Un ancien agent de liaison et de renseignement témoigne

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Le témoignage d’un homme intègre que nous rapportons ici, avec le souci de la plus grande fidélité, nous l’avons écouté plus d’une fois et avons prouvé la chronologie et la véracité de chaque fait sur lequel il porte.

Doté d’une prodigieuse mémoire et ayant pris part aux événements tragiques qui ont fortement marqué la lutte de libération, Chentouf Abdenour, puisque c’est de lui qu’il s’agit, en sa qualité d’agent de liaison et du renseignement, ce grand révolutionnaire, qui a un local à Harket où il passe son temps à écrire ses mémoires et des maximes, mais aussi à lire, à méditer ou à discuter avec un ami, a bien voulu revenir, pour la Dépêche de Kabylie, sur ces temps de peur, de privations, de massacre, mais aussi de courage et de sacrifice sans fin pour que vive l’Algérie indépendante et libre.

Aperçu géographique

La ville était comprise dans une espèce de cuvette, bornée au nord par la forêt Errich, à l’est par la colline de Kaf Lamamra fortement boisée, au sud par la colline dite Draâ El Bordj où se dressent encore les ruines du fort turk. A l’ouest, un épaulement ferme l’horizon. Elle était traversée du sud au nord par la RN5, de la place des martyrs, baptisée en ces temps place de Strasbourg, à l’ouest, vers Aïn Bessem par la RN18. Elle était alors peuplée de 5 500 habitants et s’étendait sur 1,300 km de long et 0,300km de large. Les deux oueds qui la délimitaient à l’est et à l’ouest, en se rejoignant au sud, où ils se jettent dans oued Dhous, lui conféraient une forme ovoïde. Le soir, en hiver, quand la nuit venait, et que la faim tenaillait hyènes et chacals qui proliféraient à cette époque, les jetant hors du bois, on devait entendre le glapissement et le ricanement de ces animaux aux abords de la ville, environnée de pins et de chênes liège. La ville était elle-même divisée en deux quartiers : celui du nord, occupé essentiellement par les colons qui y ont construit des maisons cossues à un étage, avec moulures en plâtre, balcons, frises, corniches et toits tuiles surmontés d’un paratonnerre, celui du sud, populeux, forcément, faits de petites maisons aux portes basses et aux fenêtres minuscules, dans lesquelles l’air ne devaient entrer que chichement, peuplé en gros d’indigènes. Entre les deux quartiers, comme pour montrer qu’il n’y a pas de coexistence possible entre les deux populations, l’une française, instruite et jouissant d’une position sociale aisée, faite de gros propriétaires terriens ou de commerçants ou de fonctionnaires de l’Etat, et l’autre composé de petites gens, besogneux, travaillant à leur compte dans petites boutiques, ou se faisant employer par les colons riches, entre les deux quartiers, donc, s’étalait la place Strasbourg, qui sera baptisée Place des martyrs au lendemain de l’indépendance. Dans le quartier nord s’élevait la mairie, vaste édifice à l’aspect imposant, séparé de l’Eglise par une petite rue qui débouche sur la rue Clémenceau (rue Abane Ramadane). Cette grande artère qui prenait naissance à l’entrée sud de la ville bifurque à droite, pour se séparer de la rue Amirouche (Rue de France). Entre les deux rues, se trouvait, se trouve encore, le square qui s’appelle aujourd’hui le square Si El Haouès, où les colons, certains après-midi dominicaux, venaient en famille respirer l’air et profiter du soleil avant son coucher. Au nord, un troisième quartier, moins ancien que les deux autres, qui était occupé lui aussi, par des autochtones, et qui, de ce fait, ne comportait alors que des maisons basses, selon l’architecture mauresque. Enfin à l’ouest, et juste à côté du chemin de fer qui passe par là le stade qui assurait la gloire et le prestige de Bouira. Un peu plus loin, c’était la cité ouest, construite sur le même modèle architectural à l’intention de la population arabo-musulmane.

Organisation et stratégie militaire

Comme elles craignaient le danger que représentait cet encerclement du quartier chrétien par les quartiers arabes musulmans, et voulant desserrer, au besoin, l’étau par la force, les autorités militaires avaient imaginé une organisation militaire qui permettait de tenir la ville en respect grâce aux casernes établies aux quatre coins. Elles étaient au nombre de sept, selon Chentouf Abdenour. Au nord, dans la ferme Abdenbi, sur la route d’Alger, il y avait cette caserne qui était tenue de 57 jusqu’en 62 par le capitaine Gaston. «Cet officier avait deux Jeeps qu’il conduisait lui-même. Sur l’une, il avait inscrit «La France ou la mort», raconte notre interlocuteur. Sur l’autre, on pouvait lire : «On les aura quand même». Le matin, il arrivait en ville au volant de l’une et l’après-midi, au volant de l’autre. Il est resté là de 57 à 62. L’autre caserne était au sud, sur les hauteurs de Draâ El Bord. Elle était tenue par le capitaine Morisot. De cette colline, on embrasse toute la ville. Un peu plus bas, près du pont Sayeh, qui n’existait pas encore, dans ce bâtiment qui était une Maderssa, avant de redevenir aujourd’hui, ce qu’elle était autrefois, il y avait la troisième caserne commandée par le capitaine Albert. Celle d’Aït Laziz, à l’ouest, était commandée par le capitaine Pouillot. La caserne de Béni Fouda, à la sortie est de Bouira, était sous les ordres d’un capitaine marocain dont le nom est oublié par l’ancien agent de liaison et de renseignement ainsi que celui de Bezit, à lest de la ville. Cette défaillance est compréhensible, le moujahid qui a été condamné deux fois à des peines de prison et en ayant purgé en deux temps 27 mois aux prisons de Bouira, de Tizi-Ouzou, avant d’être transféré à la prison Barberousse, à Alger, est sollicité inopinément pour cet entretien et ce jour là il n’avait pas son carnet de notes. D’ailleurs, le nom du capitaine Gaston lui a également échappé. Il n’a pu se le rappeler que le lendemain. En donnant son nom, Abdenour donnait de nouveau les deux dates de son arrivée et de son départ dans la caserne Abdenbi. Et ces deux dates données la veille, puis, le lendemain étaient les mêmes. Ce qui prouve la véracité de ses récits et la fidélité de sa mémoire extraordinaire. De même qu’il y avait 7 casernes, il y avait 13 camps ou SAS, un dans chacun de ces lieux dits : Aïn Turk, la gare Zéboudja, Bezit, la ferme Adenbi, Béni Fouda, Béni Amarou, Ras Bouira, le cimetière français, ferme Berkat, ferme Bonfils, Gouria, Ouled Boufif et le dernier, dans la forêt Errich. L’effectif de ces camps et casernes est de 3 484. Ce sont des chasseurs alpins, c’est-à-dire entraînés aux reliefs. Et le commandement général était confié au colonel Bernard, secondé par le lieutenant colonel Levêque et le commandant Jacques ainsi que les 6 capitaines dont il a été question plus haut. Comme nous exprimâmes notre étonnement, qu’il ait eu en sa possession tous ces renseignements, notre interlocuteur nous rappellera sa qualité d’agent de liaison et de renseignement : «C’était ma mission de tout savoir. Comme de passer partout inaperçu. C’est ainsi que j’étais monté cent fois au maquis et en étais redescendu sans que personne n’en sache rien en dehors de mes chefs», assure-t-il.

La genèse du mouvement

Nous voilà transportés à une époque plus lointaine par la grâce et le pouvoir d’évocation dont la mémoire et le verbe du révolutionnaire restent étonnement empreints de jeunesse et de vigueur. Nous sommes non pas en 54, on va y venir, mais en 47 ! Le mouvement scout venait d’être créé à Bouira. Abdenour, enfant en faisait partie. A cette époque-là tous les partis connus avaient cessé leurs activités militantes et politiques. La deuxième guerre mondiale, en s’achevant, avait sonné le glas de tout mouvement nationaliste et patriotique. Mais il y avait comme un frémissement en l’air, annonciateur de grands bouleversements. Alors, arriva, de Tizi-Ouzou, un jeune greffier porteur d’un nouvel espoir. Il se nommait El Hocine et voulait créer le scoutisme à Bouira. Mais il avait besoin d’un local. Ce fut Hassan Sidhoum qui le lui offrit, rue Wolf (l’actuelle rue Bouabdallah), tout près de l’école primaire. Le jeune greffier se mettait alors au travail, soutenu dans sa tâche par Radjaoui, un autre jeune de Thénia, alors Ménerville. (Ici une petite querelle éclate au sujet de la part prise dans la formation du scoutisme à Bouira par le donateur du local, en l’occurrence Sidhoum, entre Adenour qui lui en dénie le moindre rôle, et un ami, qui avait fréquenté en ce temps là les scouts et qui pensait que Sidhoum était aussi un chef. Mais le contradicteur, devant l’infaillible et fabuleuse capacité mnémonique de l’ancien agent de renseignement a vite reconnu son erreur et fait son mea culpa à ce propos). «C’est là que j’ai appris, avec mes camarades, le premier chant. C’est là aussi que l’on nous a enseigné les chants nationalistes et patriotiques, ainsi que l’utilité du bâton scout, qui est son arme». Mais les actions développées au sein de ce mouvement de jeunes scouts restaient teintées de social. En 1949, Abdenour garde surtout le souvenir des 20 ou 22 orphelins qui avaient atteint la majorité sans être circoncis et que le scout avait pris en charge, les hébergeant même au local et les nourrissant pendant tout le temps nécessaire à leur guérison. Mais, c’est en 1952, que le scout musulman algérien acquérait ses lettres de noblesse, sous la houlette de Gamraoui, et de son ami Saïd Graïchi. Il se dota de structures et commença à jouer un rôle pré révolutionnaire en collectant des fonds, des vêtements et des médicaments. «Gamaraoui était alors peintre, comme son ami Graïchi», se souvient l’homme du renseignement. «C’est ce dernier qui lui a appris ce métier. Il était assez instruit et fort sage. Il a créé beaucoup de cellules et chacune était chargée d’une tâche précise, comme de collecter de l’argent. Il nous apprenait la boxe et la marche pendant des heures». Il était commissaire local. Lorsque la révolution éclata en novembre, Gamaroui est l’un des premiers moudahidines à rejoindre le maquis. «Ouamrane est venu chez nous le 30 octobre. Il a pris cinq scouts avec lui. Gamraoui en était. Il y avait aussi Dennidi salem, Méziani Youcef, Heni Ali, Hadouche mohamed. Ouamrane s’est arrêté ensuite, à la Gare Aomar, à Kadiria, à Lahkdaria, à Thénia, où chaque fois son groupe se grossissait d’autres volontaires. Quand il arriva près de Boudouaou, il tint une réunion dans la forêt voisine et chargea chaque groupe d’une mission de sabotage ou d’attentat. «Celui-ci brûlait une fabrique de bois à Alger, celui-là sabotait un réseau électrique ou téléphonique, cet autre tirait sur une brigade de gendarmerie, un garde champêtre ou un collabo. Mais attentats et actes de sabotage ne devaient se produire qu’une minute après le 1er novembre. Puis, les groupes réglèrent leurs montres avant de se disperser», narra encore notre interlocuteur.

Les 13 attentats

«Ils étaient treize traitres, treize salopards, et ils habitaient tous la rue de France», selon l’ancien agent de renseignement. La rue elle-même devait être appelée par dérision et mépris, la rue des treize salopards. Mais leur commerce prospérait le long des rues Clémenceau ( rue Abane Ramdane), Wolf (Bouadallah qui va de la place des martyrs au pont Sayeh) et du Boulevard de Metz (boulevard Moussa Abdelkader qui court, parallèle à la principale artère, jusqu’au Château d’eau). C’est contre eux que les 13 attentats étaient principalement dirigés.Le premier a eu lieu en 56, rue d’Aumale (Chrarak Abdelkader). C’était au café de la PJ. Celui qui était chargé de l’exécuter s’était servi d’un pistolet. Et sa mission accomplie, en plein jour, il a réussi à prendre la fuite. Le second qui a suivi de peu le premier attentat fut exécuté par Chentouf Boualem, le frère de notre interlocuteur. C’était une bombe qu’il devait poser devant un bar et qui devait exploser vers 22 heures, mais dont le mécanisme grippé par l’humidité pense notre interlocuteur, n’a pas fonctionné. Elle a été découverte le lendemain dans un carton posé contre le mur du bar, et désamorcée par une équipe d’artificiers. La même année toujours, le même homme se trouvait dans la rue Chaïb Mohamed pour un autre attentat. La victime s’appelait Joseph Gouzailli et prenait le frais sur son balcon. Les balles du pistolet, l’épargnant miraculeusement, s’étaient fichées dans la gouttière. «Elles y sont toujours», assure notre interlocuteur. L’homme mourait au maquis un an plus tard. Le quatrième attentat était le plus spectaculaire. Il avait été planifié par Nadir, le neveu de Gamaraoui. Celui-ci était très recherché par l’armée française. Il avait été aperçu près de la Maderssa, près du pont Sayeh, par le garde champêtre qui rentrait en ville à cheval après une tournée dans la campagne. Dès qu’il s’était assuré de son identité il était allé avertir les gendarmes, dont la brigade était toute proche. L’alerte donnée immédiatement, Gamraoui a été rattrapé à Draâ El Bord, encerclé et tué. C’était en 55. Nadir a juré de le venger. Et l’a fait avec beaucoup de courage. La balle de son pistolet avait atteint le traitre (Reguieg) à la gorge et ressorti par la bouche. L’homme était mort sur le coup. (Nous sommes toujours en 56). Nadir a pu s’échapper et rejoindre le maquis où il était resté jusqu’à l’indépendance. Il est mort, il y a quatre ans. Le cinquième attentat, et nous nous bornerons à celui là qui est plus spectaculaire encore et qui a mis toute la communauté des colons en émoi, a eu lieu en 59 sur la place des martyrs. Un jeune de dix-sept ans profitait de ce que tout le monde fut assemblé dans cet espace public, à l’occasion du 14 juillet, pour lancer une grenade contre la foule et s’éclipser sans se faire arrêter ni remarquer. Dans cet attentat, il y a eu trois morts et plusieurs blessés : la fille de Coulange, le bourrelier, établi Rue Clémenceau, Rateau, le forgeron, installé rue de France, et un harki. Il y a eu plusieurs civils blessés par les éclats parmi les indigènes qui assistaient à cette fête. L’un d’eux qui vit encore, boitille toujours. En revanche, Abdenour se souvient encore de l’enlèvement et de la libération, deux mois plus tard, de la famille italienne, composée de 11 membres et vivant alors dans une ferme près d’El Hachimia, des recherches vaines dirigées par le Général de la Main Rouge, descendu à l’hôtel Uggeri, réquisitionné à cet effet, ainsi que des sept moujahidines tués et promenés à travers la ville à dos d’ânes afin de terroriser la population autochtone. Ce récit s’achève ici, malgré tout ce qui reste encore à dire et qui est admirable de courage et de détermination, mais aussi d’abnégation et de sacrifice immense.

 Aziz Bey

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