Accueil Évènement «Seules 5% des évacuations représentent une vraie urgence»

Djamel Boutmeur, directeur de l’hôpital Mohamed Boudiaf de Bouira : «Seules 5% des évacuations représentent une vraie urgence»

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Débordements, médecins dépassés, files d’attente interminables, telle est la situation quasi quotidienne au niveau des services des urgences de l’hôpital Mohamed Boudiaf de Bouira d’une capacité de 360 lits. Une structure hospitalière décriée par les citoyens. Djamel Boutmeur, directeur de l’hôpital Mohamed Boudiaf depuis janvier 2015, se dit conscient de cette situation et assure faire de son mieux pour y mettre un terme.

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La Dépêche de Kabylie : La prise en charge au niveau du pavillon des urgences est très critiquée…

Djamel Boutmeur : Nous recevons près de 600 personnes en moyenne par 24h au niveau du service des urgences. Sur ce chiffre, les vraies urgences sont à peine de 5%. Les autres, ce sont des consultations qui ne nécessitent pas l’intervention urgente du médecin et ces fausses urgences rajoutent de la pression sur le service. Nous disposons de 20 médecins généralistes qui travaillent en équipe et qui se relaient jours et nuits. Dans la journée, il y a huit médecins aux services des urgences et quatre de garde pour la nuit. Je ne vous apprends rien en vous affirmant que tous les établissements de santé ferment à 16h au niveau du chef-lieu de la wilaya, privés ou publics, à part la polyclinique de Bouira qui assure la garde H24 avec deux médecins généralistes de nuit, mais située à l’autre bout de la ville où il n’y a pas réellement une concentration de la population. Les gens ont tendance à venir au niveau de l’hôpital parce qu’ils se disent qu’ils vont trouver en plus d’un médecin généraliste, un spécialiste et une prise en charge totale. De ce fait, dès 16h, le service des urgences se trouve pris d’assaut. Les vraies urgences sont pénalisées comme les patients diabétiques avec une glycémie élevée, un hypertendu, un cardiaque. Il n’y a que les accidentés avec des blessures visibles qui passent en priorité devant d’autres malades chroniques. La plupart sont là pour des consultations qui ne représentent réellement aucune urgence.

Vous ne pourriez pas filtrer au préalable les malades pour désengorger ce service ?

Les gens doivent faire preuve de civisme avant tout. Il faut également penser à ouvrir un autre point de garde au niveau de la ville de Bouira pour alléger la pression subie par le service des urgences. Nous avons proposé le siège inoccupé de la Protection civile qui se trouve à côté de l’hôpital et qui peut faire office de point d’urgence pour justement faire un filtre avant d’orienter les vraies urgences à notre niveau. Cette proposition n’a malheureusement pas aboutie. Un effort a été fait avec l’ouverture de points de garde au niveau de Haizer et Bechloul, deux daïras limitrophes de Bouira, mais rien n’empêche que les malades affluent toujours vers le chef-lieu et plus précisément à l’hôpital. Nous avons plus de 200 000 habitants rien qu’au niveau de la ville de Bouira, et cette densité ne peut être absorbée au niveau de notre service des urgences. Un tri sélectif ne peut pas se faire dans de telles conditions. En plus, les consultants sont exigeants surtout à partir de 16h lorsqu’ils sentent qu’une douleur peut les gêner de nuit, d’où la ruée pour obtenir une ordonnance avant que les pharmacies ne ferment. Parfois, ils exigent une injection de tel ou tel médicament, une perfusion pour calmer la douleur ou autres antibiotiques. C’est presque de l’automédication déguisée en demande de soins qualifiée d’urgence. Cette pression monte crescendo jusqu’à 22h où le calme revient peu à peu et le personnel médical des urgences peut se consacrer aux réels cas urgents. Pendant ce temps, n’oublions pas que le personnel demeure sous tension avec la pression exercée, notamment par les accompagnateurs qui, osons le mot, harcèlent le corps médical. C’est pour cela que nous avons préconisé l’ouverture d’un autre point de garde chargé d’envoyer uniquement les cas les plus urgents.

Les médecins disent exercer dans l’insécurité. Est-ce vrai ?

Pour dégradation de biens publics, vitres brisées, portes fracassées, saccage de matériel médical, nous avons déposé plus de 25 plaintes depuis le début de l’année 2018, en plus d’une quarantaine d’autres plaintes qui relèvent directement d’altercations avec médecins et infirmiers. C’est aux intéressés de déposer plainte et ce sont des plaintes qui n’aboutissent pas, car les intéressés sont généralement des femmes du corps médical qui se désistent. Injures, manque de respect, insultes sont fréquents envers ces femmes. Il arrive aussi que des médecins subissent des agressions de toxicomanes, vagabonds ou autres malades mentaux de passage. Des actes qui sont intolérables. Il faut endiguer cette violence au niveau des urgences.

Cela veut-il dire qu’il n’y a pas de sécurité dans l’enceinte de l’hôpital ?

Pour ces comportements oui, il y a un manque de sécurité, car nos agents de sécurité sont rapidement dépassés. Dans ce genre d’établissement hospitalier qui reçoit des milliers de personnes dans un état psychologique un peu difficile, l’assistance des services de sécurité est obligatoire. Depuis la dernière grève des médecins pour dénoncer l’insécurité, trois agents de police ont été affectés à l’hôpital, mais ce n’est pas suffisant. Il faudrait une présence policière dissuasive et rassurante aussi bien pour les patients que pour le corps médical, surtout au niveau des urgences où la tension monte rapidement et où il est nécessaire que la police fasse preuve de célérité pour calmer les esprits. Une présence qui calme et rassure.

Vous reconnaissez qu’il y a un manque flagrant de médecins spécialistes ?

Nous enregistrons il est vrai un manque de gynécologues, ou du moins actuellement, de l’absence de médecins gynécologues obstétriciens. Depuis 2013, une pléiade de gynécologues sont venus à Bouira, mais une fois leur service civil achevé, ils quittent la région ou s’installent à leurs comptes dans des cabinets privés. Un effort a été consenti par la DSP avec les médecins gynécologues privés installés au niveau du chef-lieu, qui nous ont apporté assistance, cela nous a permis d’être à l’abri des pics durant la saison estivale où ce service est très sollicité. La DSP a su les convaincre pour assurer des gardes au cours du mois d’août et septembre. Il y a aussi Dr Sidhoum qui laisse son cabinet et vient nous prêter main forte lorsqu’on le sollicite en cas d’urgence. Cette année, un effort a été fait par le ministère de la Santé en réduisant la durée du service civil pour la wilaya de Bouira qui est désormais de deux années, y compris le chef-lieu, avec en plus une prime d’intéressement de 20 000 dinars. Des mesures qui pourront attirer les gynécologues vers Bouira. En attendant, nous avons deux chirurgiens pour pratiquer les césariennes en urgence ou nous contactons des gynécologues privés pour voir s’ils sont disponibles, mais uniquement en cas d’urgence.

Donc l’orientation vers les cliniques privées pour les accouchements est de rigueur ?

Non, nous adressons des lettres d’orientations vers une urgence gynécologique. Si la parturiente préfère se rendre vers une clinique privée c’est son choix, mais nous ne précisons pas l’adresse d’une quelconque clinique, nous l’orientons vers un gynéco du service public. Mais il faut s’y prendre d’avance pour programmer l’accouchement car c’est sur rendez-vous. Officieusement, il se peut que certains ‘’conseillent‘’ des établissements privés, mais officiellement, nous adressons nos lettres d’orientation vers un service d’urgence gynécologie. Cela dit, nous prenons en charge toute urgence quelle que soit son origine, même s’il s’agit de complications dues à un acte chirurgical réalisé dans une clinique. Récemment dans une clinique privée de Bouira, il y a eu quatre malades opérés atteints par une infection aux origines douteuses, et ils ont été évacués ici à l’hôpital. De toute façon, toutes les urgences des cliniques privées retombent sur l’hôpital, aussi bien à cause d’absence de couveuses pour les nouveaux nés prématurés ou pour des problèmes de réanimation. Dès complications qui nécessitent une prise en charge pluridisciplinaires, ces patients sont évacués vers le public. Les cliniques opèrent des cancéreux et en cas de complications, ils sont évacués ici. L’argent des coûts des opérations est encaissé par les cliniques et l’hôpital hérite des complications. Il arrive parfois qu’en cas de complication, les cliniques fassent payer des suppléments de frais d’hospitalisation et le patient n’a pas forcément les moyens pour s’acquitter des journées et nuitées supplémentaires, il vient donc à l’hôpital où les soins sont gratuits.

L’EPH Mohamed Boudiaf a souvent recours à des évacuations. Pourquoi ?

Il faut savoir que nous avons un problème de médecins réanimateurs actuellement au nombre de cinq, dont un qui refuse d’assurer les gardes, car dépressif. Dans un hôpital pluridisciplinaires comme celui-ci avec gynécologie, pédiatrie, néphrologie, oncologie, urologie, chirurgie générale, orthopédie, ophtalmologie, cardiologie, ORL, maxillo-faciale, neurochirurgie, chirurgie infantile, nous enregistrons jusqu’à 80 interventions chirurgicales par semaine en dehors des urgences. Ce sont autant de disciplines qui nécessitent la présence d’un médecin réanimateur lors d’interventions, et l’effectif dont nous disposons n’est pas suffisant pour couvrir toutes les spécialités. Lorsqu’un patient doit être opéré et qu’il n’y a pas de médecin réanimateur, nous procédons à l’évacuation. Toutefois, lorsqu’il s’agit d’une urgence vitale, nous faisons notre possible pour qu’il soit opéré. Il nous faudrait un minimum de sept médecins réanimateurs pour pouvoir assurer l’ensemble des interventions au sein des différents services. Lorsqu’il n’y a pas de radiologue pour faire fonctionner le service exploration de nuit, pour le scanner ou l’échographie, on les évacue si le médecin juge que c’est une urgence et qu’il n’a aucune donnée. Si le privé accompagnait le service public, ce serait bien, mais hélas sur les cinq centres privés existants au chef-lieu de wilaya, aucun ne travaille de nuit, au moins assurer une garde pour les échographies.

Est-il vrai que l’hôpital soit souvent en rupture de médicaments ?

Nous connaissons parfois des manques de certains médicaments. Toutefois, pour les malades du service oncologie, ils sont recensés et pris en charge, et nous n’avons aucun problème pour leurs traitements avec leurs médicaments, sauf dysfonctionnement au niveau de la pharmacie centrale dues aux conditions d’importation. Idem pour l’hémodialyse où chaque malade identifié reçoit son traitement et aucune rupture de stock n’est enregistrée, et nous avons toujours une marge de sécurité à notre niveau. Bien sûr, si l’apparition de la brucellose surgit soudainement et que plus de 400 personnes sont atteintes, il se peut que nous soyons en rupture de stock d’antibiotiques.

Pourtant une rupture de seringues a été enregistrée récemment ?

Oui effectivement, mais il s’agissait d’une rupture de stock auprès de la Pharmacie Centrale des Hôpitaux (PCH) au niveau national. Ensuite nous avons fait une commande d’urgence pour y remédier. Il faut savoir que 300 millions de dinars est le montant destiné à l’hôpital Mohamed Boudiaf de Bouira, et avec les nouveaux médicaments pour les cancéreux qui coûtent très chers, nous les avons consommés entièrement avec le service oncologie. De ce fait, nous sommes endettés auprès de la PCH avec l’achat d’autres médicaments, car il y a une demande très importante de soins.

Entretien réalisé par Hafidh Bessaoudi.

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