt». Et se retenant un peu avant de nous assener la leçon des leçons : «L’originalité de la seconde mi-temps de ce dialogue politique est qu’il réunira les formations groupées en ‘familles’ d’idées. Et là on retombe à pieds joints dans la grande problématique de l’Algérie, car, si on évacue quelques points de détail, il n’y a en fait que deux familles : la famille qui avance et la famille qui recule. Parmi les cinq formations politiques reçues par le HCE, on dénombre : deux partis intégristes, deux partis qui soutiennent l’intégrisme et un seul parti qui œuvre pour une Algérie républicaine et moderne». Mais depuis que l’eau a coulé sous les ponts de cette Algérie, le bruit des vestes qu’on change est devenu tonitruant, assourdissant, intolérable. «Mais, attendez, pour une fois que le gouvernement prend une très bonne initiative, la réaction viendra très probablement de ceux qu’on ne devrait pas attendre, mais qu’on attend en fait, parce qu’ils nous ont maintenant habitués: gageons que ces affamés des droits de l’homme qui cherchent la moindre cause à se mettre sous la dent ne tarderont pas à crier à la violation de je ne sais quoi. La culture populiste n’appartient, hélas, pas à un seul camp, et des hommes, dont l’apparence ne les y prédispose aucunement, ont souvent apporté de l’eau à un moulin dont la farine est empoisonnée. Quitte, après cela, à se transformer en pleureuses devant ceux qui se contorsionnent sous les affres d’une mortelle intoxication». Rupture du 25 mai 1993. Il est vrai que Djaout était un poète qu’inspire la réalité de son peuple, c’est pourquoi il était visionnaire sagace et intransigeant. Aujourd’hui, que reste-t-il de ce legs «Djaoutien» ? Des mots, rien que des mots. Par delà les mots qu’il nous laisse et que nous saurons faire fructifier ou germer, nous en retiendrons ceci : «Le soleil, en déclinant, étire l’ombre des arbres. Le vent, pareil à un chat sagace, joue avec des papiers et des feuilles mortes qu’il fait tournoyer sur place. Des ombres passent : les gens ont acquis une manière de se faufiler au lieu de marcher. Boualem Yekker a, depuis maintenant plus d’une année, le sentiment de vivre dans un espace et un temps anonyme, irréel et provisoire, ou ni les heures, ni les saisons, ni les lieux ne possèdent la moindre caractéristique propre ou la moindre importance. C’est comme si on vivait une vie en blanc en attendant que les choses reprennent leurs poids, leurs couleurs et leur saveur. C’est comme si le monde avait renoncé à son apparence, à ses attributs, à ses différentes fonctions, déguisé le temps d’un carnaval». (p. 19) (In Le dernier été de la raison, œuvre posthume de Tahar Djaout parue aux éditions du seuil Paris 1999.) Que ce pourquoi il est mort puisse nous inspirer pour que nous puissions résister. Parce qu’à cet égard, nous avons du pain sur la planche.

Sadek A. H.

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