Entre l’exclusion et l’indifférence

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On ne le dira jamais assez, la baie des Aiguades poursuit son agonie et se détériore de plus en plus. Une simple virée en ce moment sur cette plage, située à 6 km de Béjaïa, chef-lieu de la wilaya, vous renseigne amplement sur le lamentable état des lieux. Cette baie fétiche des Béjaouis a toujours constitué pour eux un havre de paix, d’évasion et de communion avec la nature. Et si certains responsables ignorent jusqu’à son existence, d’autres ne se lamentent pas sur son sort et l’excluent complètement des débats ou du moindre projet de réhabilitation touristique ou de promotion environnementale. En effet, les Aiguades, expression espagnole qui signifie les sources, est une belle plage de galets avec une vue panoramique. Le visiteur y découvre un site où se mêlent harmonieusement la mer et la montagne comme deux amants complices et unis dans leurs amoureuses épousailles. Située au pied de la montagne, la baie des Aiguades est solidement retenue par une digue de pierres donnant accès à la mer à travers des escaliers taillés à même la digue. D’énormes rochers surplombent la mer et servent tantôt de plongeoirs naturels aux baigneurs, tantôt de havre de bonheur aux amoureux des lieux. Le flanc de la montagne est recouvert d’une végétation verdoyante où serpentent des sentiers débouchant sur la route goudronnée. Un autre sentier donne accès à une autre baie rocheuse, appelée “la Corniche”. Ce site comprend des arbres ombrageux comme l’olivier, le caroubier, le platane… et de nombreuses plantes, tels le lierre ou le laurier sauvage. Plus qu’une plage, les Aiguades sont un lieu mythique dans la mémoire collective. Aux charmes divins, cette baie a été et restera pour les Béjaouis un lieu sacré de communion et de communication où régnait le respect de soi, de l’autre, de la tradition et de la nature. Au-delà de cette sublime œuvre naturelle qui a subjugué tant d’artistes et inspiré tant de poètes, les Aiguades sont aussi un monument et un patrimoine historique qui mérite toute l’attention des pouvoirs publics et qui nécessite une prise en charge rapide pour la mémoire et l’histoire de cette ville millénaire. En effet, cette plage a été le théâtre et le témoin de plusieurs évènements historique. N’a-t-elle pas reçu les des Phéniciens puis les Romains, les Vandales et les Byzantins pour lesquels les Aiguades constituaient l’endroit idéal pour leurs voiliers qui débarquaient les butins de la piraterie et des pillages effectués en Méditerranée ? C’est aussi le lieu du débarquement des forces navales et des troupes d’infanteries espagnoles, le 5 janvier 1510, pour atteindre le mausolée de Sidi Aïssa, où une grande bataille les opposa aux Andalous qui y résidaient, puis vers le mont Gouraya d’où les Espagnols bombardèrent la ville d’En Naceria la Hammadite (Béjaïa). Et non loin de cette baie, le célèbre Arroudj (Barberousse, ndlr) perdit son bras alors qu’il menait une bataille, en 1512, contre les forces espagnoles. Derrière la baie des Aiguades se trouve la grotte que les navigateurs majorquins appelaient “la caverne de Raymond Lulle”, où ce dernier, philosophe catalan, s’exila après ses déboires à Béjaïa en 1307. Dans ce même lieu se trouve aussi la grotte de Sainte-Anne, baptisée par les Français à l’époque coloniale. Toute cette richesse touristique, historique et culturelle ne tardera pas à s’écrouler sous le poids des canettes de bières et de bouteilles de vins vidées qui jonchent les chemins vers ce site, que des mains malveillantes ont déjà déformé par des bâtisses illicitement construites, et l’absence d’hygiène et d’entretien de la plage et de son environnement. Ignorée les uns et boudée par les autres, la baie des Aiguades et actuellement un cimetière de vieux arbres brisés et rongés par la nature ainsi qu’un tas de broussailles imposantes qui ont dénaturé le lieu jusqu’à perdre les repères. Béjaïa déborderait-elle d’inculture et d’indifférence pour ne pas trouver une âme sensible et responsable pour sortir ses sites de leur agonie ? Avant qu’il ne soit trop tard, bien sûr.

Yacine Boudraâ

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