En cette année 2012, qui marque le 50e anniversaire de l’Indépendance du pays, où l’on s’attendait à une
floraison de documents historiques, de livres, de films et d’autres supports à caractère de témoignage, la saison est visiblement maigre. Elle est plutôt marquée en creux, par tout ce qui, entre colère populaire et remise en cause du système politique, a fini par trahirl’esprit de l’Indépendance. Les désenchantements post-Indépendance, même s’ils ne peuvent pas remettre en cause un combat révolutionnaire de la dimension de celui de novembre 1954, pèsentlourdement sur la formation d’un futur enchanteur au point d’en faire presque une illusion d’optique.
Signe des temps, même la célébration de cet anniversaire a été plutôt prise en charge, sur le plan médiatique et de la production livresque, par l’ancienne puissance coloniale sous le terme générique de la »fin de la guerre d’Algérie ». L’écriture de l’histoire continue apparemment à échapper aux Algériens au moment même où les acteurs et témoins de la guerre sont en train d’être gagnés par la fatalité biologique. Leur disparition accentuera indéniablement le désarroi du peu de plumes intéressées par l’écriture de l’histoire. Cette dernière, même si elle est majoritairement consacrée à la guerre de Libération, ne devrait pas limiter son champ d’investigation à cette seule période, puisque la guerre est l’aboutissement de deux processus intimement liés, celui de la longue colonisation et celui de la réaction qui lui est opposée, la résistance populaire. Trois phases se dégagent de la résistance: les soulèvements populaires induits par l’acte d’occupation (insurrections isolées ou disparates de tribus et de régions), le mouvement national (qui a vu l’idée d’indépendance se répandre et cimenter la conscience nationale autour d’elle) et enfin, la lutte armée. Sur la base d’un document remontant au début du 20e siècle, reprenant un témoignage direct des événements, on s’intéressera ici à un des épisodes de l’occupation, celui qui a vu l’armée coloniale établir sa présence physique et son administration dans la ville de Tizi-Ouzou. Ce fut en 1871, soit 14 ans après la grande bataille de la Haute Kabylie à la suite de laquelle fut prise Fort National (1857). La stabilisation des structures de l’administration française n’a pas été de tout repos. La défaite militaire de la montagne kabyle ne signifie pas abdication ou totale soumission. Dans le nord d’Algérie, le processus d’occupation après le 5 juillet 1830 a été plus ou moins rapide. Oran sera prise en 1831 et Constantine en 1837 après une résistance farouche des partisans d’El Hadj Ahmed Bey. Ce n’est que 27 ans après la prise d’Alger que la Haute Kabylie sera investie par les troupes du maréchal Randon après d’âpres batailles livrées par les soldats de Lalla Fadhma n’Soumeur au cours desquelles des milliers d’éléments de l’armée ennemie furent décimés. Ce qui sera cyniquement appelé la »politique de pacification » s’apparente à un véritable génocide qui fera disparaître hommes, femmes et biens, et qui fera sombrer la région dans une soumission jamais réellement acceptée, d’où des tentatives permanentes de soulèvement et des révoltes réprimées dans le sang. Parmi les grands soulèvements des populations kabyles, enregistrés par l’historiographie officielle de la France, celle ayant eu pour lieu de départ les monts des Bibans et la plaine de Medjana sous la conduite d’El Mokrani est sans doute la plus célèbre. Elle embrasa pratiquement toute la Kabylie sur des zones dirigées par des lieutenants fidèles du dirigeant El Mokrani. Une fois matée, la rébellion, au prix de considérables pertes dans les rangs de l’occupant, les principaux instigateurs et autres meneurs furent déportés qui à la Nouvelle Calédonie qui à Cayenne, en Guyane française. De même, les meilleures terres agricoles de la région seront confisquées, en vertu de la loi du Senatus Consult, au profit de colons lorrains, alsaciens et autres exploitants déchus de la Métropole. Entre avril et juillet 1871, une révolte des populations de la région de Tizi-Ouzou arriva à mettre la pression sur les cantonnements et les édifices français au point de les assiéger. Un précieux témoignage, d’un fonctionnaire des services de l’Enregistrement français détaché en Kabylie sur ce célèbre épisode de la résistance contre l’occupation étrangère, a été publié dans le numéro 64 de la Revue Africaine (année 1923). Ce fonctionnaire, Marcy de Pradel de Lamase, était originaire du Limousin. Il évolua dans sa carrière dans les services de l’Enregistrement et fut affecté à Alger à la fin de l’année 1867. En juin 1870 et après différents stages, il sera muté par son administration à Tizi-Ouzou. Marcy passa les premiers mois d’exercice à Tizi-Ouzou dans un calme qui laissait entrevoir de profondes inquiétudes. Ce sentiment est perceptible dans les courriers réguliers qu’il envoyait à ses parents en Métropole. La suite des événements, à savoir la révolte des populations kabyles et l’organisation d’un siège autour des troupes françaises stationnées dans la ville de Tizi-Ouzou, confirmera les inquiétudes de l’officier.Les quelques extraits suivants, tirés de ses correspondances, ne manquent pas de mettre en relief les exactions de l’armée d’occupation et la vaillance de la résistance kabyle.
Ephéméride du siège de Tizi-Ouzou 1871
Amar Naït Messaoud
Alger, 28 mai 1870
– Ma nouvelle résidence n’est pas des plus agréables, ce n’est plus le même pays que celui que j’ai eu l’occasion de connaître jusqu’à présent en Afrique, Tizi-Ouzou est une petite ville en pleine Kabylie, sur l’Atlas, il y fait l’hiver à peu près le même climat qu’en France, il y pleut et neige beaucoup, la langue qu’y parlent les indigènes est une langue à part qui n’a pas le moindre rapport avec l’arabe, car les Kabyles et les Arabes ne se comprennent même pas, la langue écrite est seule la même, c’est l’arabe du Coran. Du reste, dès mon arrivée, je vous donnerai de nouveaux détails. Tout ce que j’en sais, c’est par ouï-dire.
Tizi-Ouzou, le 21 juillet 1870
– Vous vous plaignez de la chaleur en France ! Je désirerais bien ne pas en ressentir davantage ici, mais depuis mon arrivée à Tizi-Ouzou, le thermomètre n’est jamais descendu en dessous de 38° à l’ombre et exposé au Nord. La température moyenne est de 40° à 46°,; c’est une vraie fournaise, on ne sait où se mettre et pas un cours d’eau pour se baigner. Par bonheur, j’ai une bonne constitution. Beaucoup de personnes ont la fièvre, je travaille dans mon bureau avec une gandoura pour tout vêtement, c’est une grande chemise arabe qui descend jusqu’aux pieds, et encore je suis tout en nage.
Tizi-Ouzou, le 17 octobre 1870
– Vous n’avez pas à vous inquiéter pour moi, la Kabylie est très tranquille et ne songe pas à se soulever. Du reste, se soulèverait-elle, il y a un fort que les Kabyles ne sont pas capables de prendre, parce qu’ils n’ont pas de canons, aussi, suis-je parfaitement à l’abri.
Tizi-Ouzou, le 22 novembre 1870
– En Afrique, il y a eu quelques menées révolutionnaires. Alger, Constantine et Oran ont eu leurs échauffourées, qui heureusement, ont été sans importance. Il y a eu à Alger quelques meneurs plus que douteux, je dirais même ignobles, qui ont voulu soulever les masses. Ils y sont parvenus, mais heureusement cela s’est terminé sans effusion de sang (…) Ici, les Kabyles sont très tranquilles et ne songent pas, je crois, à se révolter.
Tizi-Ouzou, le 22 mars 1871
– Les Kabyles se sont soulevés, mais le foyer de l’insurrection se trouve dans la province de Constantine, assez loin de Tizi-Ouzou. On leur a déjà infligé une première correction. Il y a quelques jours, un escadron de Chasseurs d’Afrique en a tués quinze et blessés une cinquantaine. Nous n’avons déploré de notre côté que trois hommes blessés grièvement et quatre chevaux. J’espère qu’on les ramènera bientôt dans le droit chemin. Pour mon compte, je suis ici en pleine sécurité et, l’insécurité gagnerait-elle toute la Kabylie, je n’ai rien à craindre, car je serai toujours prévenu à temps pour me réfugier dans le fort, et les Arabes, n’ayant pas de matériel nécessaire, sont incapables de tenter un siège. Ils feraient plutôt du mal aux colons épars dans les fermes, comme ils l’ont déjà fait, car dans la province de Constantine ils en ont assassinés un certain nombre. N’ayez donc aucune inquiétude à mon sujet, je suis très bien armé et je ne risque rien. Nous faisons cependant, tous les soirs, la patrouille, pour nous prémunir contre les maraudeurs. Je fais partie de la garde, mais seulement comme homme de bonne volonté car mes fonctions m’en exemptent, et je vais passer cette nuit au poste.
Tizi-Ouzou, le 11 mai 1871
– Je ne sais pas si ma lettre vous parviendra, car on envoie ce courrier par un cavalier arabe qui pourrait bien rencontrer sur sa route des bandes de révoltés, mais enfin à la garde de Dieu. Si elle vous parvient, vous serez rassurés sur mon compte. Nous sommes bloqués dans le fort de Tizi-Ouzou depuis le 17 avril et ce n’est qu’hier, 10 mai, qu’une colonne d’Alger est venue nous délivrer. Je ne croyais pas dans ma carrière pacifique être jamais obligé de prendre les armes, mais je suis heureux que cette circonstance se soit présentée, je n’assisterai peut-être jamais à d’autres batailles. Nous étions environ 400 hommes en état de porter les armes, et nous avons été attaqués dans les premiers jours par 12 000 ou 15 000 Kabyles avec une vigueur à laquelle nous n’étions pas habitués de leur part, nous nous sommes tous mis à l’œuvre pour préparer les fortifications et en faire de nouvelles et nous avons réussi à les contenir. J’ai assisté à plusieurs sorties où, je vous assure, il ne faisait pas bon y être. On entendait siffler les balles d’une rude façon, enfin, j’ai eu la chance de n’être pas atteint. Nous avons eu pendant le siège 14 hommes tués et quelques blessés, mais nous avons peut-être bien tué un millier de Kabyles. Enfin, nous avons vu arriver la colonne avec bonheur, car nos munitions commençaient à diminuer. L’eau surtout était sur le point de nous manquer, car toutes les conduites avaient été coupées dès le premier jour et nous n’avions dans les citernes que 140 000 litres d’eau pour 800 habitants, hommes, femmes et enfants. Tout le village français a été brûlé. Je suis monté au fort avec les vêtements que j’avais sur moi et mon linge sale que j’ai eu le temps de mettre dans une malle avec mes registres courants. Pas une maison n’est restée intacte, tous les colons sont dans la misère, mais ils ont eu le temps de se réfugier au fort.
Tizi-Ouzou, le 23 juin 1871
– Depuis ma dernière lettre, nous avons eu la visite d’une autre colonne, celle du général Cérez qui est venue rejoindre celle du général Lallemand. Toutes deux sont montées débloquer Fort Napoléon. Depuis leur arrivée, elles combattent presque journellement les Kabyles et leur tuent beaucoup d’hommes. Une grande partie des tribus ont déclaré maintenant leur soumission, et j’espère que la campagne touche à sa fin. Mais, ces canailles ont fait du mal, surtout à Palestro où, après deux jours de lutte, ils ont assassiné 53 hommes, femmes et enfants après leur avoir fait subir les supplices les plus atroces. Le curé les gendarmes, tous ont été massacrés. Jamais aucune vengeance ne sera assez suffisante contre ces gueux, s’ils avaient pris Tizi-Ouzou, il n’y aurait pas eu de pitié à espérer, mais avant de nous prendre, la plupart seraient restés sur le carreau, nous étions bien décidés à nous faire tuer, mais surtout à en tuer le plus possible.
Tizi-Ouzou, le 25 juillet 1871
– Moi aussi j’ai eu ma campagne à Tizi-Ouzou. Il ne s’agissait de rien de moins que d’empêcher 12 000 Arabes de monter à l’assaut si nous ne voulions pas avoir le cou coupé et bien d’autres supplices plus terribles. Et pour faire cela, nous étions à peine 450 hommes renfermés dans le bordj avec cinq mauvaises pièces d’artillerie, mais tout le monde a fait son devoir, sauf au début, lorsque une compagnie de mobilisés nous a lâchement abandonnés et nous avons failli être pris. Le siège a duré 25 jours, et nous étions sur le point de manquer d’eau lorsque le général Lallemand est venu nous délivrer. Nous avons eu 17 hommes tués, mais les Arabes en ont perdu plus de 800. Ce n’est pas étonnant, car, sauf les jours de sortie, nous étions derrière les créneaux et les Arabes qui montraient la tête derrière les retranchements où ils étaient cachés étaient salués d’une drôle de façon (…) Le pays s’est calmé ici, mais je crois que pour rester paisibles, les Arabes ont besoin de voir circuler nos colonnes, car ils ont été lourdement imposés dans leur récolte, et c’est dur de leur arracher de l’argent. Les paysans de Tizi-Ouzou et de Fort Napoléon ont également été imposés ensemble, à 5. 500.000 francs. Sur cette somme, un million et demi de francs ont déjà été payés, mais c’est à force de menaces et par ce qu’ils voient continuellement circuler des soldats. Je ne sais pas d’où ils peuvent sortir l’argent qu’ils donnent. Ils en ont probablement de pleins silos, car ils ne payent guère qu’en pièces de 5 francs en argent et ces pièces sont pour la plupart noires et pleines de terre. Les récoltes ont été presque totalement dévastées dans les pays soulevés, aussi, je crains fort qu’une famine ne survienne.
In ‘’Revue Africaine’’ n°64 (1923)
Rééditée par l’OPU en 1986