"La Libye de Kadhafi n'existe plus"

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L’homme qui est apparu halluciné et ivre de violence meurtrière sur les écrans, le mardi 22 février, est en fait la caricature d’un passé qu’on espère révolu. Kadhafi n’est pas encore tombé mais il n’est déjà plus rien, rien d’autre qu’un assassin de masse. Son pouvoir ne s’exerce plus que par sa capacité – encore tristement réelle – à faire couler le sang de son peuple.

Le système politique qu’il a bâti est en ruines, comme le prouve le changement de drapeau spontanément décidé par les insurgés de Benghazi: les trois couleurs de l’ancienne monarchie (qui a proclamé l’indépendance du pays en 1951) – rouge, noir, vert – ont remplacé le vert uni voulu par le dictateur dans un de ses innombrables délires.

L’homme qui s’est exprimé ce jeudi 24 février, par téléphone sur les ondes et les antennes, sans que l’on sache s’il s’agit d’un enregistrement ou d’une conversation en direct, est l’autre face d’un pervers sans limites. Il s’est montré à la fois totalement inconscient du degré d’exaspération de son peuple et soucieux de ranimer l’esprit des tribus qui composent le peuple libyen. En l’espace de deux jours, il n’ose plus – ou ne peut plus – paraître: soit parce qu’il est terré soit parce qu’il n’a plus le contrôle de l’appareil de communication officiel.

Il se montre alors décalé ignorant des réalités et des transformations qui se sont opérées dans la nation qu’il a dirigée d’une main de fer. Kadhafi parle encore au nom de la Libye (pour quel laps de temps?), mais la Libye de Kadhafi n’existe déjà plus. Il a beau changer de ton et passer de la menace d’un « bain de sang » à un fatalisme vicieux -« faites ce que vous voulez »-, il tente encore et toujours de rester en place en donnant à la face du monde l’impression qu’il ne comprend plus rien à ce qui se passe. Qualifiant les jeunes de « drogués », brandissant la menace d’Al Qaïda, imaginant un complot américain, tous les arguments de sa rhétorique vétuste y passent tour à tour. Ben Laden se trouve associé à la CIA. Il n’y a plus la moindre cohérence dans cette logorrhée surréaliste.

Il n’y a plus la moindre cohérence dans cette logorrhée surréaliste

Entre les deux dates, pourtant, une même continuité: celle qui consiste à ne pas se considérer comme le dictateur en titre ni en cause puisque, selon la lettre des institutions libyennes, Kadhafi n’est pas le chef de l’Etat en exercice mais le « Guide de la grande révolution ». Artifice d’une grande lourdeur, dont il use et abuse.

Celui qui fit régner la terreur sur le monde pendant des décennies avait puissamment pensé son pouvoir intérieur en opérant un incroyable mélange entre les bénéfices de la rente pétrolière et un archaïsme politique d’une efficacité diabolique.

A l’origine de sa pensée figurait le système tribal libyen. Depuis le pharaon égyptien Ramsès III, le rôle des tribus libyennes est reconnu comme la donnée fondamentale de ce pays très étendu, peu peuplé et semi-désertique. Ces tribus – au nombre d’une dizaine – s’étaient unies contre l’occupation italienne (1912-1942) avant de servir de cadre à la « jamahiriya » ( « Etat des masses ») inventée par Kadhafi après sa prise de pouvoir (1969). Elles ont servi pendant 42 ans de pilier à un régime politique qui a dissout l’Etat central au profit de comités populaires chargés de tout (questions de justice, de santé d’éducation, etc.). Dans ce schéma décentralisé et construit sur une allégeance des clans au Guide suprême, les postes importants revenaient aux dignitaires des tribus (souvent armées), lesquels distribuaient ensuite les prébendes et organisaient les bandes.

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