Rencontre entre deux historiens

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Grande surprise pour moi qu’un historien de la trempe de René Gallissot me lise et surtout qu’il me fasse des compliments.  » Votre livre est remarquablement bien écrit  » ; « Je suis globalement d’accord avec vous sur l’ensemble des thèmes abordés dans votre livre » ; « J’attends le prochain volume que vous annoncez dans votre livre » ; « Je voudrais aussi que vous me relisiez une notice que j’ai écrite sur Abane Ramdane pour mon dictionnaire ».

Rapporté par Si Hadj-Mohand Abdenour

J’avoue que de tels compliments venant d’un historien de la trempe de René Gallissot, le plus grand historien encore vivant de la colonisation, me sont allés droits au cœur. Nous convenons de nous rencontrer. Je connaissais René Gallissot de réputation. Quand j’entrai à Sciences Po en 1970, son nom y flottait encore. Il avait quitté Place Emir 2 ou 3 années auparavant. Il y avait enseigné l’histoire des idées politiques. Madame Benzine, épouse d’Abdelhamid Benzine dirigeant du PAGS, reprendra son fauteuil. Elle n’y restera pas longtemps. La répression policière dont était l’objet le PAGS à l’époque, avant la révolution agraire et la période du « soutien critique », n’avait pas épargné son mari ni même ses enfants.

Deuxième contact avec Gallissot en juillet 2009. J’étais alors l’invité de Khalida Toumi, notre ministre de la Culture, au Festival panafricain pour y présenter une communication sur « l’entreprise coloniale en Algérie et le mythe civilisateur ». L’historien me fait encore part de son intérêt pour mon deuxième livre sur Abane. Nous convenons une deuxième fois de nous rencontrer à la rentrée de septembre.

Deux rencontres n’auront finalement lieu qu’au début de l’année 2010, les 29 janvier et 4 février. Les deux fois au Wepler, Place Clichy, au pied de la butte Montmartre. L’établissement a fêté ses cent ans en 1992. Plus d’un siècle d’existence, pour cette brasserie qui sent encore le passé d’un quartier légendaire par ses cabarets, ses artistes, ses écrivains. Arrivé devant le Wepler, je ne pus m’empêcher de penser à Ferdinand Bardamu, l’anti-héros de Louis Ferdinand Céline qui entame place Clichy en 1914, son voyage au bout de la nuit. En entrant dans l’établissement, je m’imaginais aussi tous ces grands artistes et écrivains qui y venaient jadis pour déguster les spécialités de la Maison. S’y assiéront pour déguster des fruits de mer : Utrillo, Modigliani, Apollinaire, Toulouse-Lautrec, Picasso, Henry Miller, Truffaut et autres Chabrol. Bonnard immortalisera la vitrine du Wepler dans son célèbre Place clichy. De grands noms du cinéma français y trouveront un décor idéal pour quelques scènes de films célèbres, notamment Préparez vos mouchoirs (Bertrand Blier) et les quatre cent coups (François Truffaut).

Atmosphère chaude à l’intérieur de la brasserie accentuée par la couleur rouge feu des fauteuils, contrastant avec le froid mordant du dehors où la température flottait en dessous de zéro. Confortablement installés nous échangeons sur mon livre. Les remarques de l’historien sont les bienvenues. Petites erreurs, me fait-il remarquer sur Maurice Laban dont il semble bien connaître l’itinéraire peu commun. Ce biskri d’adoption était en effet un membre des brigades internationales parties au secours de la jeune république espagnole tombée sous la férule du fascisme franquiste. Sur les « maquis rouges », nous sommes d’accord : c’était une modeste aventure qui s’est mal terminée pour Laban et Maillot. C’était aussi un appel du pied du PCA au FLN pour lui signifier que les communistes algériens ont réellement achevé leur mue anticolonialiste, acceptant de fait la priorité de la libération nationale sur la libération sociale. Les armes détournées par Maillot étaient la dot que présentait le PCA au FLN pour l’inciter à accepter l’union.

Concernant l’éternelle polémique sur les chiffres de la population algérienne de 1830 (9 millions selon Hamdan Khodja, 3 millions selon l’historiographie coloniale), Gallissot me signale la contribution de Kamel Kateb qui vient de publier une thèse sur l’état démographique de l’Algérie précoloniale. Selon ce jeune chercheur, les chiffres donnés par Hamdan Khodja (Le miroir) sur lesquels s’est basé Michel Habart (Histoire d’un parjure), chiffres que j’ai repris dans mon livre, ne correspondent pas à la réalité démographique de l’Algérie précoloniale. C’est important car du point de vue de Hamdan Khodja la conquête et l’expansion coloniale dans toutes leurs violences, ont été responsables d’une véritable catastrophe démographique.

La population algérienne aurait été réduite de beaucoup. Je me promets d’aller voir le travail de Kateb et de me faire une idée sur ses méthodes de recherches. D’autant plus que l’été dernier la question démographique dans l’Algérie précoloniale a fait l’objet de polémiques durant le colloque sur la colonisation au festival panafricain. Des historiens algériens dont Hassan Remaoune, m’avaient reproché d’avoir repris les chiffres du Miroir de Hamdan Khodja, lesquels à leurs yeux n’étaient pas crédibles. Je signale toutefois à René Gallissot que Prenant et Noushi avaient avancé des chiffres qui n’étaient pas loin de ceux de Hamdan Khodja. Pour Gallissot, peu importent les chiffres car dans l’hypothèse la moins pessimiste, la population algérienne a été réduite d’un tiers. Ce qui est une véritable catastrophe. Imaginons cette catastrophe à l’échelle de la population française ou algérienne actuelle…

Camus n’est ni philosophe ni libertaire

Sur « Camus qui n’est ni philosophe ni libertaire, on en fait trop » s’avance René Gallissot. Je suis entièrement d’accord avec lui. Il a lu le passage de mon livre consacré à Camus. Rien n’a paru le choquer. Je lui ai signalé mon article paru sur Iferhounene, Algérie Monde et El Watan du 31 12 2009. Après l’avoir lu il m’envoie un mail où il m’écrit : « J’ai lu votre article sur Camus. Bienvenu. » Comme moi, il n’est pas envoûté par Camus et sa boussole ne s’est pas affolée depuis que l’idéologie du « rôle positif de la colonisation » commence à gagner du terrain.

Pour rester sur Camus, mon article a suscité des réactions diverses.

Positives ou négatives, je les prends toutes avec respect. Je suis tout à fait ouvert au dialogue avec des gens débarrassés de cette nouvelle haine qui charge les Algériens de tous leurs malheurs durant la période coloniale et la guerre de Libération nationale. Une seule réaction m’a fait prendre conscience que la nostalgie des temps coloniaux, celle du « cavalier allègre sur une monture éreintée », n’est pas toujours là où on pourrait s’attendre à la trouver : Celle de Jean Pierre LLedo, auteur d’un film (Algérie, histoires à ne pas dire) ultra révisionniste sur la colonisation et la guerre de Libération algérienne. Cet ancien communiste dont la boussole s’est littéralement déglinguée depuis quelques années, n’a sans doute pas lu mon livre pour constater que je ne suis pas mu par un nationalisme béat et aveugle et qu’au contraire j’ai écrit et continue d’écrire comme « un homme libre de toute attache partisane, de toute influence idéologique » (dixit Arezki Metref venu à la présentation de mon livre. Le seul compliment qui m’est allé droit au cœur). Voici la réaction de LLedo à mon article. Je la laisse à l’appréciation du lecteur auquel je demande également d’aller parcourir mon article sur Camus (Camus, entre la mère et la justice), pour se faire une idée sur le degré de « haine » qui anime les uns et les autres : « … propos haineux de Bélaïd Abane qui aurait dû avant de calomnier Camus, nous expliquer pourquoi et comment son illustre parent Abane Ramdane, dirigeant de la « révolution » (sic) fut égorgé comme un malpropre et après un guet-apens, par les siens, ces bons apôtres du nationalisme dont il se veut le Chantre. « Je rassure au passage Jean Pierre Lledo, mon 2e livre sur Abane prêt depuis plusieurs mois, est consacré au « pourquoi et au comment… ». S’il prend la peine de le lire il verra, comme du reste dans le premier, que je ne me fais le chantre de personne et que seule la vérité m’importe, du moins ce que je crois être la vérité. Sa vérité n’est sans doute pas la même, mais je la respecte. Revenons en à mon échange avec René Gallissot. La situation politique algérienne n’a pas de secrets pour cet historien que n’avaient hésité à consulter Ben Bella et Aït Ahmed avant de rentrer au pays au cours de la période d’ouverture qui a suivi les événements d’octobre 1988. Cependant, me confie-t-il, sur le système algérien actuel, il est un peu perdu et n’a plus de clé pour comprendre. Les forces en présence ? Les relais générationnels ? Tout semble brouillé en effet. Que se passe-t-il en ce moment avec l’enquête du DRS (Services spéciaux algériens) sur Sonatrach ? Est-ce un énième épisode de la lutte des clans qui se disputent la réalité du pouvoir en Algérie ? Est-ce une « opération mains propres » qui commence par assainir la mamelle nourricière de l’Algérie ? Wait and see !

Le religieux

Sur le FIS, je trouve le jugement de Gallissot tout à fait pertinent. Le mouvement islamiste a certes perdu la partie, mais a gagné idéologiquement. C’est également l’avis de Mohamed Harbi, me confie-t-il Cela me rappelle la mise en garde de Mohamed Lamari. Je n’ai pas de sympathie pour cet homme mais je trouve que sa réflexion est pleine de bon sens. L’ancien chef d’état-major de l’ANP déclarait il y a quelques années que  » l’intégrisme est vaincu dans les maquis mais il triomphe à la ville et au village. »

C’est ce que je constate année après année en Algérie. La religion dans ses aspects les plus agressifs, archaïques et rétrogrades, gagne du terrain et des pans de plus en plus importants de la société y compris d’ailleurs en Kabylie où jusque là l’Islam, religion du bonheur et de la convivialité était pratiqué de manière apaisée. Les mosquées seraient pleines, dit-on, même dans les villages les plus hauts perchés du massif central kabyle où la pratique religieuse n’avait rien d’une tradition de masse. Si ça permet à certains jeunes laminés par le chômage et la malvie de retrouver la paix et la sérénité et d’échapper à la spirale alcoolo-toxicomaniaque, pourquoi pas.

Mais si c’est pour la pratique d’un Islam de crispation, d’agression et d’inquisition, c’est autre chose. Bien d’autres sujets ont été évoqués. La place de la religion dans la guerre de libération nationale. Gallissot pense, « contrairement à Gilbert Meynier (Histoire intérieure du FLN) » que le religieux n’a pas joué un rôle majeur dans le processus de Libération nationale. Je pense pour ma part que, s’il n’a pas été un facteur déterminant, l’islam a servi de puissant levier dans les campagnes notamment aux débuts du soulèvement avant la grève de 1956 qui a vu la composition sociologique des maquis se modifier avec l’arrivée de jeunes instruits, mus bien plus par une pulsion politique et nationaliste que par un sentiment religieux, notamment en wilaya 4 et dans une moindre mesure en wilaya 3. Dans cette dernière, il est vrai que deux de ses colonels (Mohammedi Saïd et Amirouche) étaient plus que tous les autres portés par un sentiment religieux même si le sens qu’ils donnaient à leur engagement était avant tout de type politique et patriotique.

Sur la bleuïte, Gallissot pense à tort que « l’épuration » menée par Amirouche a frappé essentiellement des messalistes. Nous savons que la question de la bleuïte n’avait que des relations lointaines avec le conflit opposant le FLN au MNA. Les « épurés » étaient d’authentiques militants et combattants du FLN/ALN.

La repentance et « la criminalisation du colonialisme »

Au moment où je rédige ce texte, le torchon brûle entre les parlementaires algériens et français. 125 députés algériens menés par le FLN viennent de signer une proposition de loi « criminalisant le colonialisme français » pour ses méfaits durant la période 1830-1962.

Cette loi sera probablement adoptée au printemps prochain par le Parlement algérien. Je ne savais pas que cette initiative qui aurait été révélée par Novopress dès novembre 2009, allait dépasser de loin le cadre, très timide au demeurant, de la question de la repentance que je me suis risqué à poser le 4 février à René Gallissot au cours de notre 2e rencontre. Nous n’étions ni l’un ni l’autre au courant de cette loi de criminalisation du colonialisme. Gallissot pense que la demande de repentance est une question liée aux soubresauts de la politique intérieure algérienne. Je suis d’accord : ce thème revient épisodiquement au grès des fluctuations de la situation intérieure algérienne mais aussi selon les tensions de l’heure entre les deux pays, tensions qui n’ont pas manqué ces dernières années d’envenimer les relations entre les deux rives de la Méditerranée : affaire des moines de Tibhirine remise sur le tapis par un général français pour accuser l’armée algérienne de bavures, affaire Mécili et arrestation du diplomate Hassani…Je pense cependant sans aller jusqu’à la criminalisation qui risque d’empoisonner pour des décennies les relations au demeurant très complexes et parfois très tendues entre les deux pays, qu’il y a un sentiment profond des Algériens sur la nécessité d’un geste de la part de l’etat français en direction non pas de l’Etat, mais du peuple algérien. Ce sentiment je l’ai exprimé dans la postface de mon livre. Je le porte tel quel à la connaissance du lecteur :

Avec la France qui reconnaîtra sa responsabilité envers les juifs livrés aux nazis, celle qui refusera de faire une guerre illégitime et injuste à l’Irak, avec cette France là les Algériens voudraient définitivement tourner la page en regardant haut pour construire l’avenir.

Mais il ne s’agit pas de « visser le couvercle sur le puits » ni de faire table rase du passé. On ne peut, en effet, demander à un peuple d’effacer ou d’oublier les pages les plus tragiques de son histoire pour sacrifier au réalisme politique.

Les leçons du passé sont utiles et toujours bonnes à prendre, enseignait Edmund Burke, ce politicien irlandais, philosophe de son état. Sinon sur quoi reposerait l’identité nationale des Algériens et quel serait le ciment de la mémoire qui leur permettrait de conjurer les malheurs du futur et d’échapper aux répétitions funestes de l’histoire ?

Au demeurant, il ne s’agit pas de culpabiliser les Français vis-à-vis de faits répréhensibles dont ils ne sont pas responsables. Ni même de désigner les tortionnaires. La liste serait longue et l’on serait aussi embarrassé de choisir à qui, du pouvoir civil ou de la hiérarchie militaire, irait mieux le chapeau. Du reste, les crimes de guerre d’Aussaresses et ceux de bien d’autres tortionnaires patentés, sont depuis longtemps passés à la trappe de l’amnistie.

Ce dont il s’agit aujourd’hui, c’est de tourner une bonne fois pour toute, réellement, cette page sinistre de l’histoire franco-algérienne. Mais à quelles conditions ? Il ne s’agit pas pour l’Etat français de se livrer à un quelconque exercice d’auto flagellation. L’état de guerre étant reconnu, il lui reste à faire, non pas un acte de contrition que personne au demeurant ne réclame, mais le geste symbolique de reconnaître les torts faits à un peuple algérien impatient d’ouvrir une nouvelle page dans ses relations avec cette France à la fois si proche et si lointaine, une France certes encore détestée, mais en même temps adulée et admirée.

Ce n’est pas trop demander à l’Etat français. Car c’est bien un gouvernement français investi régulièrement de la confiance du peuple français, incarnant la pérennité de l’Etat français, nanti de « pouvoirs spéciaux » votés par la majorité de la représentation nationale française, qui ordonne à l’armée de livrer une guerre totale à une population miséreuse et sans défense. Une guerre où la torture, les exécutions sommaires collectives et les disparitions sont érigées en pratiques banalisées. Une guerre où les sévices, poussées à leur niveau extrême de cruauté d’avilissement et de déshumanisation, sont infligés à des milliers d’Algériens traités comme des choses. Et cela, en vertu de ce principe -la responsabilité collective- que l’occupant allemand invoquait pour tailler dans la chair du peuple français, des « Ouradour », des « Tulle » et autres « Châteaubriant ». C’est également au nom de l’Etat et du peuple français que furent commis durant la conquête et tout au long du passé colonial, les massacres de tribus entières, et les pires exactions ayant coûté la vie à des centaines de milliers d’Algériens innocents.

Ce geste de reconnaissance claire et sans détours des souffrances infligées au peuple algérien du fait de la colonisation et de la guerre, si l’Etat français acceptait de le faire, serait le prélude à une réelle refondation des relations franco-algériennes. Ce serait aussi le début d’une véritable réconciliation et d’une ère nouvelle où les communautés harki, juive et pied-noir, victimes malgré elles de l’histoire, trouveront enfin leur compte. Bien mieux, en tout cas, que dans l’atmosphère actuelle de compétition victimaire.

Ce geste aiderait enfin, sans aucun doute, à atténuer dans le regard des Français, la méfiance encore chargée de ces représentations coloniales qui renvoient « les minorités visibles » à leur histoire et posent encore à la société française l’épineux casse-tête de l’intégration. Cette reconnaissance par la France des facettes sombres de son passé conférera plus de crédit à ses institutions, sa démocratie, sa politique et sa diplomatie. Son prestige international n’en sera que plus grand. (Extrait de L’Algérie en guerre. Abane Ramdane et les fusils de la rébellion. L’harmattan 2008.)

Stephen Harper, Premier ministre du Canada avait présenté il y a quelques mois ses excuses aux « peuples premiers » pour les avoir dénaturés, déculturés en « tuant l’indien dans l’enfant ». Même l’Italie berlusconienne a fini par faire amende honorable en reconnaissant le mal fait aux Libyens. Pourquoi pas « un geste clair et sans doute de reconnaissance » de la part de l’Etat français au peuple algérien ? Tout le monde y gagnerait.

S. H. M. A.

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