Les origines d’une langue (3)

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Il est difficile, en raison de l’absence d’un dictionnaire de chamito-sémitique (comme il en existe, par exemple, en indo-européen), d’évaluer la proportion du vocabulaire commun aux différentes langues du groupe. Pour ce qui est du berbère, on ne dispose même pas d’un dictionnaire de racines berbères qui permettrait d’établir les comparaisons avec les autres branches de la famille. Le seul ouvrage à proposer des données importantes reste l’Essai comparatif de Marcel Cohen, publié il y a plus d’un demi-siècle, mais on peut encore l’exploiter, à condition de corriger certains rapprochements et d’en ajouter d’autres. Dans cette question du vocabulaire chamito-sémitique il faut aussi considérer ce que l’on appelle les mots voyageurs, c’est-à-dire des termes que l’on relève dans des aires linguistiques variées et parfois éloignées, sans que |’0n connaisse l’origine exacte de ces mots. l! y a aussi l’hypothèse que certains mots berbères considérés comme faisant partie du vocabulaire chamito-sémitique soient des emprunts, notamment au sémitique. On peut citer quelques exemples caractéristiques :

-iles « langue » (sémitique : Icn; égyptien : ns, copte : las)-idamen « sang » (sémitique : dm)annas « cuivre » (sémitique : hébreu : neh’set, arabe : nah’as-isem « nom » (sémitique ism)Il peut s’agir de mots effectivement apparentés, d’emprunts ou alors de formations propres à chaque langue et dont la ressemblance est alors due au hasard.

Les cas douteux et les répétitions retranchés, il reste moins de deux cents rapprochements où les correspondances de formes et de sens semblent établies de façon régulière et qui pourraient donc remonter, avec toutes les réserves qu’une opération de reconstruction impose, à une période de communauté entre le berbère et le chamito-sémitique.Le vocabulaire comprend principalement, comme on peut s`y attendre s’agissant d’un fonds ancien, de notions de base : parties du corps, animaux, objets divers, états et actions. Les mois relevés par Cohen ne sont pas toujours les plus répandus en berbère. Certains sont même isolés et n’apparaissent que dans un ou deux dialectes. Mais d’une façon générale, cela ne diminue pas la valeur des rapprochements : ou les autres dialectes n’ont pas gardé les mots en question ou la documentation utilisée est défaillante. Il faut signaler que les sources de M. Cohen se limitent pour le berbère à quelques dialectes, ceux pour lesquels il existait, à l’époque des outils lexicographiques, dictionnaires ou glossaires.Voici quelques exemples de rapprochements :

-afud (berbère) « genou » (Sémitique : hébreu : pah’od, arabe : faxd, akkadien : puridu « jambe » égyptien : p ‘d, pd « genou », couchitique : somalien ba’uda « hanche, cuisse » )-ellegh « lécher » (sémitique : hébreu, arabe : Iqq « lécher », hébreu, araméen, arabe : lêk « lécher » ; égyptien : Ikh, cop.: ldjeh « lécher » ; couchitique : agga : langi, bedja : lak, somalien : raq « lécher » Haoussa : lasa, Iase « léche »)-aman « eau »(sémitique : akkadien : mu, hébreu : mayim, arabe : ma’un (ajouter : tayamum « ablutions sèches ») égyptien : mw, my « eau (x); couchitique : bedja : yam « eaux », somalien : mah « eau courante ») etc…

Le fonds hamitique en berbèreBien que l’expression chamito-sémitique soit une dénomination conventionnelle (les noms qui le composent, Cham et Sem, sont des personnages de la Bible), on a voulu parfois isoler dans l’ensemble, un groupe chamitique ou hamitique, qui formerait une sorte de famille à part et qui s’opposerait ainsi au sémitique. Le berbère figurerait dans ce groupe où on classe également l’égyptien, le couchitique et le tchadique.

Au 19e siècle déjà, le Français Ernest Renan réservait le nom de chamitique à l’égyptien auquel il rattachait les dialectes non sémitiques de l’Abyssinie et de la Nubie et, avec quelques réserves il est vrai, le berbère.Plus tard, c’est un auteur aIlemand, F. Calice qui, après avoir comparé une liste de mots égyptiens avec des mots sémitiques, couchitiques et berbères, conclut que l’égyptien se rapproche le plus du berbère et du couchitique que du sémitique. Calice discute les vues d’un autre auteur, Zylharz, qui soutenait l’idée d’une surimposition du sémitique au fonds égyptien. Pour lui, Zylharz n’a tenu compte, dans son étude, que des textes littéraires qui, effectivement contiennent beaucoup de sémitismes. Il y va autrement quand on envisage les formes dialectales de l’égyptien qui, elles, ont subi d’autres influences.M. Cohen qui rend compte de l’ouvrage de Calice conclut : « En forçant à peine les termes de Calice, on pourrait dire que la langue du delta orientaI aurait volontiers préféré les formes sémitisantes, celle du delta occidental les formes berbérisantes, celles de la haute Egypte les formes couchitisantes. »

Il y a quelques années W. Vycichl a de nouveau opposé un hamitique, formé de l’égyptien, du berbère et des langues couchitiques, au sémitique. Le même auteur fait de nouveaux rapprochements lexicaux entre le berbère et l’égyptien mais ceux-ci sont trop peu nombreux (et de plus les termes rapprochés, comme berbère tinelli, égyptien newt, sont attestés en sémitique !) pour justifier une classification à part des deux langues.

D’ailleurs, dans son lexique chamito-sémitique, M. Cohen ne relève que 10 rapprochements égyptien-berbère et huit berbère-couchitique, en revanche, il y a 30 rapprochements sémitique-égyptien-berbère, 50 sémitique-berbère-couchitique et, pour n’envisager que le sémitique et l’égyptien, 100, ce qui est la plus forte proportion des rapprochements de la liste

Le fonds hamitique en berbère est bien maigre : une vingtaine de mots à peine, mais il est vrai que les recherches dans ce domaine ne sont pas très développées et que des études plus poussées pourraient révéler d’autres similitudes.

Le fonds méditerranéen en berbèreOn utilise parfois les expressions vocabulaire pré-méditerranéen, vocabulaire circuméditeranéen et substrat méditerranéen, pour postuler l’existence d’un fonds lexical commun aux langues méditerranéennes (on y ajoute parfois celles du Sahara et de l’Afrique sahélienne), indépendamment de la classification de ces langues en familles. En fait, il s’agit de dénominations vagues qui ne précisent ni l’importance de ce vocabulaire ni ses limites. Le plus souvent on se contente d’y ranger des mots isolés, que |’on retrouve dans plusieurs langues sans que l’on puisse déterminer s’il s’agit de motsempruntés par les autres à une langue de la région ou d’un vocabulaire commun, reste d’une période de communauté de ces langues.

On a cru reconnaître, en berbère, un certain nombre de mots méditerranéens que des auteurs ont rapporté, parfois au punique ou au latin; ainsi:

-asaku (kabyle) « grand sac », rapporté au latin saccum mais attesté en hébreu : saqq, en akkadien suqqum « sac, grosse toile »

-aghanim (kabyle, chleuh etc.) « roseau », rapporté au punique qanim « roseau », attesté en latin : cana « roseau »

-tasaft (kabyle, chaoui etc.) « chêne », latin sapinus, arabe safina et hébreu sapinah  » embarcation », hispanique çapar, çapirro « chêne » etc.

Il faut sans doute ajouter les nombreux noms de plantes traditionnellement rapprochés au latin. Nous pensons principalement au nom du poirier, ifires, généralement rapporté au latin pirus, mais que les dictionnaires étymologiques du latin mentionnent comme d’origine inconnue.

Vers une classification plus large du berbèreDés la fin des années Î950, plutôt que d’enfermer le berbère dans le chamito-sémitique qui ne tient compte que des langues du Moyen-Orient et d’une partie de l’Afrique (nord, Sahel et Corne de l’Afrique) des chercheurs ont proposé de l’intégrer dans un ensemble plus vaste. C’est ainsi qu’en 1949, le linguiste américain, Joseph Greenberg, étudiant les langues du continent africain, propose pour celles-ci une classification en quatre familles : le khoïsan, le nilo-saharien, le niger-congo-kordofanien et l’afro-asiatique dans laquelle se trouve le berbère, toutes issues d’une même langue primitique. La famille afro-asiatique est elle même divisée en six branches : l’omotique (par référence aux langues de la vallée de l’Omo, en Ethiopie), le couchitique, le tchadien, l’égyptien, le berbère et le sémitique. L’omotique serait la branche la plus ancienne, le berbère, l’égyptien et le sémitique les plus récentes, ce qui explique sans doute que le berbère présente plus de ressemblance avec l’égyptien et le sémitique qu’avec les langues éthiopiennes. Des travaux sur la famille afro-asiatique sont en cours. Les résultats qu’on va obtenir à l’avenir vont changer probablement l’idée que l’on se fait de l’apparentement du berbère, mais on peut déjà affirmer sans risque de se tromper que le berbère fait partie de la grande famille des langue africaines à laquelle sont associées des langues d’Asie.

M. A. Haddadou

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