Culture et identité : un fonds et un champ d’exploration

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Un essai de synthèse de la culture kabyle, quelles que soient les limites objectives de l’entreprise telle qu’elle se décline dans un ordre alphabétique connu pour son arbitraire, n’est jamais de trop dans un contexte de plus en plus atomisé malgré les apparences d’une culture de masse permise par les moyens audiovisuels et multimédias modernes. L’atomisation est d’autant plus dommageable à la culture kabyle que les repères académiques et didactiques de cette culture ne sont pas encore définitivement établis.

C’est pourquoi des œuvres de l’envergure de celle élaborée par Mme Camille Lacoste-Dujardin sous le titre de  » Dictionnaire de la culture berbère de Kabylie  » (éditions La Découverte-2005), où se multiplient les renvois, les analogies et les extensions des champs de recherche, sont d’un apport appréciable aussi bien pour les spécialistes du domaine berbère que pour les praticiens exerçant au niveau des écoles de tamazight et tous les curieux portés sur l’anthropologie culturelle ou l’ethnologie.

La multiplication des écrits en berbère ou sur le berbère commence à charrier un certain nombre de questions légitimes inhérentes au contenu de ces corpus qui, en vérité ne sont pas à la portée de tout le monde. Nous avons eu à constater que même ce qui est dispensé dans les classes de tamazight depuis leur fondation est loin de correspondre aux besoins immédiats des élèves et de la société. C’est que l’enseignement de la langue -quelle quelle soit- est une affaire trop sérieuse pour qu’elle soit confinée dans l’alphabet, la syntaxe et la sémantique.

Ce domaine engage réellement l’ensemble des données culturelles, sociologiques et historiques de la société en question. Que cela s’entende du point de vue synchronique ou diachronique, la langue est l’émanation de l’âme du peuple qui la parle. S’imbriquent, se juxtaposent et se brassent en son sein l’ensemble des croyances, des fables, des légendes, des modes de vie, de moyens matériels d’existence, des modes de gouvernance,…etc. Bref, c’est l’expression même de ce que recouvre le concept de civilisation. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le département de l’université chargé de l’enseignement de tamazight porte l’intitulé de ‘’Département de langue et de civilisation amazighs’’.

La recherche dans le domaine berbère a produit, au cours de ces dernières années des thèses d’anthropologie, d’histoire et de linguistique, mais généralement destinées à un public restreint. Cependant, les prolongements et les échos de telles études dans le monde de la presse finissent par ‘’populariser’’ des notions, des concepts et parfois des personnages que l’on arrive mal à cerner.

C’est en partie pour remédier à ces lacunes, mais aussi pour asseoir un corpus alphabétique très pratique de la culture berbère en Kabylie, que Mme Camille Lacoste-Dujardin a entrepris l’œuvre publiée l’année dernière en France aux éditions ‘’La Découverte’’ sous le titre sobre et ambitieux à la fois : ‘’Dictionnaire de la culture berbère en Kabylie’’.

Le principe de travail qui a présidé à l’élaboration de cet inventaire culturel s’articule essentiellement, d’après la lecture exhaustive de son contenu, autour de quelques préoccupations majeures résultant de l’expérience et des travaux antérieurs de l’auteur relatifs au domaine berbère dans sa variante kabyle. Il s’agit pour elle de fixer dans un même corpus les différents thèmes, notions, concepts, objets de folklore, nomenclature de faits culturels et civilisationnels, personnages, qui reviennent souvent dans les recherches sur la Kabylie.

Ces syntagmes, paradigmes, toponymes et nom de personnages participant à la sémiologie kabyle se retrouvent, à l’origine, dans différents ouvrages éparpillés dans plusieurs établissements ou institutions. Ces ouvrages d’ethnologie et d’anthropologie kabyles sont devenus rares et certains sont purement et simplement épuisés : travaux des Pères Blancs consignés dans les Fichiers de Documentation Berbères (FDK) de Fort-National, thèses universitaires de faible diffusion,… En tout cas, la recension qu’a entreprise Lacoste-Dujardin, sans épuiser le sujet dans son exhaustivité donne déjà un panorama fort éloquent des grands thèmes de la culture kabyle.

Portée et ambitions d’une recension

Des travaux similaires, avec des objectifs plus restreints mais plus précis, ont été menés auparavant par des chercheurs de renom. Nous citons, pour exemple, ‘’L’Encyclopédie berbère’’ fondée par Gabriel Camps (1927-2002) et qui comporte 24 volumes, et l’inestimable ‘’Hommes et Femmes de Kabylie’’ (Dictionnaire biographique de la Kabylie) réalisé par une équipe de chercheurs coordonnée par le linguiste Salem Chaker (Edisud-2001). Ce dernier ouvrage, que nous avons déjà présenté dans ‘’La Dépêche de Kabylie’’, s’intéresse exclusivement aux hommes et aux femmes qui ont joué un rôle dans la vie culturelle kabyle. Salem Chaker y précise que ‘’notre ambition est de proposer une encyclopédie historique et culturelle de la Kabylie à travers ses hommes et ses femmes. La Kabylie, principale zone berbérophone d’Algérie, est une région traditionnellement bien individualisée, par sa langue, son histoire, son organisation sociale, sa culture, dans l’ensemble algérien et maghrébin. La période récente a été marquée par son émergence en tant qu’acteur socioculturel et politique spécifique. Dans cet espace kabyle, traditionnel et actuel, les balises les plus visibles sont des hommes : le Dictionnaire biographique de la Kabylie vise donc à identifier et documenter les hommes et les femmes qui ont fait (ou font) la Kabylie’’.

Les horizons qu’a essayé d’embrasser Camille Lacoste-Dujardin dans son livre sont plus larges mais avec un espace et une profondeur nécessairement plus limités. Cela n’enlève rien au mérite de l’entreprise ; au contraire, il s’agit d’un complément indispensable qui met à portée de main des notions et des concepts que nous aurions toutes les peines du monde à retrouver réunis dans les mêmes documents. En poussant un peu plus loin l’analyse, on peut estimer que les deux ouvrages, tout en se complétant, n’ont pas les mêmes ambitions.

La vision de Mme Lacoste-Dujardin reste très marquée par les recherches qu’elle a eu à mener sur la culture kabyle en tant qu’ethnologue. Nous retrouvons en effet dans ce livre toute la substance ayant fondé ses recherches consignées dans ‘’Dialogue de femmes en ethnologie’’, ‘’Le Conte Kabyle’’, ‘’Un village algérien’’, ‘’Des mères contre les femmes (maternité et patriarcat au Maghreb)’’ et d’autres ouvrages d’anthropologie culturelle et d’ethnologie. Les résultats de ces travaux ont largement alimenté la recension que l’auteur a tenu à faire des grands thèmes et notions relatifs à la culture kabyle.

Etant donné que la zone géographique de ses recherches demeure principalement la Grande Kabylie, Lacoste-Dujardin ouvre son livre par une carte géographique de la région et, dans la page suivante, par liste des tribus et confédérations constituant le massif Agawa de la haute Kabylie (Maâtka, Ath Aïssi, Igouchdalen, Ath Irathen, Ath Sedka, Ath Betrun, Ath Menguellat, Ath Ghobri, Ath Idjer,…).

Dans son introduction, Lacoste-Dujardin affirme :  » La culture berbère est autochtone en Afrique du Nord. Elle s’y est autrefois épanouie en une grande aire culturelle recouvrant tout le Maghreb, depuis les Canaries à l’ouest jusqu’à l’Egypte à l’est, et du Sahel saharien au sud jusqu’à la Méditerranée au nord. Par la suite, au contact d’autres cultures venues de l’extérieur, importées par d’autres peuples, la culture berbère a prospéré avec une très vivante activité mais davantage dans les montagnes et le désert que dans les plaines et les villes occupées majoritairement par les nouveaux arrivants (…) Ainsi, il existe au sein de la nation algérienne et ailleurs en émigration, parmi les Algériens, ce peuple berbère de Kabylie : un ensemble d’hommes et de femmes dont les ancêtres, depuis la préhistoire, ont vraisemblablement toujours occupé ce même territoire.

Ce peuple vit en société organisée autrefois selon une forme originale de démocratie, une société segmentaire dont demeurent les représentations. Ces membres ont en commun des institutions, des coutumes, des usages particuliers et ils partagent un même idéal égalitariste. Ils expriment le même attachement à un islam populaire, tolérant le culte des saints, et dans une fidélité à certains rituels, croyances ou mythes plus anciens. Ils parlent la même variante dialectale de la langue berbère : la Taqbaylit, le parler kabyle ; ils possèdent la même culture berbère, dans sa variante kabyle, et ils possèdent un sentiment fortement affirmé d’appartenance à une même communauté dans une tradition de conscience identitaire très vive, fort susceptible à toute atteinte à son intégrité « .

Participer à l’œuvre de préservation de la culture

L’auteur met en exergue l’éveil de la jeunesse kabyle à sa culture et à ses traditions et les derniers événements qui ont projeté la région au-devant de l’actualité algérienne. « Par suite de toutes les adaptations et des changements contemporains, surtout en Kabylie même, maints faits culturels anciens, qui tombent en désuétude, viennent à disparaître, et nombre de jeunes Kabyles, conscients de leur importance dans leur patrimoine, s’efforcent aujourd’hui d’en collecter et recueillir le souvenir des témoins, avec leurs témoignages.

C’est à cette même sauvegarde que prétend participer ce livre ».

L’ouvrage classe alphabétiquement les articles proposés à l’explication. Il est tout à fait vrai qu’une autre classification, par thèmes par exemple, était imaginable. Mais le procédé de Mme Lacoste-Dujardin présente l’avantage du maniement facile et accessible à tous. Organisation politique des villages et tribus, cellule familiale, liens de parenté mariage, sexualité vie matérielle et économique, symboles, rites, magies, représentations, personnalités historiques et culturelles de la région, enfin une large palettes de faits sociaux, économiques et culturels propres à la Kabylie sont sériés et soumis à l’explication avec des renvois fort intéressants (à l’image des renvois interactifs de certains multimédias).

Ainsi, dans une même page, et en raison de cette classification basée sur l’alphabet, on peut rencontrer à la fois un concept relatif à un rite, un produit alimentaire et une personnalité historique ou culturelle. Prenons au hasard quelques pages de la lettre ‘’C’’. On trouve ‘’Cendre’’ qui est  » le sous-produit du feu domestique considéré comme de l’anti-nourriture. C’est seulement de la cendre que le héros M’qidech accepte de recevoir de l’ogresse comme nourriture, évitant ainsi de donner à cette femme sauvage pouvoir sur lui.

La cendre est stérile et son contact ignominieux (contrairement à la suie) ; ainsi, le châtiment par crémation d’une marâtre est-il complété par l’emploi dévolu à la main de son cadavre : servir désormais de pelle à cendre « . Juste après ‘’Cendre’’, viennent les noms : céréales, chacal, chahid, chaise, Chaker (Salem), cham, changement,…

Cette somme documentaire que Mme Lacoste-Dujardin met à la disposition du lecteur est immanquablement une pierre à ajouter à l’édifice de la mémoire berbère en Kabylie. Son mérite est de pouvoir rendre accessibles et pratiques des concepts, des notions, des objets, des symboles, des métiers auxquels ont souvent recours les jeunes chercheurs isolés ou que le commun des lecteurs cherche à mieux appréhender. Après de riches recherches consignées dans des ouvrages trop disséminés et qui se sont étalés sur des décennies, voire parfois plus d’un siècle, il était temps qu’un ouvrage de ce genre- comme celui de Salem Chaker que nous avions cité plus haut- voie le jour et établisse une sorte de ‘’bilan’’ thématique des recherches dans le domaine de la culture berbère.

La particularité de l’ouvrage que nous tenons entre les mains- en le comparant par exemple à l’ouvrage de Chaker- est le fait de vouloir faire l’inventaire des éléments essentiels de la culture kabyle tout en traitant des concepts scientifiques (d’anthropologie et d’ethnologie) utilisés comme outils d’étude par des universitaires. Cette liberté d’action a été rendue possible par l’arbitraire de l’ordre alphabétique adopté par l’auteur. Ce côté novateur de la recherche, qui vulgarise un appareil conceptuel spécifiquement universitaire, rend un service inestimable au lecteur moyen qui n’a pas eu le privilège d’aller en profondeur dans la connaissance des sciences sociales et humaines.

Il en est ainsi du mot ‘’démocratie’’ qui décrit le mode d’organisation de l’ancienne société kabyle considéré comme démocratique par l’institution de Tajmaât et des règles régissant les relations des individus entre eux et les relations entre groupes sociaux. D’autres concepts aussi importants sont mis à la disposition du lecteur : matriarcat, patriarcat, parenté mythologie, village, succession, amour, bilinguisme, polygamie, propriété…

La masse d’information ainsi étalée sur presque 400 pages s’avère d’une importance primordiale pour toute personne passionnée de la connaissance de la culture kabyle et particulièrement pour les jeunes chercheurs qui butent sur l’absence de documents sérieux et fiables en la matière.

Mme Camille Lacoste-Dujardin est ethnologue. Elle est directrice de recherche au CNRS (section de Langues et civilisations orientales) et familière de la langue berbère (dialecte kabyle). Directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (ethnologie du Maghreb) et responsable de l’équipe de recherche ‘’Littérature orale, dialectologie, ethnologie du domaine arabo-berbère’’. Son mari, Yves Lacoste, est professeur d’histoire et de géographie. Il fit connaître Ibn Khaldoun et a longtemps travaillé sur les questions du sous-développement et sur les pays du tiers-monde.

Amar Naït Messaoud

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