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HISTOIRE Retour sur les massacres du 8 mai 1945 : L’horreur tel que subie à Cap-Aokas…

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À l’instar de plusieurs localités du territoire national, Cap-Aokas a également vécu ces graves événements historiques.

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Il faut d’abord savoir que depuis les premiers mois de l’année 1944, cette agglomération était dotée d’une cellule des AML (Amis du Manifeste pour la Liberté), parti créé par Ferhat Abbas. Cette section était composée de cinq personnes.

À travers les meetings électoraux et autres réunions, les multiples actions de ce groupe dynamique de militants avaient tôt fait de sensibiliser la population sur ses droits légitimes. Par ailleurs, les scouts musulmans produisaient des pièces théâtrales où ils exprimaient, sous le voile de la comédie, la réalité amère vécue par les Algériens sous le joug du colonialisme. Ce fut donc tout naturellement que les villageois d’Aokas prirent part à l’insurrection populaire en cette sixième semaine du printemps 1945. Dans les dernières années de la Deuxième Guerre mondiale, en plus de la domination arbitraire, la population dut faire face à l’invasion de nuages de sauterelles et de criquets qui dévastaient toutes les cultures en un temps record. La famine endémique ne tarda pas à s’installer dans la région. On se nourrissait de pissenlits et de diverses racines. Une aubaine pour l’administration coloniale qui troquait quelques grammes d’avoine contre des quantités maximales d’œufs destinés aux militaires. Quelquefois, épuisées par la faim et la fatigue éprouvées par la longue distance parcourue, des femmes perdaient connaissance à l’arrivée dans le magasin où s’effectuait le troc. Les morts ne se comptaient plus et une détresse accablante envahit les populations…

Après le mouvement insurrectionnel déclenché le 11 mai vers une heure du matin, une extrême violence est exercée sur les habitants de la région par les forces coloniales. Du jour au lendemain, toute la contrée s’embrasa. Mais les rapports de forces étant disproportionnés, la tentative d’insurrection fit long feu. Et la répression fut brutale et meurtrière. De la mer, un croiseur armé de canons à longue portée lançait à partir du large des obus explosifs ; en tombant dans un fracas assourdissant, ces projectiles destructeurs soulevaient des gerbes de terre dans un nuage de fumée ; autour des cratères se formaient et des incendies se propageaient… Du ciel, des avions de bombardement lançaient leurs roquettes meurtrières et actionnaient en rase-mottes leurs mitrailleuses en tirant sur tout ce qui bougeait, même sur des troupeaux d’ovins… Sur terre, la réaction des soldats et des colons fut effroyable. Des camions déversèrent leur cargaison de prisonniers dans la cour de tennis, dont la haute clôture empêchait toute fuite.

À quelques mètres de là, dans la maison de l’architecte Tardieu, un bassin rempli d’eau était utilisé comme moyen de torture par immersion. Certains détenus subirent le supplice de la bouteille, d’autres furent même marqués au fer rouge. Un homme, Allouache Abdellah, fut transpercé à coups de baïonnette et succomba à ses blessures en poussant de longs hurlements comme une bête qui ne pouvait rien faire d’autre pour exprimer sa douleur térébrante. Une autre victime fut décapitée et sa tête posée sur la table d’un bureau de l’administration coloniale. Maurice Aubertier, un officier de réserve sanguinaire, fils de l’un des riches colons de la région, donna libre cours à sa haine en utilisant plusieurs fois son arme. Il allait aussi exécuter deux caïds qui avaient refusé de signer la condamnation à mort des membres de la cellule des AML appréhendés après les émeutes. Les deux dignitaires durent leurs vies à l’interposition de deux gardes champêtres improvisés en gardes du corps. D’autres prisonniers furent conduits sans ménagement au bout du cap avant d’être abattus et jetés à la mer du haut de la pointe de terre. Auparavant, se laissant emporter par une haine furieuse, Maurice Aubertier hurla à la figure des malheureux en pointant son index vers le ciel : «Allez, dites à votre Mohamed de venir vous sauver !» D’autres captifs furent contraints et forcés de creuser leur propre tombe -une fosse commune- où ils seront poussés après leur exécution sommaire… Plus tard, les habitants iront donner une sépulture décente à ces victimes de la folie meurtrière. Après l’indépendance, un mémorial sera dressé sur les lieux présumés de ce génocide sans précédent. Les représailles sanglantes durèrent plusieurs jours. Les paroles prémonitoires d’un visionnaire affirmant que le conflit trouvera son épilogue à Adouz, furent colportées dans toute la contrée. Simple chimère ou vérité ? En tout cas, la suite des événements donnera raison au vaticinateur.

Le lundi 21 mai 1945, en vue d’un désarmement général des populations autochtones, l’administration coloniale, par gardes champêtres interposés, intima l’ordre suivant à tous les habitants des villages et des douars : «Demain matin, mardi 22 mai, toutes les personnes valides des deux sexes sont tenues d’être présentes au rassemblement qui se tiendra à la plage de Melbou». Au lever du jour, des processions composées d’hommes, de femmes et d’enfants se dirigèrent vers le lieu indiqué situé à une quinzaine de kilomètres de Cap-Aokas. Certains notables se déplacèrent en calèche. Ne pouvant les abandonner sans compagnie à la maison, les femmes emmenèrent leurs bambins. Des témoins rapportèrent que sur la route des gorges de Kherrata, çà et là, des cadavres rigides et décomposés jonchaient le sol et qu’une puanteur intolérable empestait l’air. À la limite de la plage sablonneuse, des caïds vêtus de burnous rouges, assistés de leurs adjoints portant des burnous bleus, contrôlaient les entrées. Ils devaient s’assurer de toutes les présences. Non loin de là, des légionnaires constataient la remise des armes à feu et des armes blanches que les hommes déposaient à terre. Huit heures. Le soleil radieux baignait la plage noire de monde. La foule immense bourdonnait quand soudain, elle vit tournoyer dans le ciel une escadrille de chasseurs-bombardiers qui piquaient du nez pour survoler en rase-mottes la plage et ses environs en suscitant de grosses frayeurs, surtout chez les femmes et les enfants.

Un moment après, ce fut autour de quatre bâtiments de guerre de jeter l’ancre au large avant de tirer des salves de coups de canon. Le choc psychologique violent produit par cette démonstration de force provoqua des accouchements prématurés et des traumatismes psychiques parmi l’assistance. Des légionnaires promenaient au milieu de la foule leur mascotte -un bélier revêtu d’une sorte de maillot aux couleurs du drapeau français- en lui faisant faire des exercices spectaculaires, montrant ainsi que la bête était plus disciplinée et plus obéissante que les indigènes. Quelques minutes plus tard arriva le général Duval flanqué d’une nuée d’officiers et de personnalités musulmanes. Sur les poitrines de ces derniers étaient épinglées un certain nombre de décorations civiles et militaires. L’apparition de ce groupe fut saluée par des tirs de bordées. Quand le calme fut revenu, le général et une personnalité musulmane, la voix amplifiée par un haut-parleur, s’adressèrent à tour de rôle à la foule apeurée en ces termes : «Regardez nos bâtiments de guerre, nos canons, nos avions, nos troupes ; la France est une grande et vieille nation et ne peut être combattue par n’importe quelle nation ; et vous, trompés par certains agitateurs et meneurs, vous voulez chasser la France de l’Algérie à l’aide de vos quelques fusils de chasse, vos haches, vos faucilles, vos matraques ? Heureusement pour vous, le général de Gaulle, très bon, très généreux, qui a combattu côte à côte avec plusieurs Algériens, a accordé une amnistie à tous ceux qui n’ont pas participé à la révolte. Quant aux responsables, agitateurs et meneurs, ils seront découverts et traduits devant les tribunaux militaires et fortement châtiés». À la fin de ce discours qui se voulait persuasif, la foule fut contrainte à lancer des insultes hostiles à l’endroit de Ferhat Abbas, puis à clamer «Vive la France».

Ensuite, des mesures infamantes de disgrâce furent prises contre trois caïds auxquels on retira sur-le-champ les décorations et les burnous pourprés. Enfin, après d’autres salves d’artillerie, les populations furent autorisées à rentrer chez elles… Quel fut le bilan national de ces émeutes et de ces massacres ? 102 morts européens et des dizaines de milliers de musulmans. Pour chaque mort dans le camp européen, le peuple algérien a payé plusieurs centaines de vies humaines. D’autre part, on comptait des dizaines de prisonniers, dont 28 exécutés et des milliers de malheureux ruinés et sans asile du fait du bombardement de leurs habitations. Ainsi, dans la vie comme devant la mort, la disproportion apparaît manifestement énorme entre le colonisateur et le colonisé. Mais l’importance de la date historique du 8 Mai 1945 réside dans le fait que, pour la première fois, depuis longtemps, l’Algérien a osé répondre coup sur coup.

D. F. (Homme politique,

ancien député)

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