Au cœur des questions de l’homme

Partager

Le message porté par le livre et l’écrit en général, ainsi que le rôle que la société leur fait assigner dans la marche de l’homme et de la communauté ont bénéficié de débats et de spéculations très riches particulièrement après la seconde mondiale où le terme ‘’engagement’’ a fait son apparition sous l’autorité intellectuelle de Jean-Paul Sartre (« je ne puis être libre si tout le monde ne l’est pas », disait-il.

De même, « l’écrivain surtout l’écrivain en prose, est ‘’engagé’’, qu’il le veuille ou non, du fait même qu’il a choisi le langage comme matière de son travail. Parler, écrire, c’est parler du monde, donc de ceci plutôt que de cela. Toute parole oblige. L’écrivain est constamment marqué idéologiquement et politiquement désigné par ses mots et par ses silences. D’où la légitimité et la nécessité d’une critique des contenus, qui sera en somme une lecture idéologique des œuvres, analysant leur discours manifeste, explicite et leurs non-dits », écrivent les auteurs de l’ouvrage ‘’Littérature et Langage’’ (Fernand Nathan, 1977).

Cependant, tout en assumant un rôle indéniable dans l’histoire des peuples et la dynamique sociale, certains écrivains ma nient avec une extrême précaution le terme ‘’engagement’’ ; certains le réfutent carrément du fait qu’il a fait l’objet d’une manipulation sans limites sous des régimes autocrates et tyranniques, parvenant même à l’utiliser exactement dans le sens contraire pour lequel il a été conçu initialement. Ce genre de débats et de questionnement est, en tout cas, presque aussi vieux que l’exercice de l’écriture elle-même. Avec la vision classique, on a considéré un certain moment l’écrivain comme un mémorialiste, un historien de l’instant qui enregistre les événements et les faits dont il est témoin. C’est, bien entendu, une vision très restrictive qui ne prend pas en considération les motivations psychologiques, esthétiques ou même politiques du message écrit.

Indéniablement, des écrivains ont assumé avec brio cette tâche de transmettre aux générations successives les faits et gestes des rois, les hauts faits de guerre et les menus détail de la vie commerciale, économique et sociale d’une époque. Le cardinal de Retz, Saint-Simon ou, bien avant dans l’Antiquité Salluste, Polybe et Hérodote, ont admirablement su décrire les personnages et les événements de leurs époques respectives. Mais, au sens de la littérature, tel que le concept est forgé depuis l’explosion du roman à partir du 18e siècle, une autre race de ‘’ceux qui écrivent’’ a jeté les bases d’une nouvelle conception de l’écriture, donc de nouvelles motivations qui fondent l’acte d’écrire et même l’acte de lire.

L’ouvrage de Sartre, ‘’Qu’est-ce que la littérature ?’’, a essayé de sonder le monde de l’écrivain et a préparé le terrain à la sociocritique moderne qui a rationalisé sa démarche par un appel combiné à la linguistique et au marxisme. « N’a-t-on pas coutume de poser à tous les jeunes gens qui se proposent d’écrire cette question de principe :’’Avez-vous quelque chose à dire ?’’ Par quoi il faut entendre : quelque chose qui vaille la peine d’être communiqué. Mais comment comprendre ce qui en ‘’vaut la peine’’ si ce n’est par recours à un système de valeurs transcendant ?’’, écrit Sartre.

P-M de La Gorce : passion pour les causes justes

Il est des écrits publiés dans la presse qui prennent valeur de témoignage, de repères de référence et de sources pour l’histoire. Sur ce plan, ils ne différent pas beaucoup de livres consacrés à la même matière avec l’avantage de l’immédiateté qui les projette au-devant de l’actualité après qu’ils eurent, eux-mêmes, jeté les faits et dits dans l’agora. André Malraux, François Mauriac, Jean Lacouture, Albert Camus, Jean Daniel et d’autres plumes qui ont marqué leurs temps ont non seulement rapporté et analysé des faits, mais ils ont aussi agi sur le cours des événements par leurs paroles écrites, leurs prises de position et leurs manières de penser.

Des faiseurs d’opinion, ils le sont ; mieux et plus que cela, ils ne se contentent pas de former l’opinion dans le sens traditionnel du terme pour l’acquérir à une idéologie ou obédience qu’ils jugent justes ; leur aura, assise sur une honnêteté intellectuelle à toute épreuve et un esprit d’objectivité le moins aléatoire possible, font d’eux des conseillers ‘’informels’’ des princes et des vizirs. Un édito ou une analyse de Jean Daniel ou de Lacouture ne peuvent passer inaperçus ; ils sont lus et commentés chez les États-majors politiques et chez les décideurs les plus en vue. Conscients de leur pouvoir sur l’opinion publique la plus large et de l’influence qu’ils exercent sur les tenants de la décision, ces journalistes-intellectuels ont généralement su gérer cette ‘’sature’’, qui leur donne une lourde responsabilité morale, par un surcroît d’humilité de prudence et de vigilance.

Mêlé de près, du moins sur le plan médiatique, à la guerre de Libération de l’Algérie et même à l’Algérie indépendante, Paul-Marie de La Gorce, mort le 1e décembre 2004 à l’âge de 76 ans, fait partie de ce cercle de journalistes qui se sont imposés par leurs idées et leurs positions dans les conflits les plus durs et les moins ‘’lisibles’’ de la planète.

S’étant exprimé dans le prestigieux ‘’France Observateur’’, ‘’Libération’’ et ‘’L’Express’’ pendant la guerre d’Algérie, il avait dénoncé la torture et le mépris dans lequel étaient maintenus les Algériens.

Dans l’ouvrage composé de souvenirs et de témoignages publié par Michel Reynaud aux éditions Tirésias (octobre 2004) sous le titre ‘’Elles et Eux et l’Algérie’’, Paul-Marie de La Gorce apporte une contribution précieuse sur sa connaissance de l’Algérie depuis le début de la guerre de Libération jusqu’à l’indépendance. ‘’Parmi les journalistes qui se sont occupés de l’Algérie, surtout durant les années de guerre, entre 1954 et 1962, je suis maintenant l’un des rares survivants. La plupart sont morts qui auraient pu en parler aussi bien que moi : Albert-Paul Lentin, Robert et Denise Barrat, Robert Lambotte, Marcel Niedergang, Roger Paret, Claude Krief…Ils ont été à degrés divers, des amis et, si j’ai loué dans ce groupe un rôle très actif, c’est parce qu’ils étaient de familles politiques et spirituelles très différentes et que, souvent, j’ai servi de lien entre eux’’.

Ayant connu pour la première fois l’Algérie en 1949, après avoir résidé au Maroc, La Gorce n’avait pas tout de suite pu rencontrer les militants nationalistes algériens en raison, affirme-t-il, d’une hégémonie des colons européens qui ont momentanément jeté un voile de silence sur les voix indépendantistes. Ce n’est pas tout, assure-t-il. ‘’L’année précédant mon arrivée, en 1948, les premières élections à l’Assemblée algérienne avaient eu lieu dans des conditions telles que les résultats en étaient entièrement faussés et que les partis nationalistes, privés de toute représentation légale, étaient au bord de la clandestinité très étroitement surveillés en tout cas, et il était devenu difficile d’en rencontrer les chefs ou les militants’’.

Après le massacre du 8 mai 1945 et le truquage des élections algériennes de mai 1948, le divorce semble se dessiner d’une façon décisive entre la France et l’Algérie. Le point de non retour est ainsi atteint.

Faisant le tableau de cette période d’avant-guerre, La Gorce a essayé de reconstituer les positions et les actes de chacun des acteurs nationalistes en présence : Ferhat Abbas, Messali Hadj, Docteur Bendjelloun,…Cependant, une chose paraissait certaine pour lui : ‘’Il me semblait tout à fait clair que l’Algérie n’était pas la même nation que la France. Les Français en avaient fait une entité à part, partiellement intégrée à la France, mais c’était une entité aussi réelle que le Maroc et la Tunisie.’’

Ayant vécu de très près tous les événements qui vont se succéder pendant cette affreuse guerre imposée aux Algériens, Paul-Marie de La Gorce sera mêlé en sa qualité de journaliste, à plusieurs campagnes contre la guerre et surtout contre son corollaire, la torture. ‘’J’ai pris part à la campagne contre l’emploi de la torture pendant la guerre d’Algérie. J’ai apporté mon propre témoignage et j’en ai recueilli d’autres. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour que cette campagne ait la plus large audience possible. De fait, elle fut un succès dans la mesure où elle a entraîné un très large courant d’opinion et, en particulier, a conduit toute la hiérarchie catholique à condamner politiquement l’emploi de la torture’’.

Le journaliste dénonce la torture infligée aux Algériens en se référant à la condamnation que les journalistes et intellectuels français ont exprimée au sujet des tortures pratiquées par les Nazis sur les populations françaises.

Dans son témoignage consigné dans l’ouvrage de Michel Reynaud, de La Gorce fait un balayage des forces en présence, des communautés humaines et des défis de la décolonisation. Il s’est beaucoup intéressé au statut politique et social des uns et des autres, au musellement de la vraie information et aux efforts d’une minorité pour faire valoir la raison qui ne casserait pas les ponts entre les Français et les Algériens.

Paul-Marie de La Gorce a aussi réalisé des documentaires pour la télévision française relatifs à la guerre d’Algérie. Il avoue la difficulté que suppose une telle entreprise de travail de mémoire : ‘’J’ai consacré plusieurs émissions de télévision à la guerre d’Algérie auxquelles bien des réactions furent défavorables et, plus tard, le président de TF1, Hervé Bourges,, m’a rapporté que François Mitterrand, alors président de la République, était hostile à y consacrer de nouvelles émissions et lui avait dit : ‘’la meilleure solution,c’est de ne pas en parler’’.

Du temps de la guerre de Libération, les articles de La Gorce ont été à plusieurs reprises, à l’origine de la saisie des journaux dans lesquels il écrivait. Depuis cette époque, il a régulièrement suivi de près, en tant que connaisseur, l’actualité algérienne qui l’a poussé souvent, à écrire encore sur l’Algérie où il a compté de nombreux amis. Dans une interview à ‘’El Watan’’ en juillet 2002, Paul-Marie de La Gorce déclarait : ‘’Je ne peux pas oublier ni abandonner ces amis et c’est particulièrement vrai depuis les nouvelles épreuves que connaît l’Algérie depuis dix ans. A partir de cette date, je suis reparti souvent en Algérie sans jamais laisser passer trois ou quatre mois sans y retourner. J’étais pratiquement le seul, et j’en ai conçu une estime et une admiration nouvelle pour le peuple algérien pour le courage de sa résistance à l’islamisme. J’ai énormément lutté en France pour qu’on comprenne ce qui se passait là-bas. Cela a été très difficile. J’ai mesuré la puissance d’une tendance anti-algérienne dans la classe politique française’’.

Paul Ricoeur : l’Histoire comme expérience humaine

On a dit du philosophe français Paul Ricœur, mort en mai 2005, qu’il était l’homme qui a su allier la réflexion à l’action. Sa conception de la volonté et de la volition l’a fait rapprocher des philosophes existentialistes à tendance chrétienne, à l’exemple de Gabriel Marcel, et du personnalisme symbolisé par Emmanuel Mounier. Sa rigueur dans l’épistémologie de l’écriture de l’Histoire lui a attiré l’admiration de ses contemporains même si ces derniers ne partagent pas intégralement sa vision du monde.

Pour les générations de la deuxième moitié du 20e siècle, il reste l’intellectuel qui s’est opposé à la guerre d’Algérie, dans le sillage de la revue ‘’Esprit’’ laquelle a publié les premiers textes littéraires d’écrivains algériens modernes ; comme il symbolise le précieux soutien au mouvement estudiantin de mai 1968, mouvement porté à bras-le-corps par un autre intellectuel d’envergure, Jean Paul Sartre.

Né le 27 avril 1913 à Valence, il est initié à la philosophie au lycée de Rennes par le professeur Roland Dalbiez. Dans les années 1930, il fréquente le philosophe existentialiste Gabriel Marcel et le personnaliste Emmanuel Mounier. Fortement influencé par le courant chrétien, il passera trois années de retraite ascétique dans la communauté cévenole de Chambon-sur-Lignon Juste après son retour de captivité de Poméranie (1940-1945).

En 1945, il se retrouvera professeur de philosophie à l’université de Strasbourg, poste qu’il occupera pendant huit ans. Ensuite, il enseignera à Paris-Sorbonne. Pendant cinq ans, Paul Ricœur est professeur à Nanterre (1965-1970). Il se déplacera ensuite aux France pour dispenser des cours de philosophie à l’université de Chicago (1970-1985).

Dans ses débuts de recherche philosophique, Paul Ricœur a essayé d’analyser les problèmes psychologiques, éthiques et métaphysiques de la volonté à la lumière de son rapprochement avec les pensées de Karl Jaspers et d’Edmund Husserl. Il a beaucoup contribué à faire connaître le système de Husserl en France. Ce fut alors à ce moment-là qu’il publia son ouvrage célèbre ‘’Le Volontaire et l’Involontaire’’ (1950). « Il est de l’essence de la volonté de se légitimer dans des motifs qui font apparaître des valeurs pour moi », y écrit-il.

L’analyse de l’acte volontaire en une réflexion éthique et métaphysique sur le sens de l’homme et de son pouvoir d’agir. C’est ce que Ricœur illustrera dans son autre livre ‘’Finitude et culpabilité’’ (1960).

Il a également tenté d’élucider la signification des mythes prébibliques et bibliques du mal, de la chute et de la déréliction humaine. Voulant dépasser le langage rationnel, il s’investit dans l’herméneutique, considérée comme une philosophie de l’interprétation dont il a voulu saisir les conditions et les caractéristiques à la faveur des nouvelles découvertes de la psychanalyse.

Didier Julia dit de Paul Ricœur : ‘’Le but de sa doctrine est de penser la totalité de l’homme (connaissant, sentant et agissant et de ne point le réduire à une simple faculté de connaissance.’’

Jean Greisch, du CNRS, écrit quant à lui : ‘’Ricœur n’a jamais cessé de militer en faveur d’une idée de la philosophie qui refuse de se couper des débats scientifiques et qui s’intéresse passionnément aux problèmes de la cité et au fonctionnement des institutions politiques et juridiques’’.

Considéré comme un géant de la pensée moderne et un intellectuel accompli, Paul Ricoeur « s’est toujours illustré par la singularité de sa pensée. Inclassable et ‘’atypique’’. Il s’est occupé de psychanalyse, de morale et, récemment, de philosophie de l’histoire. Toujours ses travaux ont dérangé. Ils continuent’’, écrit un journaliste de L’Événement du jeudi en septembre 1988

Insistant sur les ressorts de la force intérieure qui fonde l’acte de volonté ou la volition, Ricœur dit : ‘’Qui n’a pas d’abord de source n’a pas ensuite d’autonomie’’.

Amar Naït Messaoud

[email protected]

Partager