Ordre et désordre publics

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Après les élections législatives du 10 mai dernier, le rythme “circadien” de l’actualité algérienne reprend par son cycle d’émeutes, de barricades et d’immolation par le feu.En réalité ce bouillonnement social n’a jamais cessé y compris pendant les jours de la campagne électorale. Avant-hier, ce fut une grande partie du pays, à savoir les wilayas de Tamanrasset et Adrar ainsi qu’une partie de la wilaya de Ghardaïa, qui a été isolée du reste du territoire national suite à des barricades dressées à El Ménéa, au niveau de la route nationale n°1, par de citoyens excédés par les coupures d’électricité. L’isolement a duré une journée complète. C’est là une des colères qui dénotent un récurrent et grave dérèglement de la gestion des services publics et de la machine économique dans un pays qui a tous les moyens d’en faire l’économie. Les choses prennent une tournure aigue particulièrement pendant ces journées de canicule où il ne fait pas moins de 47 degrés à l’ombre dans certains endroits du Sud. La même hantise est ressentie dans certains villages de Kabylie déclarés ces jours-ci en situation de “soif”. Les populations se sentent dans leur droit de manifester leur désapprobation d’autant plus que la ressource hydrique ne manque pas. Dieu merci, la mobilisation de l’eau, particulièrement dans les différentes régions de Kabylie n’a jamais bénéficié d’autant d’intérêt de la part des pouvoirs publics. Dans les barrages allant de Koudiat Acerdoune (Lakhdaria) jusqu’à Ighil Temda (Kherrata), en passant par Taksebt (Tizi Ouzou), Tlisdit (Bouira) et Tichihaf (Béjaïa), plus d’un milliard de mètres cubes sont stockés. Donc, les raisons de la non arrivée de l’eau dans les robinets des foyers réside ailleurs, c’est-à-dire dans la mauvaise gestion des réseaux (adductions et réservoirs/châteaux d’eau), les fuites,… On ne cesse ainsi de subir l’inculture et le laisser-aller caractérisant l’ensemble des services publics. Il y a moins de quatre mois, le pays, du moins sa partie nord et montagneuse, avait souffert le martyr et était condamné à l’isolement par l’ampleur des chutes de neige. La bouteille de gaz avait subi un renchérissement qui la situait à près de 2 000 dinars l’unité. En outre, depuis 2011, à une inflation générée par des conditions objectives liées au manque de performance de notre appareil économique (déficit de productivité et de compétitivité de nos entreprises, explosion de la masse salariale, fort volume d’investissements publics en infrastructures qui n’ont pas encore induit de production de biens et services,…), est venu se greffer le résultat d’un lourd héritage en matière de politique commerciale. Cet héritage est d’abord visible dans le versant de l’économie informelle où la part qui revient à l’activité commerciale est prépondérante. Il est ensuite renforcé par une politique fiscale qui a toutes les difficultés du monde à se prévaloir d’un minimum d’équité. Le sommet de la déréglementation semble être atteint avec le système d’importation établi avec le continent européen depuis l’entrée en vigueur de l’Accord d’association avec l’entité politique qu’est l’Union Européenne. La crise dite “du sucre et de l’huile” de janvier 2011, qu’elle soit casuelle ou structurelle, n’est, en fin de compte, que la goutte qui a fait déborder le vase des ménages déjà éreintés par mille et une épreuves de la vie. La commission parlementaire qui avait enquêté sur ces événements n’a pas pu rendre public son rapport. La nouvelle APN continuera-t-elle sur les mêmes voies de la cachotterie, ou bien se prévaudra-elle d’un minimum de courage politique et d’audace éthique pour instaurer de nouvelles traditions de transparence? Le phénomène de ‘’glaciation’‘ ne touche pas exclusivement la représentation parlementaire. Elle se voit encore de façon plus nette dans le “temple” médiatique qu’est la télévision publique. Cette dernière donne de l’Algérie une image d’un pays figé dans le monolithisme de la pensée unique. Depuis quelques mois, cet organe commence à être débordé par les balbutiements des télévisions privées qui lui ont retiré même le sitcom d’ “El F’hama”. Particularité algérienne sui generis, l’on parle de TV “off shore”. À défaut d’avoir des plates-formes pétrolières off shore, il paraît qu’elles seront possibles dans quelques années au large d’Annaba, l’Algérie cultive ses télés off shore, dont l’une émet à partir de la Jordanie. Les canaux de la communication sont ou frêles ou rompus entre la jeunesse algérienne et ses gouvernants. N’est-il pas alors illusoire de s’attendre à des protestations “civilisées” pour espérer rétablir le courant ou une conduite d’eau abîmée. Les traditions de services publics efficaces et au service du citoyen ne sont pas encore ancrées dans la société et les institutions. De même, face à l’absence de dialogue et de structuration efficace de la société civile (associations de consommateurs, de quartiers,…) susceptible de désamorcer ou, mieux encore, de prévenir des dérapages (de type émeutes ou barricades), les services de l’administration baignent jusqu’à présent dans une forme de déliquescence et d’apathie qui confinent leur gestion à une patente navigation à vue. Ces impasses font évoluer rapidement la situation en question d’ordre public. Dans ce contexte, l’on est à peine surpris que des ‘’mains invisibles” fassent tout pour faire durer l’anarchie et l’échange d’accusations et, enfin, en viennent à tirer profit politiquement d’une situation fuyante et incontrôlable. Les intermédiations recherchées à la dernière minute par l’administration notables, aârchs, imams,…-, en vue de faire cesser la violence viennent toujours en retard et sont mal valorisées en dehors de ces moments de tension. Dépassés et débordés, les différents centres de décision n’ont, comme ultime recours, que les forces antiémeutes. Ces dernières, si elles arrivent à circonscrire pour quelques temps la révolte, elles ne peuvent pas, en revanche, empêcher la survenue de dégâts matériels et mêmes humains. « Quand il est urgent, il est déjà trop tard », disait Talleyrand, vieux briscard de la diplomatie française. Nous savons qu’en Algérie les urgences sont signalées sur tous les fronts au point où ni l’administration centrale ni ses représentants provinciaux ne savent où donner de la tête. Indépendamment des causes directes et immédiates qui ont envoyé sur le front de l’émeute les jeunes Algériens, l’on ne peut que rejoindre l’inquiétude de certains analystes relative au front social, longtemps géré avec un système de camisole où l’argument sécuritaire et la gabegie ayant obéré la gestion de notre économie tiennent la vedette. Les rapports sur les droits de l’Homme que M.Farouk Ksentini a transmis ces trois dernières années au Président de la République n’ont pas manqué de signaler le danger d’une ‘’explosion sociale’’ au cas où les inégalités et l’exclusion sociales n’étaient pas endiguées par une politique plus intelligente d’emploi et d’équité dans la redistribution du revenu national. Face aux atermoiements, aux valses-hésitations et à l’indétermination des pouvoirs publics, les solutions et la politique de sortie de crise seront d’autant plus coûteuses et incertaines qu’elles ont accumulé un immense passif et de graves malentendus.

Amar Naït Messaoud

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