«L’artisanat est la culture d’un peuple»

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Le président de la Chambre de l’artisanat et des métiers de la wilaya de Bouira, Amar Khendriche, décrit dans cet entretien la situation peu reluisante dans laquelle se trouve le secteur de l’artisanat. Au vu de son expérience dans le domaine, il se confie sur l’état des lieux de l’artisanat.

La Dépêche de Kabylie : Quels sont les problèmes auxquels sont confrontés les artisans de la région ?

Amar Khendriche : Aussi bien en Kabylie qu’en Algérie, les problèmes rencontrés par l’artisan sont les mêmes. Ils sont depuis un certain temps confrontés à l’indisponibilité et la cherté de certaines matières premières. D’une manière générale, toutes les matières premières ont été lourdement taxées et de ce fait, les artisans, aussi bien les potiers ou les bijoutiers pour ne citer que ceux-là sont désemparés devant les frais que représentent l’investissement, d’autant plus que ces matières premières ne sont pas disponibles tout le temps. Ainsi, ils achètent une quantité pour pouvoir travailler à l’année, soit ils achètent juste ce que leur permettent leurs moyens. De 1995 à 2005, j’ai eu l’honneur de participer aux différents salons internationaux de l’artisanat qui se sont tenus à Paris et à Marseille. De même qu’à Florence et à Milan en Italie, à Casablanca au Maroc ainsi qu’à Abou Dhabi où nous avons eu l’honneur de représenter l’Algérie lors de ces manifestations, et je peux vous dire que notre artisanat est largement apprécié par les étrangers. Même si, toutefois, il est assez difficile de placer nos produits sur le marché avec la rudesse de la concurrence en plus des tracasseries administratives douanières et bancaires pour faire traverser la Méditerranée à nos poteries. J’ai été au cours des deux dernières années, 2017 et 2018, au salon international de l’artisanat qui se déroule chaque année à Paris. J’ai vu que les efforts de l’Etat pour encourager l’exportation était affichés. Cependant, les banques sont toujours réticentes à apporter leur soutien en de telles circonstances.

Pourquoi cette indisponibilité de la matière première ?

L’indisponibilité vient du fait qu’il s’agit de matières provenant de l’importation, et comme les importations ont été revues à la baisse ces derniers temps, les ruptures de stocks deviennent de plus en plus fréquentes. Pour exemple, l’argent a connu une augmentation des prix sur le marché mondial et c’est la société AGENOR qui est le fournisseur des bijoutiers. La cherté de la matière s’est répercutée de manière significative sur les tarifs de vente et les artisans bijoutiers sont aujourd’hui dans l’expectative. Certains importateurs ramènent de l’argent de Chine, mais là encore même si le tarif est moins cher, la qualité est très médiocre et malheureusement quelques artisans, au lieu de s’adonner à la confection de bijoux traditionnels, ont préféré se recycler dans l’achat et la revente de l’argent, travail plus facile selon eux mais situation qui pénalise l’artisanat. Une partie de ces bijoutiers, heureusement pas tous, a donc abandonné le métier au détriment du gain facile, en se consacrant à la revente de la matière importée.

Quel est donc l’artisan qui arrive à vivre de son métier aujourd’hui ?

L’artisanat est sur le fil comme un équilibriste. Les artisans sont dans la zone rouge si l’on peut dire, car l’artisanat fonctionne de pair avec le tourisme. Le tourisme national n’ayant toujours pas connu son essor et le pouvoir d’achat des Algériens étant en constante baisse, le secteur de l’artisanat est pour ainsi dire à l’agonie. Si les Algériens avaient les moyens de visiter et de découvrir leur pays d’Est en Ouest et du Nord au Sud, l’artisanat aurait pu résister, mais en ces temps de crise, on peut dire que le premier impact a été infligé au secteur de l’artisanat. Un autre problème risque d’influer négativement sur l’avenir de l’artisanat avec l’absence de relève. Très peu d’artisans voient leurs progénitures s’intéresser aux métiers de leurs parents, étant donné qu’ils constatent la misère de leur quotidien et le peu de bénéfices au vu du travail manuel pénible et éreintant. La relève est donc inexistante.

On peut donc affirmer que l’artisanat kabyle est en déclin ?

En Kabylie, la poterie est l’artisanat le plus pratiqué, suivi des bijoux traditionnels en argent ainsi que la robe kabyle et le tapis. Auparavant, il y avait des artisans qui tressaient le rafia et qui ont aujourd’hui disparu, il en demeure quelques un du côté de Touggourt. Les personnes qui faisaient des paniers en osier ont également déserté la scène car leurs produits ont, malheureusement, été remplacés par des sachets en plastiques qui polluent l’environnement. Les métiers de la forge ont de même quasiment disparu de la Kabylie et je crains à ce rythme que les jours sont comptés pour les métiers qui subsistent encore contre vents et marées. D’ailleurs, les métiers ayant trait au traitement et tannerie du cuir ont disparu de la région. Souvenez-vous, auparavant, des outres en peaux de chèvres et chevreaux avaient toutes leurs places dans les maisons kabyles et aujourd’hui, rare sont encore les personnes à maîtriser l’art de les confectionner.

Combien d’artisans sont inscrits au niveau de la Chambre de l’artisanat et des métiers de Bouira ?

Il faut savoir que trois segments composent l’activité de l’artisanat. Il y a l’artisanat d’arts traditionnels, l’artisanat de services et l’artisanat de production. Pour l’ensemble de ces trois catégories, nous avons recensé plus de 7 400 artisans inscrits au niveau de la Chambre de l’artisanat et des métiers de Bouira. Un chiffre jugé satisfaisant comparativement aux années précédentes avant la création de la Chambre. À notre niveau, nous enregistrons des métiers qui, auparavant, n’étaient pas pratiqués à Bouira, comme la sculpture sur cuivre ou sur bois et cela grâce à la Chambre de l’Artisanat et des Métiers qui incite les artisans à développer ces arts. Nous avons deux tourneurs sur bois de la région d’Aghbalou, à Bahalil, qui font un travail remarquable. Auparavant, le travail sur bois se réalisait essentiellement dans la wilaya de Jijel. D’ailleurs, nous organisons régulièrement des expositions au niveau des Chambres de l’artisanat et des métiers à travers le territoire national et ce sont à l’issu de ces rencontres que les artisans s’échangent leurs idées et leurs expériences dans leurs domaines respectifs et découvrent d’autres métiers qu’ils peuvent par la suite exercer. Ces expositions leur permettent également de faire connaître leurs produits auprès du grand public qui découvre ou redécouvre les traditions ancestrales de chaque région de l’Algérie.

Peut-on, dans ce cas, préconiser le passage de l’artisanat traditionnel à un artisanat industriel ?

Il faudrait que les pouvoirs publics se penchent sérieusement sur le secteur de l’artisanat en étudiant les possibilités d’une sortie de crise pour ce secteur, avec en premier lieu une volonté affichée pour relancer le tourisme. Le tourisme, tel que pratiqué ailleurs, se diversifie et propose des offres régulièrement, ce qui n’est pas encore le cas ici. Par exemple, à l’étranger, des hôtels pratiquent des tarifs différents selon les saisons. En Algérie, le tarif des chambres demeurent figé à longueur d’année. Pour encourager le tourisme national, il faut des offres adaptées selon les saisons. Il faut inculquer la culture de ce genre de tourisme et c’est à partir de là que les étrangers pourront venir découvrir notre pays. Les autres services de la restauration doivent également suivre, de même que les transports pour développer des prestations de services adéquates. Les CFPA doivent également se mettre au diapason en multipliant les formations dans le tourisme, l’hôtellerie et la restauration en se pliant aux normes internationales régissant le secteur. La mise en place de mécanisme pour la création de villages touristiques, car les textes de loi existent, est également une nécessité pour développer le tourisme. Ce qui ne manquera pas de se répercuter de manière positive sur l’artisanat. Les citoyens doivent prendre conscience que l’artisanat est la culture d’un peuple. Si prochainement la relance du tourisme est effective, il faudra que nos produits issus de l’artisanat soient disponibles et de qualité. Pour votre information, sachez que nous importons de l’étranger de l’argile blanche et de l’argile réfractaire pour la poterie mais si d’ici demain le secteur de l’artisanat reprend son essor, nous mettrons fin aux importations car nous disposons de ces matières en Algérie. Le problème est que la demande n’est pas assez suffisante pour investir dans l’extraction d’argile. Il faut savoir que c’est un investissement lourd avec des équipements onéreux qui ne serait pas rentable à court terme. Mais il faut pour cela que la consommation en matière de poterie à l’échelle nationale soit conséquente et rentable.

Que pensez-vous de l’abondance de produits issus de l’artisanat d’autres pays sur nos routes, notamment la poterie de Tunisie qui se vend comme étant issue de Kabylie ?

Certains commerçants peu scrupuleux n’ont pas la culture de commerce et cela s’avère très dangereux pour notre économie, mais surtout pour la santé publique. Ils ramènent des produits à bas-prix en Tunisie pour les revendre comme étant des produits de notre région. Il faut savoir que le défaut de la céramique de la Tunisie se trouve dans l’émail qui contient du plomb. Ce plomb est toxique pour l’organisme et lorsque vous mettez du vinaigre dans un de ces récipients, il se dissout et l’organisme ingère ainsi une matière cancérigène. Nous avons fait passer des analyses au niveau du laboratoire de Boumerdès qui ont confirmé les résultats de toxicité. Nous avons fait un tapage autour de ce danger mais rien n’empêche que ces produits sont toujours proposés à la vente alors que nos produits, par contre qui sont sains et sans danger, ne peuvent pas franchir les frontières tunisiennes. Il s’agit là d’un paradoxe inexplicable. Il faudrait que nous développions le nationalisme dans la manière de consommer au quotidien comme le font nos voisins tunisiens qui, eux, sont jaloux de leur économie et de l’avenir de leurs artisans. Privilégier notre artisanat peut nous amener à développer l’industrie de ces produits. L’artisanat est la mère de l’industrie, il ne faut pas l’oublier.

Entretien réalisé par Hafidh Bessaoudi

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