Pour quel travail de mémoire ?

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Un demi-siècle d’indépendance: est-ce peu, comme le soutiennent certains pour « excuser » ou justifier les insuffisances de gestion et les errements politiques, ou est-ce assez, comme le pensent d’autres, pour espérer une maturation des structures de la société et des institutions de l’État de façon à aller vers une modernité politique qui nous ferait oublier définitivement l’oppression coloniale?

Si la question n’est pas près de recevoir une réponse convaincante dans l’immédiat, c’est que moult confusions ont grevé de leur poids la marche de l’Algérie indépendante au point où il serait illusoire de tirer d’un chiffre- 50 années dans ce cas de figure- une substance, un sens ou une valeur du rythme d’évolution du pays. Bien sûr que le nihilisme ne sert aucune cause, a fortiori lorsqu’on veut se projeter dans le futur que l’on veut florissant pour nos enfants. En un demi-siècle, l’Algérie s’est donné une infrastructure matérielle qui lui fait honneur: routes, aéroports, barrages hydrauliques, écoles, université hôpitaux,… etc. Elle a éliminé certaines maladies épidémiques en cours dans les années soixante du siècle dernier. Des millions d’Algériens ont accédé à l’enseignement et au logement. Cependant, ce sont là des réalisations qui n’ont pas eu d’accompagnement en matière d’éthique, de justice sociale et de cadre de vie. Ce sont des réalisations à l’occasion desquelles la corruption s’est installée et s’est généralisée. C’est une politique volontariste et populiste qui a refusé l’émancipation politique des Algériens par l’instauration d’un parti unique et d’une « démocratie populaire » (selon le schéma des anciens pays socialistes de l’Europe de l’Est, et la phrase persiste toujours au fronton de la République et des papiers en-tête de l’administration). Le peuple algérien est donc déclaré » mineur » politiquement à l’ombre du clientélisme rentier par lequel on a pu, pendant au moins trois décennies, acheter son silence. Un silence trompeur, puisque dans l’underground de la société grondait une opposition diffuse, un refus du fait accompli et une volonté de se défaire des nouvelles chaînes installées à l’ère de l’indépendance. La grande frustration est bien ces horizons fermés pour tous les espoirs que la Révolution de novembre a pu nourrir. Le désenchantement est presque total. Ce qui a amené le militant de la cause nationale et de la cause berbère, Bessaoud Mohand Arab, à intituler un des ses livres: « Heureux les martyrs qui n’ont rien vu ». Au vu de ce à quoi s’attendaient les anciens militants de la guerre de Libération, il n’y a sans doute pas d’exagération dans cette formule lancée par un des leurs. La mise à mal des idéaux de liberté et de dignité humaine a enfoncé dans les abîmes du désespoir la jeunesse algérienne. N’est-pas que l’un des signes irréfutables de cette chute aux enfers est bien la volonté de fuir le pays par n’importe quel moyen? L’  »exportation » de la matière grise algérienne est devenue un fait banal. Les ingénieurs, techniciens et médecins algériens exerçant à l’étranger donnent une image assez nette d’un pays qui n’arrive pas à s’accommoder de leur présence. Quant à l’émigration clandestine sur des barques de fortune, elle fait le bonheur des « transitaires » et le malheur des naufragés et de leurs familles. À la harga, s’est ajouté depuis 2011 la massification du phénomène de la « hriga », immolation par le feu de jeunes chômeurs, ou de jeunes à qui un service quelconque est refusé au niveau de l’administration (logement social, installation d’un commerce illicite). Comment, 50 ans après l’indépendance et à l’ombre de réserves de change proches de 200 milliards de dollars, la jeunesse algérienne s’est enfoncée dans une forme de déréliction humaine sans équivalent dans l’histoire? La jeunesse, non seulement elle n’arrive pas à connaître les voies normales de la promotion sociale, mais elle n’a pas pu accéder, non plus, à la connaissance vraie de l’histoire du pays, histoire qui a consacré l’indépendance après 132 ans d’une colonisation administrative, militaire, économique et de peuplement. L’historiographie officielle, dont sont issus.

Serment d’hypocrite

Les programmes scolaires et universitaires qui fondent l’historiographie officielle de la République, développent toujours, à quelques exceptions près, un style laudatif et thuriféraire, voire quasi hagiographique de la guerre de Libération. Un style qui exclut naturellement les nuances, les erreurs, les contradictions et… les personnalités gênantes qui pourraient faire ombrage aux opportunistes protéiformes qui se sont accaparés du pouvoir politique et du capital sentimental de la Révolutionainsi. ‘’La dynamique de la révolution algérienne nous apparaît mieux à travers ses résultats. Après une colonisation plus radicale que dans les autres pays du Maghreb, la révolution a produit un régime bureaucratique, autoritaire (…)’’, écrit Mohamed Harbi. La gestion catastrophique de la rente pétrolière, le clientélisme, le conservatisme culturel alimenté par une idéologie arabo-islamique désuète, la montée des périls islamistes et d’autres tares dont nous payons aujourd’hui la facture, sont aussi, quelque part, le prolongement d’une histoire encore trop tourmentée pour qu’elle soit sereinement assumée et définitivement dépassée par la jeunesse d’aujourd’hui. Un demi-siècle après la fin de l’un des conflits les plus meurtriers de l’histoire de la décolonisation, la capitalisation des principes de la révolution de Novembre par la génération qui entre dans le 21e siècle avec une série de lourdes interrogations et une kyrielle d’incertitudes demeure une entreprise plus que problématique. C’est que, en cours de route et par des remises en cause dictées par l’exercice du pouvoir absolu-qui, assure-t-on, corrompt absolument-, des maillons forts de la chaîne ont cassé. La transmission de la mémoire, trop sélective et détournée au profit d’une caste, a fini par générer le sentiment contraire de ce qui eût dû constituer la substantifique moelle d’un moi collectif qui prendrait appui sur les principes de la Révolution et de la plate-forme de la Soummam. La connaissance de l’histoire a revêtu un caractère folklorique consacré par l’administration « omnisciente » et « omnipotente ». Le pouvoir politique, hormis quelques moments d’ ‘’inattention’’, a malheureusement réussi à folkloriser les dates-phares de l’histoire moderne de l’Algérie après que ceux qui ont immédiatement pris le pouvoir en 1962 eurent juré sur tous les saints de rester fidèles à la mémoire des chouhadas et d’œuvrer à la reconstruction nationale dans un climat de justice sociale et de liberté. Au nom d’une idée abusive de la « légitimité historique », beaucoup de tort a été fait à l’image de la révolution algérienne et aux idéaux censés être défendus et promus par les survivants de ce grand mouvement de l’histoire du pays. Lorsque d’anciens moudjahidine, survivants de la guerre de Libération, en arrivent à se rendre complices de la  »prolifération » de faux combattants- un dossier putride longuement traité par la presse et par des acteurs politiques au milieu des années 2 000-, le sommet du reniement a sans doute été atteint. Dans ce climat de morosité politique, d’incertitudes économique et de régression culturelle, comment espérer assurer la transmission de la mémoire collective relative à la guerre de Libération au moment où les acteurs, gagnés par la fatalité de l’âge, disparaissent l’un derrière l’autre? Un défi majeur pour les institutions et pour l’élite du pays.

Amar Naït Messaoud

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