«Il y a sans doute des dessous…»

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Inspecteur de tamazight dans la wilaya de Tizi-Ouzou, Arkoub Abdellah relate le cheminement et fait le bilan de l’introduction de l’enseignement de tamazight dans le système éducatif algérien et évoque le manuel de 2e génération toujours pas distribué.

La Dépêche de Kabylie : Vingt et un ans après l’introduction de tamazight dans le système éducatif, pouvez-vous dresser un bilan de son enseignement ?

Arkoub Abdellah: Tout d’abord, je tiens à rendre un vibrant hommage à celles et ceux qui, de près ou de loin, ont contribué à son introduction dans le système éducatif en 1995, après 8 mois de boycott scolaire. Nous étions à peine une centaine à relever le défi à l’époque. Notre seule arme, sur le plan moral, était notre conviction, et comme moyen didactique, nous disposions seulement de «Tajerrumt» (la grammaire) de Mouloud Mammeri. Nous avions pu organiser des séminaires de concertation pour l’élaboration d’un programme basique avec des supports didactiques acceptables. Quelques années plus tard, le ministère de l’éducation nationale a proposé un manuel que nous avons rejeté dans le fond et dans la forme pour des considérations purement pédagogiques. Ensuite, il y a eu le recrutement des licenciés en tamazight au début des années 2000. Un premier manuel de tamazight a été édité en 2003 avec l’introduction de la réforme du système éducatif de l’époque.

On parle actuellement de sa généralisation au niveau de la wilaya de Tizi-Ouzou. Où en est-on réellement?

Avec l’arrivée de l’ancien directeur de l’éducation, en l’occurrence M. Khaldi, on a pu asseoir une stratégie de généralisation de l’enseignement de tamazight au niveau de la wilaya de Tizi-Ouzou, une stratégie qui a porté ses fruits en quelques années, puisque l’enseignement de la langue tamazight est désormais généralisé à Tizi-Ouzou et l’épreuve de tamazight figure également dans les examens du BEM et du BAC, chose qui a incité les apprenants à s’intéresser davantage à cette langue maternelle. Même si on n’a jamais fait le bilan, je dirai que les notes de tamazight étaient pour beaucoup dans le classement de la wilaya de Tizi-Ouzou à l’échelle nationale.

En tant que langue maternelle, la méthode d’enseignement de tamazight doit répondre à certaines normes. Or, en pratique, on l’enseigne comme une langue étrangère. Y a-t-il un travail méthodologique spécifique que vous préconisez ?

Je commencerai par dire que tamazight en tant que langue maternelle doit être introduite en première année du primaire et non en quatrième année de ce palier comme c’est le cas maintenant. Actuellement, elle est considérée comme la troisième langue, après l’arabe en 1ère année et le français en 3ème année. Une contradiction par rapport à la loi d’orientation qui stipule que tous les moyens seront mis pour le développement et la promotion de cette langue. Je tiens à saluer, dans cette optique, la ministre de l’éducation nationale, Mme Benghebrit, qui a parlé de l’introduction des langues maternelles dans nos écoles primaires. Maintenant, pour sa méthode d’enseignement, je le dis et je l’assume, c’est mon cheval de bataille. L’enseignement de cette langue doit être libéré de cette séquence pédagogique qui la confine dans un statut de langue étrangère. L’enseignement de tamazight doit développer et installer chez les apprenants des compétences socio-culturelles et non seulement des compétences linguistiques. La langue amazighe véhicule toute une culture et son enseignement ne doit pas se limiter aux points de langue (grammaire, conjugaison et orthographe). Savoir écrire, c’est bien, mais si l’écrit véhicule une valeur, c’est beaucoup mieux. L’enfant arrive à l’école avec un bagage, un capital des pré-requis dans sa langue maternelle qu’il va falloir prendre en considération. L’apprenant est loin d’être une feuille blanche comme on essaie de le faire croire. Pour ce faire, il y a des méthodes adéquates de par le monde qu’on peut adopter. Je citerai comme exemple la pédagogie de projet…

L’encadrement des enseignants de tamazight est-il suffisant ?

Actuellement, la langue amazighe est encadrée par quatre inspecteurs au primaire, dont trois des faisant-fonction, le moyen par 4 et le secondaire est suivi par 2, avec des enseignants formateurs que nous sollicitons à chaque fois que le besoin s’en fait sentir. Certes, le nombre d’inspecteurs est insuffisant vu le nombre d’enseignants qui dépasse le millier, tous cycles confondus, au niveau de cette wilaya. Je profite de cette occasion pour lancer un appel à nos collègues inspecteurs et enseignants pour un travail de concertation et de coopération afin de coordonner nos efforts.

Les enseignants de cette matière se plaignent aussi de l’inexistence du manuel de 2e génération. Où en est-on avec ce livre ?

Malheureusement, il n’y a pas de manuel de 2e génération de tamazight. Je me pose, aussi, cette question : Qui est derrière ce blocage ? Le manuel est confié à un inspecteur qui est connu, en l’occurrence M. Lounis Ali, en collaboration avec des universitaires, MM. Mohand Akli Salhi et Ramdane Achour… Il faut qu’il y ait un manuel parce que c’est une lecture du programme. Charge aux enseignants d’apporter des critiques et de déceler les lacunes que pourrait contenir ce support didactique. Et puis, il faut distinguer entre un programme et un manuel. Il peut y avoir plusieurs manuels pour un seul programme. Il n’est pas une fin en soi. L’essentiel pour l’enseignant est de connaître le profil d’entrée et de sortie de l’apprenant. Encore une fois, on n’arrive pas à comprendre les dessous du blocage de ce manuel de 2e génération, alors que tous les manuels des autres disciplines sont édités avec leurs lacunes et leurs manques. Donc, c’est une question avec un grand point d’interrogation.

Une coordination nationale d’enseignants et étudiants de tamazight vient d’être créée. Elle soulève plusieurs points qui ont trait à la prise en charge de cette langue. Est-ce une alternative à une supposée défaillance des associations des enseignants de tamazight ou une exigence de l’heure ?

La création de cette coordination nationale est la bienvenue, elle ne peut que rendre service à l’enseignement de tamazight. Cette coordination est composée de quelques inspecteurs, des formateurs et des enseignants qui ont un capital d’expérience non négligeable qu’ils veulent transmettre à leurs collègues des autres wilayas qui vivent des blocages administratifs et une marginalisation inadmissibles. Des enseignants livrés à eux-mêmes, aucun encadrement et en plus avec des entraves bureaucratiques et administratives, voire un méris de certains chefs d’établissements zélés qui voient d’un mauvais oeil l’enseignement de cette langue. Je saisis, justement, cette occasion pour dénoncer ces manœuvres malsaines qui nuisent à une constante nationale qui est pourtant constitutionnalisée.

On évoque, également, la création d’une académie pour la langue amazighe. Quel est votre point de vue ?

Mais où est-elle ? De quelle mission se chargera-t-elle ? Quelle sera sa composante ? Tamazight a besoin de gens de terrain qui croient vraiment à la noblesse de cette cause et à des faits pratiques sociétaux et non à des hommes de salons qui sont très loin de la réalité et qui flirtent avec quelques concepts théoriques en voulant les imposer coûte que coûte. La création de cette académie doit répondre à certains critères, loin de toute idéologie. C’est une affaire de spécialistes et non de politiques et d’experts.

Entretien réalisé par Hocine Moula

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