Dans une guérite, à la lumière chancelante d'un lampadaire

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Amar Naït Messaoud

La mort, le 17 avril dernier, de l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez, prix Nobel de littérature en 1982, a suscité l’émotion dans le monde entier. Le gouvernement de son pays a décrété un deuil national de trois jours. Les grands de ce monde lui ont rendu hommage, qui par une lettre, qui par une déclaration à la télévision, qui par une contribution dans la grande presse généraliste ou littéraire. C’est que l’auteur de Cent ans de solitude (1967) est entré dans la légende de son vivant même. Au milieu du 20e siècle, Marquez a replongé ses lecteurs dans l’ambiance des grandes épopées de la littérature classique, tout en lui imprimant sa touche originale qui a pu mêler la narration réaliste et l’éclatement du “surnaturel», ce que les critiques ont nommé le réalisme magique. Lui, Marquez, n’avait cure des qualificatifs et des superlatifs. C’est ce qui a fait sa force et sa persévérance. Il n’a pas cherché obstinément une construction romanesque qui fasse adhérer le lecteur de façon “magique”. Cela a presque coulé de source. “Depuis le temps où j’ai lu Cent ans de solitude, il y a plus de quarante ans, j’ai toujours été stupéfait par ses dons uniques d’imagination, de clarté de pensée et d’honnêteté émotionnelle“, écrit l’ancien président américain, Bill Clinton. Quant au président Barack Obama, il témoignera sa reconnaissance à Marquez en ces termes: “j’ai eu le privilège de le rencontrer une fois à Mexico où il m’a offert un exemplaire dédicacé du livre Cent ans de solitude, que je chéris encore aujourd’hui“. Par son style d’écriture, par la qualité et l’épaisseur psychologique de ses personnages et par le cadre spatio-temporel dans lequel il place son histoire, Marquez aura marqué des millions de lecteurs dans le monde, particulièrement avec son livre-phare, Cent ans de solitude, publié en 1967.  Les circonstances particulières dans lesquelles j’ai été amené à lire ce livre rejoignent étrangement l’atmosphère absurde et presque surréelle dans laquelle évoluent les personnages du roman. L’histoire de la fondation, de l’évolution et de la chute du village de Macondo, quelque part en Amérique latine, après les conquêtes espagnole et portugaise, est une épopée dont la lecture m’a permis de résister à l’absurde et… à la solitude. Oui, Cent ans de solitude, j’ai eu à le lire, par petits morceaux de 20 à 30 pages par nuit, dans une guérite de la caserne de Tiaret. Ce fut en hiver 1986. La neige des Hauts Plateaux couvrait la ville de son manteau blanc pendant plusieurs jours. Puis, ce fut une pluie interminable qui fera plonger la caserne dans une fange gluante. L’école des officier de réserve est située au cœur de la vielle ville. C’est un héritage de l’administration militaire coloniale. La seule nouveauté dans la construction, ce fut la cantine, immense hall de près de 1000 mètres carrés. Le reste des édifices est frappé de vétusté et respire l’histoire ancienne, comme les histoires qu’aime raconter Garcia Marquez.

Entre Matoub et Marquez

Avant de plonger dans ce livre, je me suis mis sur un immense chantier de traduction dans un moment où, apparemment, rien ne me prédisposait à un tel travail. En effet, dès les premières semaines de mon entrée au service national, je me suis attaqué à la chanson de Matoub Lounès, Tharwa L’hif, pour en faire la traduction en français. Les lecteurs de La Dépêche de la Kabylie ont eu déjà le loisir de la lire dans l’une de nos éditions. Le froid de Tiaret (il faisait jusqu’à huit degrés centigrades au-dessous de zéro), l’isolement et la sévérité de l’instruction ne m’ont pas empêché d’exploiter le texte kabyle, que j’avais transcrit sur du papier bien avant mon entrée à la caserne, pour tenter une traduction en français. Dès que j’ai entendu, la première fois, cette chanson épopée, s’étalant sur une demi-heure, j’ai été saisi par je ne sais quel vertige par lequel défilaient des tableaux réels, tels qu’ils étaient “dessinés” par Matoub, dessinés par des mots simples, mais envoûtants.  Dans les chalets où nous étions hébergés, l’extinction des lumières était programmée à 22 heures. La lecture et l’écriture étaient interdites pour les jeunes élèves officiers que nous étions. Donc, après 22 heures, j’étais obligé d’allumer une bougie que je fixais sur l’un des piliers en fer du sommier, pour griffonner mon papier et chercher à établir l’équivalent en français de l’une des meilleures poésies de Matoub Lounès. Ce n’était pas facile. J’écrivais pendant une heure à la lumière d’une faible bougie, oscillant au gré de la brise entrant par une fenêtre complètement délabrée. Le lendemain, pendant nos sorties de tir dans la forêt attenante à la ville de Tiaret, je tire mon papier de la poche pendant l’heure de pause. J’en fais la lecture. Je biffe des mots, j’en corrige d’autres et je reformule certaines phrases. Dès l’appel au rassemblement pour la reprise des exercices de tir, je remets le papier dans la poche de la veste militaire et je rumine les changements à apporter, par la suite, au texte. Cela a duré peut-être trois à quatre semaines. Faute de contacts avec l’extérieur, et parce qu’à l’époque, il n’y avait de presse indépendante qui puisse accepter de publier un texte de Matoub, la seule façon de partager ma joie d’avoir traduit un poème de Lounès était de le communiquer à des amis par lettre postée. Cela m’a valu la réécriture du poème au stylo, en plusieurs exemplaires.  C’était pendant une sortie au centre-ville de Tiaret, que je tombais sur un exemplaire de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. Le libraire est quelqu’un de Ouacifs, dont la famille s’est installée ici depuis le début du 20e siècle. Je ne connaissais alors l’auteur colombien que de réputation, par le moyen de la presse française de l’époque (Le Monde, Le Figaro,..). Arrivé dans le chalet, je me suis mis tout de suite à déflorer les pages de ce gros bouquin (environ 600 pages). Entré dès les premiers tableaux dans un monde magique, placé au 16e  ou 17e siècle dans un canton rural de l’Amérique latine, les images de Tharwa L’hif de Matoub Lounès n’ont pas tardé à s’interposer entre mes yeux et les pages de Marquez, tendues entre mes mains.

 

Lecture sous cape

 

Je disais que dans la caserne il était interdit de…lire. Je lisais sous cape. À mon tour de guet, généralement entre minuit et deux heures du matin, je prends mon livre, je m’engonce dans une couverture que je prends de ma literie pour lutter contre le froid de la nuit, et je me perche sur la butte de la poudrière, dans une guérite en bois à claire-voie. Neige en rafales, puis pluie en hallebarde pénètrent dans les interstices, que dis-je, dans les colonnes vides, béantes, entre les planches faisant office de mur de la guérite. La couverture par laquelle j’enveloppais mon corps, à la manière d’un burnous, ne laisser échapper que ma main tenant… Cent ans de solitude! Dans cette solitude sidérale, où seul le sifflement du vent et le tapotement de la pluie ou de la neige rompaient l’épais silence, un lampadaire, placé à la limite du périmètre de la poudrière, envoyait une faible lueur, mais suffisante pour que je puisse déchiffrer les lettres et les syllabes du livre que je tenais entre les mains. Je voyageais alors dans ce village de l’Amérique latine qui s’appelait Macondo, comme je suivais les pas du colonel Aureliano Bendia. Plusieurs semaines passèrent avec ce rituel où le seul changement qui pouvait advenir était l’absence de la neige et le redoublement du vent. Je m’arrêtais, une nuit, sur cette phrase que j’ai relue plusieurs fois: “Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Bendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. Macondo était alors un village d’une vingtaine de maisons en glaise et en roseaux, construites au bord d’une rivière dont les eaux diaphanes roulaient sur un lit de pierres polies, blanches, énormes comme des œufs préhistoriques“. La dureté de la nature, la méchanceté gratuite des hommes, la confusion des sentiments, l’âpre attachement aux symboles et aux mythes, font de Cent ans de solitude un bréviaire du sentiment d’hébétude de l’homme face au déchaînement des éléments de la nature et face aux entortillements de l’histoire, individuelle, familiale ou collective.

“O malheur, ô désastreQue la vie nous offre ! Les sots deviennent

des astres et l’homme bon traîne encore !”

Ce sont là des vers de Matoub, dits dans Tharwa L’hif, qui se malaxaient dans ma tête, dans une espèce de fondu-enchainé avec les tableaux de Cent ans de Solitude de Marquez. Le colonel Bachir Moufouk, directeur de l’école des officiers de Tiaret, me surprit, un jour, en train de lire les derniers paragraphes du livre, devant le chalet de la caserne. Je remis immédiatement le bouquin dans la poche gauche de la veste de combat. Le livre est gros, de ses 600 pages. Il prend difficilement place dans la poche. Arrivé devant moi, je saluai réglementairement le colonel. Il me demanda de décliner mon identité. Je m’exécutai. Il me rappela simplement que la lecture était interdite dans la caserne. Je terminai le livre le soir même à la lumière d’une bougie. Mais plus de la moitié de ce gros bouquin, je l’ai lue clandestinement à la lumière d’un lointain lampadaire, la kalachnikov en bandoulière, le corps revêtu d’une couverture en laine. C’était entre minuit et deux heures du matin, à un rythme de deux à trois fois par semaine. C’étaient des heures de joyeuse “solitude», à Tiaret, entre Gabriel Garcia Marquez et Matoub Lounès.

A.N.M

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