«La désignation de Krim a suscité de l’intérêt chez de Gaulle»

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La période s’étalant de janvier 1961 à mars 1962 a été particulièrement marquée par d’intenses activités diplomatiques entre l’Algérie et l’ex-puissance coloniale française. Sous «l’arbitrage de la Suisse», les deux pays en guerre ont décidé, enfin, de s’inscrire dans un processus allant dans le sens de la recherche d’une solution pacifique du conflit par la reconnaissance de l’indépendance de tout le territoire algérien. Dans l’entretien qui suit, le moudjahid, Lounis Mehalla, décortique quelques questionnements en lien avec la portée historique de la mission pour la paix, conduite par Krim Belkacem.

La Dépêche de Kabylie: En janvier 1961, la Suisse a été sollicitée par le GPRA et le Gouvernement français pour créer un climat favorable à engager des négociations entre l’Algérie et la France coloniale à dessein de mettre fin aux hostilités de la guerre, mais aussi proclamer l’indépendance de l’Algérie. Pourriez-vous récapituler succinctement les péripéties de ce processus de pourparlers ?

Lounis Mehalla : Les premiers contacts entre le Gouvernement provisoire de la République algérienne et le Gouvernement français pour entreprendre des négociations en vue de mettre fin à la guerre fratricide entre l’Algérie et la France coloniale datent de l’année 1960. C’est l’avocat et militant politique Ahmed Boumendjel qui, du côté algérien, a conduit les premiers pourparlers entre les deux pays. La délégation algérienne était composée, en plus d’Ahmed Boumendjel, de Hakiki Benamar et Mohamed Sedik Benyahia. Les premiers contacts pour négocier ont eu lieu à Melun, une ville située au nord de la France. Les négociations, engagées avec le préfet de Melun accompagné d’un général français, n’ont pas pu aboutir à des résultats probants. Et il y a eu un vide pour quelques mois. Les négociations ont été reprises plus tard, mais le général Charles de Gaulle se dérobait tant que Ferhat Abbas est à la tête du GPRA. Il y avait une espèce de vieille rancune contre celui-ci. Les tentatives de poursuite des pourparlers se sont tout de même multipliées. Un journaliste suisse a pris contact avec des éléments du Front de libération national. Cet ami de l’Algérie, Rossom Bert, a transmis aux dirigeants du FLN ce que lui avait laissé entendre le général de Gaulle. Le journaliste suisse leur a rapporté que le général de Gaulle a une dent contre Ferhat Abbas qu’il considère comme étant quelqu’un des leurs, puisqu’il est issu de l’école française et s’est marié avec une française… Le général de Gaulle pensait donc que Ferhat Abbas serait plutôt acquis à la cause française et il n’est pas très représentatif du nationalisme algérien et il ne peut pas engager la Révolution algérienne et l’ALN. C’est la raison qui motive le journaliste suisse de venir à la rencontre des représentants du GPRA et les informer du fait que tant que Ferhat Abbas est au pouvoir, le général de Gaulle ne va pas s’assoir à la table des négociations. Le journaliste suisse les conseilla d’opter pour le changement de président du GPRA pour que les négociations entre les deux pays en guerre aboutissent après l’échec de Melun. Les représentants algériens ont senti effectivement les réticences du général de Gaulle. Ferhat Abbas a été changé par l’autre pharmacien et ancien militant du MTLD, Benyoucef Benkhedda à la tête du GPRA. Les négociations ont été effectivement reprises sous le gouvernement de Benkhedda, pas tout de suite, mais des pourparlers ont été relancés quand même à Lugrin, puis à Lerousse… Mais les Français attendaient toujours de négocier avec une personnalité qui a du poids dans la Révolution algérienne. Et quand Krim Belkacem, en sa qualité de vice-président du GPRA, a été désigné à la tête de la délégation algérienne engagée dans les négociations de paix, le général de Gaulle a senti qu’il avait affaire à quelqu’un qui a sa parole. Faut-il signaler au passage qu’à la même époque, il y a eu un mouvement de révolte contre le GPRA aux frontières. Les Français ont eu vent de la rébellion de l’armée des frontières contre le GPRA. Le général de Gaulle a été informé à ce propos mais pour lui, la signature de Krim Belkacem est suffisante.

Selon vous, pourquoi le général De Gaulle était sceptique et refusait de libérer les prisonniers politiques avant l’ouverture officielle des négociations franco-algériennes ?

On a, en effet, proposé au général de Gaulle de négocier avec les cinq prisonniers politiques, en l’occurrence Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mohamed Boudiaf, Rabah Bitat et Lakhdar Bentobal. Il a dit ceci : «Je négocie avec ceux qui se battent et non pas avec ceux qui sont hors du combat.» Pour lui donc, ces prisonniers politiques sont considérés comme des capturés et des anéantis qui ne peuvent, de ce fait, pas avoir place parmi les négociateurs. En revanche, l’installation de Benyoucef Benkhedda comme successeur de Ferhat Abbas à la tête du GPRA, d’une part, et la désignation de Krim Belkacem comme chef de la délégation algérienne engagée dans la mission pour la paix en Algérie, de l’autre, ont suscité chez Charles De Gaulle l’intérêt de négocier.

Le 7 mars 1961, le général de Gaulle, président de la République française, écrit à son ministre chargé des affaires algériennes, Louis Joxe, un court texte publié dans un ouvrage d’Olivier Long, dans lequel il invite les représentants du GPRA à une rencontre sans préalable autour d’une table de conférence, pour discuter, sans ordre du jour, toutes les questions aussi bien d’ordre politique que militaire. Quelle lecture faites-vous de ce propos ?

Je me rappelle bien que lors d’une visite à Tizi-Ouzou, de Gaulle a fait une déclaration au cours de laquelle il a dit : «Je reconnais le courage des combattants, mais n’est-il pas temps de remettre les couteaux aux vestiaires et de mettre fin aux vieux procédés guerriers et de venir s’assoir à la table des négociations ?» Quelque temps après, il y a eu la reprise des négociations à Évian, bien plus tard après Melun. L’appel au cessez-le-feu est donc lancé, mais les dirigeants du FLN le refusent. Le 21 juillet 1961, le général de Gaulle a fait la trêve unilatérale. Il fait le cessez-le-feu tout seul. Le même jour tombent au champ d’honneur l’aspirant de l’ALN Oucharki et le moudjahid Kaci L’kadhi au lieudit Hasna, dans la commune de Timizart. L’on raconte qu’un officier français aurait dit, après avoir découvert les deux martyrs : «Dommage pour eux. Ils n’ont pas de chance d’avoir la vie sauve.» Juste quelques minutes après, l’ordre de cessez-le-feu est transmis dans les régiments de l’armée française. Mais pour le FLN, le combat continue et les actions de terrain sont menées par les unités de l’ALN tant que de véritables négociations ne soient pas engagées entre les deux camps adverses.

Le ministre Louis Joxe était en tournée d’inspection en Algérie le 30 mars 1961. Il donnera à l’occasion une conférence de presse dont les journaux et la radio mettaient en exergue une phrase dans laquelle il aurait dit qu’il négocierait autant avec le FLN qu’avec le Mouvement national algérien. Ce qui n’était pas sans incidents sur le processus de paix en perspective entre l’Algérie et la France. Quelle interprétation faites-vous du propos du responsable français ?

C’est vrai que Louis Joxe a dit cela. À mon avis, il avait l’intention d’affaiblir le GPRA. Mais la délégation du GPRA a fini par s’imposer comme seul interlocuteur valable. Aussi, les représentants de la France ont essayé de tergiverser sur la question du Sahara Algérien… Mais Krim Belkacem, le chef historique et un des créateurs de l’ALN, était catégorique : «Je n’accepterais de céder même pas un grain de sable du Sahara algérien», leur a-t-il dit. Pour lui, l’Algérie est indivisible.

En se positionnant sur le plan de l’action en faveur de la résolution pacifique de conflits, quelle leçon, selon vous, se dégage d’une telle expérience de bons offices du point de vue suisse ?

La Suisse est un pays neutre. Les gens s’y rendent pour se réfugier. Ils y a aussi des personnalités suisses qui ont aidé la révolution algérienne. Parmi les plus célèbres personnes, on peut citer les époux Rossom Bert, qui étaient des amis du GPRA, qui avaient fait un lien pour faciliter les négociations. Il y a aussi Olivier Long et tant d’autres amis de l’Algérie. Certains d’entres eux étaient même visés par les attentats de l’OAS. J’en oublie les noms, mais beaucoup étaient victimes de la terreur semée par cette organisation terroriste française. Sinon, le rôle de la Suisse de manière générale, et certaines personnes suisses en particulier, en faveur de l’indépendance de l’Algérie est inoubliable. On ne doit pas oublier leurs actes de bonté, en s’exposant aux sacrifices et en faisant face à la main rouge française qui était un mouvement terroriste provoquant des attentats aussi bien contre les Algériens que contre ceux qui les aidaient dans leur long chemin vers l’indépendance. On ne doit pas, par ailleurs, oublier les efforts colossaux de la délégation du FLN en France. Cette organisation, activant sur le territoire français, était d’un apport considérable durant la guerre de Libération nationale.

Entretien réalisé par Djemaa Timzouert

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