«On a fait l’histoire avec le sang et la misère»

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Né en 1935, dans la ville d’Aïn Bessem, dans la wilaya de Bouira, Ali Drafli est un ancien moudjahid de la première région historique, la wilaya IV. Ancien condamné à mort et patriote de la première heure durant les années 1990, Ali Drafli revient dans cet entretien sur le climat général qui régnait en Algérie avant la révolution et sur les circonstances l’ayant conduit à prendre le maquis un certain octobre 1955. Il est présentement vice-président de l’association nationale des anciens condamnés à mort.

La Dépêche de Kabylie : Comment avez-vous vécu votre enfance dans la ville d’Aïn Bessem, surtout que c’était une ville coloniale par excellence ?

Ali Drafli : Aïn-Bessem était le fief des colons. Pour les visiteurs de cette époque, c’était un paradis taillé sur mesure pour ces colons. En exploitant nos richesses, particulièrement agricoles et notre main d’œuvre, ils se permettaient certains excès de la vie qu’ils ne pouvaient pas se permettre même dans leurs rêves les plus fous. À titre d’exemple, il y avait une certaine dame, qui s’appelait Mme Jourdèce, qui s’habillait tout le temps en burnous et qui prenait des bains de lait de vache pour adoucir sa peau. Ces colons nous considéraient comme des bêtes. Ils nous exploitaient à fond. D’ailleurs, les responsables locaux du parti communiste français (PCF) dénonçaient cette exploitation inhumaine, notamment par le slogan : «Vous exploitez le burnous !» Le travail des Algériens, dans les champs ou ailleurs, commençait de 4h du matin jusqu’à 20h. Ils assuraient des tâches très dures, mais ces colons nous exploitaient aussi pour assurer leur alimentation et celle de la France, car Aïn-Bessem était pour eux «un grenier de la France». Moi, je suis né en 1935, issu d’une de ces familles algériennes dont le père travaillait dans une fonction libérale. Mes oncles sont morts pour la France. Pendant la première guerre mondiale, nous avions perdu mon oncle paternel (Ahmed). D’ailleurs, ce dernier est enterré à Verdun. Durant la deuxième guerre mondiale, les Français ont mobilisé de force mon oncle maternel. Et pour revenir au contexte où j’ai grandi, particulièrement durant la période de la deuxième guerre mondiale, le peuple algérien commençait à s’éveiller sérieusement. Nous étions choqués par la répression française, au point où nous avions accusé une prise de conscience jamais égalée à travers notre histoire. Nous savions à ce moment-là que la colonisation féroce de la France était plus sauvage et barbare que celle des Romains. Nous commencions à comprendre que la seule solution pour nous était l’indépendance et la lutte armée. Personnellement, à l’âge de 10 ans, j’ai été à l’école et j’avais un amour terrible pour l’école. Ceux qui nous enseignaient et portaient notre honneur étaient Lakhdar Brahimi (à ne pas confondre avec le diplomate Lakhdar Brahimi), Kadour Belkacem, Chikh Mohammed Ameziane et Djaâdane. Le maire d’Aïn-Bessem a tout fait pour interdire notre scolarisation et l’ouverture d’une école libre ici, mais nous avions résistés. On avait aussi les militants des partis de Messali L’hadj (l’étoile nord africaine) et ceux de Ferhat Abbas (l’union démocratique du manifeste algérien), dont les leadeurs sont venus ici à Aïn-Bessem en 1943. Ces mêmes militants, au même titre que les communistes du PCF, nous ont formés tout simplement à l’indépendance, à la résistance et à la lutte. À l’école, nous étions attirés par la culture de nos enseignants, leur culture et leur engagement aussi. Nous étions aussi attirés par le tableau, car c’était pour nous comme un luxe, une chance de pouvoir écrire sur un tableau avec de la craie, même sans moyens. Je me souviens toujours quand le Cheikh Mohammed-Ameziane nous a appris à chanter «Min djibalina», le champ révolutionnaire de cette époque. Le colonel Ouamrane, Dhilis, Si Lakhdar et Gharbi El-Guemraoui, qui ont tous grandi dans notre région, activaient à cette époque dans la clandestinité. Ils étaient des leadeurs et des exemples à suivre. Avec le temps, on a commencé à haïr les Français, particulièrement ces colons. Nous nous sommes impliqués de plus en plus au sein des partis politiques algériens, car nous étions enfin prêts à prendre les armes pour la patrie. Ces Français ont fait tant de mal, pas seulement aux musulmans mais aussi à la communauté juive d’Aïn-Bessem, qui était aussi persécutée et c’est nous les Moudjahidine qui les avaient protégés de ces colons. Je voudrais ajouter, cependant, que la ville d’Aïn-Bessem, malgré tous ces éléments, a fourni plus de 1 000 martyrs à la Révolution, tout ça grâce au travail du Colonel Ouamrane, qui vivait ici et qui a laissé sa trace, même dans notre mémoire collective. D’ailleurs, il voulait être enterré ici à Aïn-Bessem.

Vous avez souvenirs de vos premiers pas au sein de l’ALN?

Ah oui ! Ce n’est pas quelque chose qu’on oublie. Je me rappelle que nous avions pris attache, moi et deux autres camarades de classe, avec les représentants locaux du mouvement national. Nous leur avions, donc, signifié notre volonté de prendre le maquis et ils nous ont exigé de liquider un Harki pour pouvoir rejoindre les Moudjahidine. Nous étions d’accord et nous avons préparé une embuscade contre un Harki local, qui s’appelait El-Gouffi. Si M’hammed Bouguerra, chef local de l’ALN, nous a fourni un fusil de chasse et nous avons tenu notre embuscade sur la route menant vers Souk El-Khemis. Après la mort de ce Harki, nous avions directement pris le maquis à Souflat (entre Souk El-Khemis et El-Mokrani), c’était en octobre 1955. À ce moment, c’était la région 4 et Si M’hammed Bouguerra était notre responsable militaire direct. Nous étions 32 Moudjahid dans ce groupe et notre territoire s’étendait du versant sud du Djurdjura jusqu’à Béni Slimane, dans la wilaya de Médéa. Nous souffrions d’un manque accru d’armes. Nous n’avions que quelques fusils de chasse et Si M’hammed avait une mitrailleuse STEN. La seule façon pour nous d’avoir de nouvelles armes était d’opérer des attentas contre les militaires français. Nous recevions aussi des cours obligatoires le soir, car tous les maquisards de l’ALN devaient savoir lire et écrire. Malgré le manque de moyens et le nombre très restreint de notre groupe, nous avions un courage terrible. D’ailleurs, nous nous sommes accrochés avec les militaires français à plusieurs reprises, mais sans grande perte de notre côté. L’opération la plus réussie que j’ai moi-même dirigée était, sans doute, celle contre le colon August qui détenait une carrière d’agrégats près de Bir Ghbalou, en 1956. Nous étions seulement deux, moi et le défunt Si Ahmed. Nous avons opéré de nuit et après nous être introduits à l’intérieur de la carrière, nous avons tué son chien de garde, coupé la ligne téléphonique et c’est moi-même qui ai abattu le colon August avec quatre balles. À cette époque, je n’avais même pas 19 ans. Au maquis, nous avons été rejoints, quelques mois après, par Smail Lamari et Si El-Hachemi Cherif, deux éléments qui étaient doués d’une intelligence énorme.

Voulez-vous revenir sur les conditions de votre arrestation par l’armée française ?

Je me rappelle très bien, c’était le 16 mars 1956 bien avant le congrès de la Soummam. Nous étions onze éléments près du village Ouled Si Slimane dans la région de Mtenane, à proximité d’Aïn-Bessem, et nous avons été encerclés par un bataillon et ils étaient très nombreux et exceptionnellement équipés, notamment par des chars d’assaut et appuyés par l’aviation. Nous, nous n’avions que nos fusils de chasse, mais nous avions tenu de 7h du matin jusqu’à 16h. D’ailleurs, le colonel de ce bataillon a tenu à nous avoir vivants et il nous a même posé la question «comment avez-vous fait pour tenir ?» Nous avions tué onze soldats français et six de nos Moudjahidine étaient tombés en martyrs et trois étaient blessés, Si Mokrane des Ouadhias (Tizi-Ouzou), Si Boussaâd de M’Chedallah et moi-même. Nous avons été interpellés et conduits directement au tribunal militaire d’Alger. Nous n’avions même pas droit aux soins. D’ailleurs, Si Boussaâd, qui avait une plaie profonde dans le ventre, a été recousu par un jeune sergent français. Pour son acte, ce dernier a été arrêté et radié de l’armée française. À l’intérieur de la prison de Barberousse, c’était Rabah Bitat qui s’est occupé de nous, en nous prodiguant notamment des petits soins et de nouveaux vêtements à la place de nos vêtements sales et tachés de sang. Au tribunal militaire, le colonel nous disait en riant : «Vous allez être guillotinés» et moi aussi je rigolais et je lui disais : «Je n’ai pas peur de votre guillotine !» Nous avions, bizarrement, eu le droit à des avocats. On avait les maîtres Zertal, Hamad et Ben Toumi. J’étais très fier de moi au même titre que mes camarades et c’est comme ça que la sentence est tombée, nous sommes devenus condamnés à mort. Avec le recul, je repense à notre moral à ce moment là… et bien nous étions très heureux ! Nos avocats pleuraient ce jugement, mais pas nous. Nous avions un courage phénoménal. Pour nous, la guerre, la prison, la torture, l’atrocité des Français, c’était une partie de plaisir ! Car nous étions déterminés. Nous avions en tête nos parents, nos familles et nos épouses. Nous étions très fiers de nos femmes, surtout celles qui portaient les armes à nos côtés. Nous avions toutes ses images qui tournaient devant nos yeux. À l’intérieur du tribunal, nous chantions «Aker A miss n Lzayer» (Debout oh fils de l’Algérie), que nous avions appris du colonel Oumrane. Entretien réalisé par Oussama Khitouche.

*(à suivre la 2e partie dans notre édition de demain).

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