Les deux grands concepteurs de la négritude

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Ce concept renvoie inévitablement à l’Afrique, continent dont sont originaires les ancêtres d’Aimé Césaire ramenés en esclaves sur les îles des Caraïbes par les négriers européens.

Bien que la littérature africaine ait pour supports linguistiques essentiels les quatre principales langues du continent- à savoir l’arabe, le français, l’anglais et le portugais- langues héritées de l’histoire tourmentée du continent et des différentes colonisations, il n’en demeure pas moins que la littérature la plus médiatisée, celle qui a fait plus parler d’elle, est la littérature francophone Dans cette dernière, il est né un courant et une philosophie littéraires qui se sont longtemps imposés sur la scène culturelle par la défense d’un certain nombre de principes esthétiques et culturels spécifiquement africains, par lesquels ce courant entendait entrer dans l’universalité. Il s’agit bien entendu de la littérature négro-africaine qui a défini et défendu le principe de négritude. L’école française qui s’est établie dans l’AOF et l’AEF (Afrique occidentale française et Afrique équatoriale française), comme l’école promue par Jules Ferry et établie à Ath Yenni, à Aït Hichem et à Ighil Ali ont formé des générations d’élèves qui – en passant entre les mailles de la discrimination et du code de l’indigénat – sont devenus des cadres et des intellectuels dont l’outil de travail et d’expression est le français.

Les partisans du nationalisme le plus étriqué avaient parlé d’aliénation culturelle et d’acculturation à propos de cette génération qui a pourtant fait sienne les revendications d’indépendance et de libération de leurs peuples respectifs.

Un concept fièrement assumé

Le savant sénégalais Cheikh Anta Diop a exalté dans ses divers travaux de recherche le caractère nègre et l’antériorité des civilisations africaines, et particulièrement égyptiennes, par rapport à l’héritage gréco-latin sacralisé par les Européens. Malgré les remous et les contestations soulevés chez les intellectuels d’Europe, Anta Diop continua sereinement ses recherches. On a eu droit à « Nations nègres et culture » (1956), « Unité culturelle de l’Afrique noire » (1960), « L’Afrique noire précoloniale » (1960), « Antériorité des civilisations nègres » (1967), « Civilisation ou barbarie » (1981). Anta Diop a pour langue maternelle le wolof, il lit couramment les hiéroglyphes et travaille en français. Promoteur de la négritude, cheikh Anta Diop est le continuateur de la pensée du libérien Edward Wilmot Blyden émise au 19e siècle et prise en charge intellectuellement par Aimé Césaire dès la fin des années 30 du siècle dernier.

Aimé Césaire, mort il y a quelques mois à l’âge de 94 ans, est un Martiniquais né en 1913. Le mot « négritude » est un néologisme que Césaire a employé pour la première fois en 1939 dans son « Cahier d’un retour au pays natal ». « La négritude, dit-il, est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture ». Lilyan Kesteloot, dans son “Anthologie négro-africaine’’ (marabout, 1978), définit la négritude comme « la façon dont les Négro-Africains comprennent l’univers, c’est-à-dire le monde qui les entoure, la nature, les gens, les évènements : c’est aussi la façon dont ils créent ».

Le mouvement de négritude et la littérature négro-africaine ont connu un sort florissant et se sont vraiment universalisés avec le grand écrivain et ancien président de la République du Sénégal, membre de l’académie française, Leopold Sedar Senghor, comme aussi avec des écrivains de grand talent comme Mongo Betti, Camara Laye, Edouard Glissant (préfacier de « Nedjma » de K. Yacine), Sembene Ousmane, René Depestre, etc.

Senghor : une autre dimension, la francophonie

Après son départ volontaire de la présidence de la République du Sénégal, L. S. Senghor publia en 1988 “Ce que je crois’’ (éd. Grasset). Il dira, dans un entretien avec le magazine Arabies qu’il s’était toujours intéressé à la culture depuis ses études ; études qui l’ont porté vers les humanités gréco-latines.

Il pense aussi que la négritude et la francité sont des univers complémentaires. « La négritude est essentiellement fondée sur la sensibilité noire, tandis que la francité, c’est essentiellement l’esprit de méthode et d’organisation hérité de l’humanisme gréco-latin (…) nous essayons au Sénégal d’assumer ces deux univers. Avant de partir (de la présidence), j’ai jeté les fondements des nouvelles méthodes d’enseignement. J’ai, pendant les six ans de mes études primaires appris à lire et à écrire en français et en wolof. Ensuite, pendant les sept années de mes études secondaires, j’ai mené de front l’étude du français, du latin et du grec. Et, bien, je préconise cette méthode contrastive. Il s’agit de s’enraciner dans la négritude pour s’ouvrir aux valeurs complémentaires des civilisations européennes, singulièrement de la civilisation française ».

Et il continue en disant : « Je voudrais que l’on fasse de la francophonie une civilisation de l’universel. La francophonie serait en somme une sorte de fédéralisme politico-culturel différent du Commonwealth. Ce dernier s’occupe surtout d’économie. La francophonie, elle, s’occupera de culture plus que d’économie, voire de politique (…) Arthur Rimbaud définit la nouvelle poésie par des rythmes instinctifs et des répétitions qui ne se répètent pas. C’est exactement le style de la négritude. Et c’est cette rencontre de la poésie française, du génie français, avec la négritude qui est importante (…) depuis que nous avons adopté la négritude, nous sommes fiers de notre civilisation négro-africaine. N’ayant plus de complexe, nous avons également adopté, en symbiose, la francité, c’est-à-dire la civilisation française ». Dans une contribution à la grande revue “Esprit” de septembre 1968, Senghor écrivait : « Je ne veux retenir, ici, que l’apport positif de la colonisation. L’ennemi d’hier est un complice qui nous a enrichi en s’enrichissant à notre contact ».

Amar Naït Messaoud

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