Suicidés à l’honneur

Partager

Par Anouar Rouchi

Dans les couloirs froids du ministère de l’Intérieur un homme fait les cent pas, un épais dossier sous le bras, passablement inquiet. Le patron l’a fait demander, il doit l’entretenir d’un sujet particulièrement important et délicat.En vingt-cinq ans de carrière, jamais le directeur n’a été aussi mal à l’aise. C’est que le taux de suicide atteint des pics intolérables et, s’il est au fait des chiffres, il n’a pas la moindre idée de la manière de juguler le fléau.Or, c’est précisément ce que le ministre attend de lui : un plan anti-suicide. C’est d’autant plus urgent que des élections approchent et que l’opposition compte exploiter cette plaie sans vergogne. Lorsqu’il pénètre dans le bureau ministériel, le directeur souffle quelque peu en se rendant compte de la bonne humeur de son chef. C’est d’ailleurs ce dernier qui prend l’initiative en proposant une méthodologie de travail.Le ministre : Inutile, mon cher, de nous embourber avec les chiffres qui, de toute manière, sont élevés. Je te propose de cerner, ensemble, le sujet. D’abord d’un point de vue philosophique. D’aucuns pensent que le suicide est à la fois une lâcheté et un crime ; d’autres estiment, au contraire, qu’il s’agit de la forme suprême du courage… Quel est ton sentiment ?Le directeur : Ce n’est ni l’un ni l’autre, monsieur le ministre. C’est tout simplement le résultat du désespoir. D’un immense désespoir…Le ministre : Vois-tu, mon cher cette histoire me dérange au plus haut point. Non seulement je m’occupe des morts naturelles, des morts accidentelles et de l’hécatombe terroriste, voilà que je dois gérer les morts volontaires…Le directeur : Je ne crois pas, monsieur le ministre, que ce soit si volontaire que ça. Délibéré peut-être, volontaire sûrement pas.Le ministre : Est-ce que tu penses qu’on peut raisonnablement interdire le suicide ?Le directeur : Rien ne vous empêche de le faire. Mais, il faut que je vous le dise, monsieur le ministre : les morts se fichent pas mal des lois de la République. Par contre, votre collègue des Affaires religieuses peut parfaitement publier un décret qui rappelle la nature criminelle du suicide et le châtiment qu’encourent ses auteurs dans l’Au-delà…Le ministre : Ça, c’est une bonne idée ! Je la note. Passons maintenant à un aspect plus terre à terre. Quels sont les moyens le plus souvent utilisés par les candidats au suicide ?Le directeur : Incontestablement, les suicides par pendaison arrivent au sommet du hit-parade…Le ministre : Mon Dieu ! Et dire que depuis un mois, il pleut des cordes. C’est une véritable invite au suicide…Le directeur : Juste derrière la pendaison arrivent les ponts. C’est-à-dire les sauts dans le vide…Le ministre : Ah, je le tiens enfin !Le directeur : Qui ça, monsieur le ministre ?Le ministre : Tu ne comprends donc pas ? Depuis des mois, il n’y en a que pour lui dans la presse. Je parle de mon collègue des Travaux publics qui passe sa vie à construire des trémies et des ponts. Il est objectivement complice de la hausse du taux de suicide. C’est littéralement de l’incitation…Le directeur : Il y a enfin les suicides par armes à feu. Mais, ne nous y trompons pas, monsieur le ministre. Il ne s’agit pas du rituel somme toute romantique où l’individu, deséspéré de la vie, pose la gueule du revolver sur sa tempe et tire. Ici, on peut se suicider de plusieurs balles et même d’une balle dans le dos. Ce phénomène, heureusement en reflux, a connu son apogée il y a trois ans, en Kabylie…Le ministre : Ça, mon cher, cela s’appelle le suicide collectif et cela relève des prérogatives du département de la Défense.Le directeur : Au fond, monsieur le ministre, il y a comme qui dirait désordre au gouvernement ?Le ministre : Plus que cela mon cher, plus que cela…

A. R.

Partager