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Fragrances et blessures d’un pays de rêve

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Cinquante-six ans après le déclenchement de la guerre de Libération nationale et plus de quarante-huit ans après l’indépendance de l’Algérie, les rancœurs et les passions liant les deux rives de la Méditerranée commencent à peine à s’estomper pour céder la place à un regard plus ou moins lucide et une appréhension de ‘’cœur et de raison’’ du legs que constitue la colonisation de l’Algérie.

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Notre pays ne fut pas seulement une terre de conquêtes et de convoitises cupides liées au système “impérialiste” mondial qui, selon Lénine, est le stade suprême du capitalisme. Il était aussi, et simultanément, la terre d’accueil de populations et de cultures diverses. A l’occasion même de ces conquêtes, des familles s’étaient établies en Algérie. La coexistence des communautés- malgré les heurts et les distorsions qui l’ont caractérisée-, a donné lieu à des amitiés, des familiarités et des connivences indéniablement fécondes.

Par Amar Naït Messaoud :

Si les premiers écrits littéraires, à l’exemple des ouvrages de Louis Bertrand, ont versé dans l’arrogance de l’Européen face à ‘’l’indigène’’- dépassant en cela l’exotisme de pacotille colporté par certains auteurs orientalistes-, la classe d’Albert Camus a pu prendre un peu plus de hauteur malgré certaines pesanteurs qui ont pu subsister dans les esprits.

Cinquante ans après la disparition de l’auteur de ‘’La Peste’’, une nouvelle vision de l’Algérie commence à poindre chez les auteurs Français et chez tous les auteurs qui ont une relation avec ce pays qui, décidément, ne laisse personne indifférent. Nostalgie des senteurs des épices du pays, romantisme d’une jeunesse ayant évolué sur l’une des baies les plus belles et les plus ensoleillées du monde, souvenirs de solidarités et de convivialité dans un univers de plus en plus déchiré par les intérêts personnels et les injustices criardes,…Tout ce qui fait la vie et son envers, toutes les palpitations et les délires entraînés par le jeu implacable des hommes ont fait l’objet de regards, d’études, de réflexions et de fictions des deux côtés de la Méditerranée.  » Sur notre gauche, la ville d’Alger, parée des rubis et des perles de son électricité dressait l’amphithéâtre de ses architectures blanches. Je connaissais ce décor dans ses moindres détails et je l’aimais. Il avait toujours été le terme magnifique de mes journées de vacances, de mes jeux, de mes nages, de mes dimanches et de mes jeudis, de mes plongeons. Je savais que, dans la voie lactée de ses lumières, scintillait celle de ma maison, là par là…Alger est une ville verticale, elle surplombe ceux qui y ont vécu, comme un tribunal « , écrivait Marie Cardinal, romancière et essayiste née à Alger en 1929, dans ‘’Une vie pour deux’’ (Grasset-1978). L’histoire de la colonisation n’était pas une simple histoire de villégiature, de vacances et de beaux gazouillis. C’était aussi le lieu et le moment de l’opposition des intérêts des différents groupes sociaux et ethniques, du heurt des positions respectives des acteurs issus de différents horizons et de moult malentendus historiques qui-la suite des évènements nous l’apprendra- seront tranchés dans le vif au cours de l’ultime affrontement de la guerre de Libération.

C’est toujours Marie Cardinal qui écrit : ‘’L’Histoire de la France, l’Histoire de l’Algérie et l’Histoire de ma famille, cela ne faisait qu’un, pour moi, c’était l’Histoire du monde. Elle commençait en 1837 par l’arrivée sur le sol oranais du premier ancêtre : un jeune aristocrate bordelais, un marquis qui possédait terres et châteaux. A son bras, une jeune femme dont il semblait éperdument amoureux (…) Sitôt arrivé (en Algérie), on lui avait octroyé une concession de quelques milliers d’hectares à défricher. S’il en tirait quelque chose ils lui appartiendraient, dans vingt ans.

Le grand-père amoureux a commencé par recruter de la main-d’œuvre : Espagnols, Français, Italiens, aventuriers des ports méditerranéens ; puis il a fait construire une grosse ferme toute pareille à celle de son pays (…) Quand il est mort, il y avait autour de ‘’la’’ maison des vignobles et des oliviers partout, à perte de vue, de quelque côté qu’on se tourne. Cette terre qui a nourri ma famille jusqu’en 1962.

Cette terre, je la connais par cœur. Je sais tout d’elle. Je sais où son raisin est le meilleur, le plus sucré je sais où ses olives sont les plus grosses. Je sais le moindre de ses vallonnements, je sais où l’érosion met ses cailloux à nu comme des os, je sais comment la pluie la fait rougir. Je sais où elle donne des tulipes sauvages, du genêt et des pâquerettes. Je sais où sont les abris de ses hérissons, de ses caméléons et de ses tortues, les tanières de ses chacals. Je sais chacun de ses gourbis, de ses khaïmas et de ses douars, je sais les chemins et même les raccourcis, pour y aller, l’odeur de sarments brûlés qui les annonce. Je sais la mélodie de la flûte, au crépuscule, qui prélude à la douceur de ses nuits’’ (in ‘’Autrement dit’’- Grasset et Fasquelle-1977).

Elles et Eux et les Autres

Les confessions de Marie Cardinal apportent leur lot d’éclairage et de compassion à un ouvrage collectif dans lequel elle ne figure pas. Le livre publié en 2004 aux éditions Tirésias et coordonné par Michel Reynaud porte le titre à la fois simple et évocateur : ‘’Elles et Eux et l’Algérie’’. Il regroupe les témoignages, les observations, les rêves, sans doute aussi les délires, les rires, les nostalgies, les algies, des différents intervenants- acteurs engagés dans un épisode particulier de la vie algérienne, victimes d’un sort inattendu, lointains descendants d’hommes et de femmes ayant une relation charnelle, à la limite de l’enchantement, avec cette terre de soleil et des découvertes-, tous ceux qui ont voulu dire et écrire leur Algérie, telle qu’ils l’ont sentie et vécue ; telle qu’elle les a charmés ou blessés à la suite des hasards de l’histoire, des rencontres inoubliables, parfois à la suite de sourds malentendus et d’inextricables querelles. Les ‘’testaments’’ recueillis par le responsable des éditions Tirésias, Michel Reynaud, font intervenir un éventail d’auteurs allant de la jeune Laurence N’kaoua (née en 1968) jusqu’à l’illustre Louis Massignon- mort en 1962- en passant par Josette Audin, Jean-Philippe Ould Aoudia, Nina Hayat (Aïcha Belhalfaoui), Benjamin Stora, Leïla Sebbar, René Vautier et Francis Jeanson. En tout, pas moins de trente-cinq témoignages sur l’Algérie, les différentes facettes et les diverses couleurs par lesquelles elle est appréhendée. L’on ne peut pas juger- en a-t-on seulement le droit ?- ni récuser les façons de voir des uns et des autres. ‘’Toute expérience est vrai qui est vécue par des hommes’’, disait Mouloud Mammeri. Elle doit être reçue comme telle, perçue comme un cas, pas unique, mais unissant des hommes, des groupes, des voix et certainement des voies.

Michel Reynaud, jeune Montpelliérain sage et quiet et qui découvrit l’Algérie par le hasard d’une histoire qui est loin d’être anecdotique, fait le ‘’bilan’’ de la guerre d’Algérie au niveau de son microcosme de Montpellier où, au lendemain de l’indépendance de Algérie, une multitude de groupes humains atterrit dans cette ville bourgeoise et vinicole, groupes- mêmes s’ils sont contrastés, voire aux parcours opposés- sont maintenant réunis par le destin de l’étrangeté et de l’exil : Pieds-noirs, Harkis, nouveaux émigrés algériens.  » J’étais partiellement informé de l’histoire des rapatriés et sur la fin tragique des Algériens que nous avions abandonnés, mais rien sur la population d’immigrés que le patronat exploitait, encore moins sur ces harkis que nous maltraitions et définissions par des mots imprononçables. Sans oublier que nous fermions les yeux sur le racisme, la xénophobie, et la montée des haines…la suite nous le fera payer douloureusement et fort cher. Dans ces années 80-90, on se taisait, ne nous informait, et encore moins, nul ne dénonçait à haute voix la torture (on était loin du débat américain sur le Vietnam), tout comme officiellement le terme de guerre n’était pas accepté pour ce que l’on appelait toujours les ‘’évènements d’Algérie. Ce qui fut silence pour l’Algérie, l’indifférence ou l’incompréhension le fut pour les Pieds-noirs et nous étions encore loin de savoir qu’il y avait une population de juifs d’Algérie, de harkis, un prolétariat européen, des instituteurs zélés et tant d’autres choses muettes et assassines. Pourtant, la mémoire vive et blessée des appelés attendait un déclic pour se libérer, se décharger d’un fardeau humiliant qui bafouait notre bonne conscience « .

Le coordonnateur de cet ouvrage met en place ici le fil conducteur des contributions qui suivront en plaçant la presque totalité des personnages, des acteurs- on doit sans doute dire de destins- dont les itinéraires, les desseins et les ambitions se sont croisés, opposés, ou tout simplement se sont frôlés et salués. Il s’agit souvent de communautés- arabes, kabyles, juives, musulmanes, chrétiennes, aux lignes de partage pas toujours nettes- ; comme il est questions de groupes se sentant en ‘’mission commandée’’ : combattants de l’ALN, sympathisants ou combattants français de la cause algérienne, soldats français de l’armée active, appelés du contingent, objecteurs de conscience, et enfin, sur le territoire du ‘’no man’s land’’, de l’entre-deux, ceux qui portent la lourde et éreintante tâche de vouloir être des ponts de la civilisation par lesquels passerait un chimérique dialogue ou une inaccessible entente. Ce dernier cas est illustré par les hommes des Centres sociaux assassinés à El Biar par l’OAS le 15 mars 1962 parmi lesquels figurait Mouloud Feraoun (contribution de Jean-Philippe Ould Aoudia) et des passages fort émouvants de Jean Amrouche signalés par Michel Reynaud :  » Je suis le pont, l’arche qui fait communiquer deux mondes mais sur lequel on marche et que l’on piétine, que l’on foule. Je le resterai jusqu’à la fin des fins. C’est mon destin.  »

Ce sont tous ces personnages, acteurs volontaires ou forcés, ayant rencontré un jour l’Algérie sous le signe de ses charmes réels ou de sa beauté factice, s’étant heurtés à ses enfants qui pensent autrement ou ont intégré l’esprit et les valeurs du pays, qui se donnent à voir dans une perspective spéculaire pour témoigner, dénoncer, corriger une vision, se confesser, s’exercer à une catharsis peut-être nécessaire et rédemptrice.

Les semelles de vent

Les acteurs les plus ‘’dépareillés’’ (terme de Taous Amrouche) et les plus iconoclastes ne sont pas nécessairement ceux qui viennent des horizons éloignés. Le poids de l’histoire, l’histoire des brassages des mythes et des cultures ainsi que les destins individuels ont produit des spécificités culturelles et comportementales qui, en d’autres temps, empreints de sérénité et de raison, auraient constitué de véritables apports enrichissants pour le reste des communautés et des hommes.

Il en est ainsi de Algériens chrétiens comme Fadhma Ath Mansour et ses deux enfants Taous et Jean El Mouhoub, se Malek Ouary aussi, qui ont porté dans leur cœur et leurs œuvres la substantifique moelle de la culture berbère dans sa variante kabyle. Sans se réclamer d’une chapelle particulière, d’autres femmes et hommes de culture ont marqué leur appartenance et leur relation avec l’Algérie par une présence et un travail exceptionnels. Dans ce sens, la famille oranaise des Belhalfaoui a tracé un sillon, sans doute pas toujours visible pour la jeunesse algérienne d’aujourd’hui, mais d’une densité d’un itinéraire fort remarquable. La saga des Belhalfaoui est représentée dans ce recueil de textes par Nina Hayat, de son vrai nom Aïcha Belhalfaoui, fille de l’homme de lettres Mohamed Belhalfaoui et sœur du poète et conteur Hamou Belhalfaoui.

L’Algérien qu’était Mohamed Belhalfaoui avait une culture et une personnalité qui le distinguaient à la fois des Européens d’Oran et des ‘’Indigènes’’ d’El Bahia. C’est un peu comme le pont dont parlait Jean Amrouche. Parfaitement bilingue, il publia chez Maspéro, en 1972, un recueil des poésies populaires arabes (en dialectal) avec la traduction française, un travail d’anthropologie culturelle qui est le pendant oranais des investigations de Mouloud Mammeri en matière de patrimoine berbère. Le livre résulte d’une thèse de 3e cycle soutenue à la Sorbonne en 1969 sous le patronage du professeur Charles Pellat. Comme feu Mohia, Belhalfaoui se mit aussi à traduire en dialectal les grandes œuvres théâtrales de l’Occident à l’exemple de Don Juan et L’Ecole des femmes de Molière, L’Exception et la règle de Bertolt Brechtet Les Tisserands de Gerhart Hauptmann.

Claude Roy écrivait, dans une lettre datée du 23 mars 1973, à Mohamed Belhalfaoui à propos de ‘’La Poésie arabe maghrébine d’expression populaire’’ :  » Votre travail sur la poésie arabe maghrébine m’a touché comme touchent les vraies ‘’collections’’ : celles qui ne sont pas un amas de ‘’placements’’ et d’investissements, ni une mise en scène de la variété ni (moins bassement) un ensemble d’œuvres destinées à illustrer une théorie ou à échantillonner un genre. Les vraies collections, celles dont la totalité apporte une signification plus grande que celle de chaque objet additionné à tous les autres, ce sont les châteaux intérieurs du cœur, l’ensemble des choses qui ont suscité une émotion. Vous avez collectionné ces trésors menacés, et déjà fugaces, comme on va à la recherche de soi-même à travers la voix des autres. J’ai aimé dans votre livre qu’il ne se borne pas à écrire avec sécheresse l’histoire d’une poésie vécue et non écrite, mais que ce soit votre propre histoire qui ait rendu nécessaire pour vous cette collection, transcription et traduction des voix des vôtres. Votre travail sera précieux à tous les amateurs de poésie, aux écouteurs attentifs de la parole des peuples qui c’exhale en chant, aux spécialistes de la culture maghrébine. Mais il sera aussi réchauffant comme un geste d’amitié comme la patience d’une fidélité comme un long mouvement du cœur aux aguets de la vie des inconnus, ceux que l’histoire ne chante pas mais dont le chant raconte une histoire. La vôtre’’.

Belhalfaoui est mort en mars 1993 à Bobigny. Bouziane Benachour écrivait dans ‘’Algérie-Actualité’’ du 9 mars 93 :  » Belhalfaoui, ‘’Le vagabond’’ est mort ; il aimait Brassens, la vie, l’Algérie et la poésie. Il est mort à Paris, loin des siens, parce que le pays qui l’a vu naître n’a pas voulu de lui. N’a pas su profiter de son immense savoir. L’homme retourne une fois d’exil, après 1962, et propose ses services. On le met en sous-ordre, pour mieux l’isoler. Mieux le contraindre à repartir d’où il était venu. C’est-à-dire l’exil. L’exclusion est une nouvelle fois prononcée, mais pas par la France coloniale. Ce sont ses semblables qui lui disent gentiment de retourner à ses errances. L’homme enseignait l’arabe à la prestigieuse université de la Sorbonne, il occupait la même fonction à Berlin où il était ambassadeur du FLN dès 1957. Il était aimé et apprécié pour ses qualités humaines et scientifiques…Statut qu’on ne lui a jamais reconnu en Algérie’’.

Nina Hayat écrit en 2001 une biographie de son père sous le titre ‘’L’Indigène aux semelles de vent’’ parue aux éditions Tirésias avec une préface de Pierre Vidal-Naquet. ‘’Il ne s’agit pas d’une biographie comme on en lit tant sous la plume de véritables professionnels du genre. C’est plutôt l’expression la plus achevée de l’admiration sans borne que voue une jeune femme à son père. (…) Enfin de compte, le regard lointain de cet homme qui avait le talent de ne jamais se laisser circonvenir par les obstacles et les vicissitudes de la vie, garde intact son mystère. Comme de nombreuses autres personnalités en avance sur leur temps, aujourd’hui complètement effacés des mémoires après avoir investi beaucoup du meilleur d’elles-mêmes dans l’espoir de voir leur pays rendu à la lumière, Belhalfaoui a consommé en exil l’amertume de n’avoir été aux yeux de ses contemporains qu’une sorte de rêveur. Un jour, peut-être, revenant sur la vie et l’œuvre de cet humaniste, quelque chercheur du futur réussira-t-il à sertir son image dans la mémoire tumultueuse de notre pays’’ (‘’Liberté’’ du 17 mars 2002). Dans son intervention réservée à ‘’Elles et Eux et l’Algérie’’, Nina Hayat, ne mâche pas ses mots, elle dit ce qu’elle a sur le cœur, ce qui soulève sa révolte dans l’Algérie actuelle :  » Je voudrais pousser un grand coup de gueule contre les machos d’un autre âge qui se sont acharnés à limiter la population algérienne à un peuple de mecs en ignorant, en méprisant, pire, en soumettant, plus de la moitié de la population : les fillettes, les jeunes filles et les femmes d’Algérie. Rien, je le dirai, rien ne fera pour l’Algérie aussi longtemps que ses dirigeants ne prendront pas le seule décision envisageable, celle de jeter le ‘’code de la famille’’ aux oubliettes. Honte, honte aux successeurs de H. Boumediene qui ont permis son adoption !

Je voudrais dire qu’elle n’appartient pas plus, l’Algérie, aux islamistes qu’aux pseudo-militants du FLN qui ont voulu résumer le peuple algérien, depuis l’indépendance, à un peuple arabo-musulman en faisant fi de près de la moitié de la population berbérophone. Et je ne parle même pas de la population francophone qui existe pourtant-j’en suis- et que l’on n’a eu de cesse de nier. La population algérienne aurait voulu faire la nique aux dirigeants de l’arabisation forcée à la sauce islamique qu’elle ne s’y serait pas prise autrement : quarante ans après le départ des colons, elle s’obstine à parler le français et l’Algérie demeure le deuxième pays francophone du monde…après la France !’’.

Avec la même fougue et la même conviction, Nina réclame l’Algérie d’Enrico Macias, Roger Hanin, Yves Saint-Laurent, Idir, Cheb Khaled, Mimouni, Youcef Sebti Dib, Fellag, enfin tout ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont fait ou font l’Algérie, une Algérie plurielle, Méditerranéenne, africaine, arabe et berbère.

Dire l’indicible : une thérapie collective

Le débat timidement amorcé en Algérie sur l’amnistie fait remonter en surface la situation des harkis qui, d’après le ministre des Moudjahidine, seraient exclus d’une telle mesure. Au niveau de la communauté harkie elle-même, les interrogations portées par les descendants des anciens ‘’supplétifs’’ de l’armée française dépassent largement ce débat pour se situer au niveau de la justification ou non d’un ‘’accident de l’histoire’’ qui a mis les différents protagonistes du conflit algérien dans des camps opposés, inconciliables.

Le témoignage de l’enfant de Sidi Aïch, Farid Haroud, est d’une poignante sincérité. Il s’adresse à nous comme s’il voulait s’exercer à une thérapie, une catharsis qui le libérerait d’un ‘’péché’’ originel imposé par le statut ‘’infamant’’ de son père, un harki.  » Je me suis un jour éveillé avec une histoire que je ne voulais pas voir mais qui était bien la mienne. J’aurais pu bien continuer à vivre sans ouvrir les yeux, la tête baissée et le cœur égoïste. Cela n’aurait pas été difficile, je le faisais depuis trente ans. Trente années à fuir la vérité qui fait mal. Trente années protégées par le silence, le secret et l’oubli. Trente années à nier ce que nous avions vécu. Aveuglé par l’apparat de la réussite, je faisais finalement comme tous les autres : tout cela n’avait jamais existé.

Moi, l’universitaire devenu journaliste, je pensais :’’nous nous en sommes sortis, les autres n’avaient qu’à faire comme nous au lieu de pleurer sur leur sort’’. J’ai bien changé depuis cette sentence. J’ai bien changé depuis que je me suis tourné vers ce passé familial, depuis que j’ai cherché à comprendre (…) Lorsqu’on s’appelle Khelifa Haroud et qu’on a fait la guerre côté français, après l’indépendance algérienne on est forcément un traître. Si l’Algérie était restée française, il aurait peut-être été un héros. Mon père n’est ni un traître ni un héros’’.

Comme beaucoup de ceux qui se retrouveront du côté français, le père de Farid n’avait pas rejoint les rangs de l’armée française par un choix délibéré de s’opposer à ses frères, mais suite à des évènements d’apparence anodine qui finissent par happer même ceux qui pensent mieux maîtriser leur destin. Un choix qui n’en n’est pas un, un dilemme, voire une impasse. Et c’est le geste fatal qui conditionnera non seulement la vie future du concerné mais toute sa famille et sa descendance. Face à cette situation où les catégorisations et les délivrances de statuts sont d’une facilité débordante, l’auteur s’en prend à peu près à tout le monde et, sans doute, du même coup, à l’histoire : ‘’Je n’aime pas les hommes politiques qui emploient le mot harki ou familles harkies, alors qu’ils savent très bien que l’on doit dire ancien harki. Ils savent très bien qu’harki est un statut, pas une ethnie. C’est un statut qui a existé de 1956 à 1962. Un statut est-il héréditaire ? Je n’aime pas les anciens supplétifs qui ont acceptés d’être coincés entre le rôle de cocardier mal récompensé et celui de traître à l’Algérie. Je n’aime pas ceux qui se réinventent un choix là où bien souvent il n’y en avait plus (…) Enfin, Farid Haroud qui, à une époque, manquait de compréhension face au mutisme de certains anciens supplétifs qui refusaient de témoigner’’. Les destins se croisent, s’opposent, se fécondent, se confondent, se regardent en chiens de faïence, s’enlacent et s’en lassent sur cette terre d’Algérie mille fois chantée, quelquefois maudite, souvent hélée et interpellée. De Saint Augustin, Tertullien, Ibn Khaldoun, à André Gide, Feraoun, Jean Daniel, Albert Camus, Benjamin Stora, Marie Cardinal,…etc., les fragrances et les blessures du pays de rêve qu’est l’Algérie ont touché des hommes et des femmes dont les destins et les parcours sont, d’une manière ou d’une autre, influencés par une sorte de ‘’tellurisme’’ algérien.

Le recueil de 400 pages de témoignages, messages et approches est une somme d’un intérêt historique indéniable. Mieux, elle éclaire le présent et jette de nouveaux ponts sur l’horizon du fait de cette thérapie faite de reconnaissance, d’aveux, de regards critiques et lucides. Assumer le passé pour construire l’avenir, telle semble l’expression des voix plurielles auxquelles Michel Reynaud a donné la parole.  » J’ai voulu mélanger toutes les approches, tout bord politique ou expression ou engagement. Ici, j’ai voulu un regard de France et de la France. Je pense qu’une suite viendra avec le regard de l’autre côté de la Méditerranée (…) De tous ces textes écrits ou dits, j’ai voulu simplement faire une photographie, l’état d’une douleur, la carte d’une compréhension, la géographie de nos rapports ambigus, amoureux, humains, nostalgiques, cruels, et j’en passe, avec l’Algérie et ceci avant, après et toujours (…) Que la parole soit notre peau à cette histoire qui nous est arrachée, trafiquée, disséquée ; et qui nous est donnée en pâture, en particule, pour nous éviter de vivre, et de savoir notre demain. La parole se métamorphose comme un chant nouveau, avec cette certitude de marcher vers demain et rester libre… Ne surtout pas omettre que cette histoire, cette histoire commune est une histoire d’hommes. Et c’est bien cela l’essentiel « .

A-N. M.

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‘’Elles et Eux et l’Algérie’’ – Editions Tirésias- Paris 2004

Coordinateur : Michel Reynaud

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