L’assassinat de Abane Ramdane

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l ’’Abane, tous le savaient, était homme à le faire, et une véritable panique s’empara des intéressés. Nul doute qu’il n’en mesura pas l’ampleur : cette témérité et ce franc-parler allaient précipiter les choses. A quelque temps de là, en effet, des messages en provenance des services de liaison du F.L.N. commencèrent à arriver du Maroc. Ils faisaient état de graves frictions entre le gouvernement marocain et les autorités locales du Front. On parIait de militants arrêtés, séquestrés, de stocks d’armes saisis, etc. Au début, Abane n’y attacha pas une importance excessive, laissant à d’autres responsables le soin de régler des différends qu’il pensait mineurs. Mais, petit à petit, les télégrammes se firent plus pressants. La situation, disaient-ils, était devenue très grave. Seul le roi Mohamed V, désormais, pouvait régler le problème. Il y était disposé, mais il tenait à en discuter directement, au préalable, avec le principal dirigeant du F.L.N., Abane Ramdane. Krim, Boussouf et Ben Tobbal intervinrent alors : “Tu dois te rendre à Rabat”, conseillèrent-ils à Abane. Abane se laissa convaincre. Une date fut retenue. Quelques jours auparavant, Boussouf, responsable des liaisons, gagna le Maroc pour préparer l’arrivée de son compagnon. Et le 22 décembre 1957, Abane, accompagné de Krim Belkacem et de Mahmoud Cherif, tous deux membres du C.C.E., s’envolait, à son tour, via l’Espagne. Sur ce qui suivit, je dispose de trois versions principales. On verra qu’elles coïncident très largement quant aux faits essentiels et même à beaucoup de détails. Elles ne diffèrent que sur quelques points, et surtout sur le partage des responsabilités entre les trois grands acteurs du drame : Belkacem Krim, Abdelhafid Boussouf et Lakhdar Ben Tobbal.La première version est celle de Me Ahmed Boumendjel, à l’époque l’un des plus proches collaborateurs d’Abane, qui suivit le développement de la crise au sein du C.C.E. et fit une enquête personnelle sur ce qui se passa au Maroc le 22 décembre 1957.

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l A l’aérodrome, raconte donc Krim, Boussouf nous accueillit avec quelques-uns de ses hommes et, tout aussitôt, me prit par le bras pour m’entraîner à part un bref instant. A brûle-pourpoint, il me dit : “Il n’y a pas de prison assez sûre pour garder Abane. J’ai décidé sa liquidation physique. » Indigné, je refusai, répliquant que ce serait un crime auquel je ne m’associerais jamais. Puis, sur l’aérodrome même, j’informai Mahmoud Cherif qui, bouleversé, eut la même réaction que moi.Boussouf, selon Krim, était terriblement surexcité. Il avait les yeux hagards et ses mains tremblaient : — Nous ne pouvons plus parIer ici, dit-il, nous reprendrons cette discussion plus tard. Tous s’engouffrèrent dans les voitures qui les attendaient. Celles-ci roulèrent assez longuement, avant de pénétrer dans la cour d’une ferme isolée. Abane, Boussouf, Krim, Mahmoud Cherif et leurs compagnons descendirent, pénétrèrent dans le bâtiment. Arrivés dans la première pièce, un groupe d’hommes les attendait. Sitôt Abane entré, ils se jettent sur lui à six ou sept et le ceinturent. L’un d’eux lui presse de son poignet la pomme d’Adam, dans une prise souvent baptisée “coup dur”. Ils l’entraînent dans une seconde pièce dont la porte est aussitôt refermée.— Voyant cela, assure Krim, j’eus un mouvement pour aller au secours d’Abane. Mais Mahmoud Cherif m’arrêta et me prit par le bras en disant à voix basse : “Si tu bouges, nous y passerons tous.” Krim n’avait pas d’arme. Mahmoud Cherif non plus. Mais celui-ci mit la main dans la poche de son veston, pour donner le change aux autres hommes de Boussouf présents dans la pièce. De la pièce voisine montaient les râles d’Abane, qu’on étranglait. Puis le silence se fit. Boussouf revint brusquement et, raconte toujours Krim, “il avait à ce moment-là la tête d’un monstre”. Il se mit à proférer des injures et des menaces indirectes contre tous ceux qui voudraient agir un jour comme l’avait fait Abane. Il allait et venait d’un pas rapide, saccadé, et Krim eut la certitude qu’il se demandait s’il n’allait pas les liquider eux aussi sur-le-champ.

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l Il est vrai, d’autre part, qu’à plusieurs reprises, Ben Tobbal a reconnu avoir participé à la décision d’emprisonner Abane mais en ajoutant que, ni de près ni de loin, il n’avait envisagé de le tuer: n’ayant appris le crime qu’au retour du Maroc de Belkacem Krim et de Mahmoud Cherif. Ouamrane enfin, que j’ai questionné moi-même à Tunis, dès ma sortie de prison, m’a donné une version identique : consulté sur le projet d’emprisonnement d’Abane, il avait donné son accord mais il laissait à d’autres l’entière responsabilité du crime. Il me fit même un rapport écrit à ce sujet. Il importe cependant de ne pas se laisser égarer. Quelle que soit l’atrocité du crime, le pas décisif a été accompli non lorsque les mains d’un tueur borné se sont refermées sur le cou d’Abane, mais lorsque ses compagnons l’ont attiré dans un guet-apens. Que quatre ou cinq membres du C.C.E., hors de toute réunion de cet organisme, sans que l’intéressé ait eu la moindre possibilité de s’expliquer, aient “décidé”, à titre personnel, ne fût-ce que l’emprisonnement d’un de leurs pairs, voilà le scandale majeur et le crime essentiel. Or, aucun des cinq responsables ne nie le fait. Il y a plus : si seul Boussouf s’était rendu coupable du meurtre, pourquoi les autres ne l’ont-ils pas mis en accusation devant le C.C.E. et le C.N.R.A. ?”

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