«On a fait l’histoire avec le sang et la misère»

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Né en 1935, dans la ville d’Aïn-Bessem, dans la wilaya de Bouira, Ali Drafli est un ancien moudjahid de la première région historique, la wilaya IV. Ancien condamné à mort et patriote de la première heure durant les années 1990, Ali Drafli revient dans cet entretien sur le climat général qui régnait en Algérie avant la révolution et sur les circonstances l’ayant conduit à prendre le maquis un certain octobre 1955. Il est présentement vice-président de l’association nationale des anciens condamnés à mort.

(Suite de la première partie de l’interview publiée dans notre édition d’hier)

La Dépêche de Kabylie : Après votre condamnation vous avez été gracié et malgré cela, vous vous êtes évadé de la prison

en France…

Effectivement, après avoir passé une petite période en prison, une année après, si mes souvenirs sont bons, nous avons reçu la nouvelle de notre grâce. Je pense que c’était sur une décision du général De Gaule en 1960. Mais avant cette décision, beaucoup de nos camarades de combat ont été exécutés, dont Ahmed Zabana et les frères Fredj Ahmed et Amar, qui sont originaires de Kadiria (Nord-ouest de Bouira). Donc, après cette grâce, nous fûmes transférés vers la prison d’Angers en France. Nous étions onze personnes, anciens condamnés à mort entassés dans cette prison, tristement connue à travers le monde. Nous avons été rejugés et condamnés à perpétuité. Après quelques semaines seulement passées dans la prison d’Angers, nous avions commencé à planifier notre évasion. Nous étions déterminés à fuir cette prison, à rentrer en Algérie et à poursuivre la lutte armée. Nous avons, donc, arrêté notre plan d’évasion. Nous étions à trois (les compagnons d’une seule cellule, Ahmed Akkache, Ben Akli Ahmed et moi-même). Nous avions fabriqué une corde de plus de 25 mètres à l’aide de draps que j’ai récupérés du service social, et un crochet que nous avons fabriqué après avoir cassé un lit fixé au mur. Auparavant, nous avons préparé une issue que nous avons creusés nous-mêmes dans le mur de notre cellule. Vers 3h du matin et après avoir quitté la cellule, nous avons escaladé, à tour de rôle, les sept murs de cette prison, à l’aide de la corde et du crochet que nous avons fabriqué. Par malchance, et une fois dépassé l’enceinte de la prison, nous sommes tombés à l’intérieur même de la maison du directeur, qui était surveillée par un soldat. Ce dernier nous a vite repéré et a tiré plusieurs coups, mais nous avons fui vers une rivière glacée que nous avons traversée vers les bois, où nous nous sommes refugiés pendant plusieurs jours. Nous étions, d’ailleurs, plusieurs fois encerclés par les gendarmes, mais nous avons réussi à leur échapper. Nous nous sommes rendus, par la suite, dans un village voisin qui s’appelait La Valle et nous étions hébergés par un curé. Nous lui avions menti au départ, en lui disant : «Nous sommes des Marocains, nous avons besoin d’aide, vous êtes prêtre de Dieu, alors aidez-nous». Il a tout de suite accepté et il nous a hébergés à l’intérieur de son église, mais il n’a pas tardé à nous reconnaître car nos photos étaient affichées dans tous les journaux locaux. Il nous a même montré l’un de ces journaux, où il était écrit «Trois dangereux activistes du FLN recherchés par la Police». Malgré cela, il a continué à nous héberger et à nous nourrir. Il nous ramenait de la nourriture pour chien, pour qu’il n’éveille pas les soupçons autour de notre présence dans cette église. Après trois jours passés dans cette église, le curé nous a fait sortir discrètement et nous a remis un franc de l’époque. On lui a dit qu’on voulait se rendre à Paris, car on avait l’adresse de l’UNEF (Union des étudiants français) où des Algériens pouvaient nous aider, mais aussi notre ami Maximilien Minéra, l’ami de la Révolution algérienne et le premier recteur de l’université d’Alger après l’indépendance. Il nous a, donc, montré la route vers Paris. Malheureusement, nous avons été arrêtés en cours de route, près du Meaux. La Police nous a demandé nos noms et nos papiers, on leur a dit que nous étions Marocains, car on pensait qu’ils nous relâcheraient. Une heure après, ils sont revenus avec nos photos. Ils nous ont reconnus. Je me souviens, l’officier de la Police nous a dit : «Chapeau-bas pour vous, car personne n’a pu avant-vous s’échapper de la prison d’Angers, sauf vous les Algériens». Après notre arrestation, nous avons été reconduits à la prison d’Angers. Nous avions franchement peur des réactions des responsables de cette prison, et nous avions même un peu honte, car nous n’avons pas accepté qu’on soit ainsi capturés. Des Algériens ne peuvent être pris au piège. Nous avons retrouvé sur place Guerroudj Abdelkader, Karama Sadek, Ali Zaâmoum, Hamouche Moh Twil et Ferhat Ben Amar. Ils étaient les chefs du FLN à l’intérieur de la prison. Quelques temps après, nous avons entamé une grève de la faim de 21 jours et nous avons réussi à satisfaire toutes nos revendications, même le ministre de la Justice français de l’époque s’est déplacé dans cette prison et c’est lui qui nous a accordé toutes nos revendications. À commencer par l’accès à l’instruction, à l’enseignement, à la création d’un endroit de prière musulmane et à l’amélioration de nos conditions d’hébergement et de soins. Je souligne la solidarité des détenus français avec nous. La majorité était des communistes emprisonnés aussi. Nous avions toujours cherché à nous évader, nous étudions toutes les possibilités. Je me souviens, durant cette période, Ahmed Ben Bella nous a envoyés une lettre, où il nous disait : «L’Algérien ne sera jamais emprisonné. Ils peuvent emprisonner son corps, mais son âme restera au maquis». Nous recevions aussi des échos de la guerre de l’indépendance, notamment via la presse française et les lettres de nos proches. Au même temps, nous continuions notre formation politique, assurée particulièrement par Ali Zaâmoum, qui était un grand formateur, patriote et un militant hors-pair. Après les accords d’Evian et le cessez-le-feu en mars 1962, nous fûmes libérés. Nous avions été informés par nos avocats. Ils nous ont transférés à Alger, à l’aéroport militaire de Boufarik. J’ai rejoins, donc, directement ma section dans la première région de la wilaya IV. Je me souviens, c’était El-Hachemi Cherif et Smail Lamari qui m’ont accueilli, en me disant : «Fait attention, nous ne sommes pas vraiment indépendants ! Il faut éclater la troisième force et l’OAS». À cette époque, nous étions en guerre contre les miliciens de la troisième force et de l’OAS, nous avions même réussi à infiltrer ces réseaux. Le commandant Lakhdar Boureguâa était le chef de notre région et on recevait des instructions directes de sa part.

L’après-indépendance, comment l’avez-vous vécu ?

Nous sommes restés sur nos gardes pendant longtemps. D’ailleurs, nous avions repris les armes en 1963 pour repousser l’attaque du Maroc. Notre commandant Lakhdar Boureguâa a mobilisé plus de 15 000 hommes de la wilaya IV, au même titre que les colonels Akli Mohand Oulhadj et Chaâbani. Nous avions combattu de nouveau, côtes à côtes, mais contre les Marocains cette fois-ci. Après cette guerre, j’ai regagné ma commune, en compagnie de Smail Lamari et El-Hachemi Cherif. J’ai été nommé chef de la province de Bir Ghbalou. L’enjeu à ce moment-là était de construire le pays, ses écoles, ses infrastructures et son économie. Beaucoup de Français, qui occupaient des postes très sensibles, ont quitté le pays nous laissant livrés à nous-mêmes. Alors nous avons entamé, et conformément aux instructions, des opérations pour la stabilisation des Européens établis dans notre région. Nous avons sécurisé leurs maisons, leurs biens et nous avons même maintenu certains dans leurs postes, comme c’était le cas du maire de Lakhdaria, celui de Raouraoua et du directeur de la coopératif agricole d’Aïn-Bessem. Nous avions aussi protégé les communautés juive et chrétienne. Leurs lieux de culte étaient restés ouverts et ils pratiquaient leurs religions dans des conditions normales. Nos efforts étaient aussi orientés vers le volet culturel et éducatif, nous avions tout le temps essayé d’animer la scène culturelle locale, notamment via le théâtre. Je me souviens, d’ailleurs, de la venue de feu Kateb Yacine ici à Aïn-Bessem. Je n’oublierais, cependant, jamais le soutien que nous avons reçu de la part de nos amis français et européens restés ici à Aïn-Bessem. D’ailleurs, ces derniers sont tous enterrés ici et méritent tous les hommages.

Après tout ce que vous avez vécu, quel message pouvez-vous adresser aux jeunes générations ?

Il n’y a pas mieux que les paroles de notre maître Ali Zaâmoum qui disait : «Nous avons fait l’histoire avec le sang et la misère, construisez l’Algérie avec le travail et le savoir». J’appelle mes filles et fils, donc, à travailler et à construire ce qui manque dans notre pays. Il est vrai que certaines choses peuvent toujours manquer, mais l’Algérie progresse sensiblement et sur tous les plans. Regardez aujourd’hui combien nous avons d’universités. Combien d’écoles et d’hôpitaux. Malheureusement, nos jeunes ne prennent pas au sérieux tout ce qu’ils ont entre leurs mains. Toutes ces possibilités et opportunités qu’ils ne saisissent que rarement. Je ressens aussi une sorte d’ingratitude à notre égard de la part de certains gens, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. Ahmed Zabana nous disait à quelques heures de son exécution : «Je suis très heureux, car je serais mort. Par contre vous, non, vous êtes condamnés à vivre et vous allez connaître beaucoup de malheurs !» Je ne sais pas si c’est qu’il voulait nous dire, ou pas ?!

Entretien réalisé par Oussama Khitouche.

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