Laine et burnous du Djurdjura

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Ce savoir-faire a, depuis longtemps, quitté la sphère domestique, accaparé par les ateliers artisanaux des gros villages populeux, où sont fabriqués en série, les tapis, les couvertures et autres pagnes et burnous bien typés. Ce passage à la manufacture s’est accompagné d’un appauvrissement quantitatif une réduction de la validité même si le raffinement citadin a quelque peu rehaussé la qualité artisanale de certains produits destinés à un marché spécialisé. Au moment où l’uniformisation tue toute spécificité enfermant le génie des peuples dans le travail mort consacrant la dictature de la machine, l’objectif de ce reportage est de sauver les derniers pans de ce savoir-faire enterré par la modernité. De nombreuses tenues ne sont plus fabriquées de nos jours, remplacées avantageusement par des habits occidentaux ou orientaux plus adaptés aux besoins des activités rationalisées. tajelav, la robe de la laine hivernale a disparu, tahayekt la toge héritée des Romains est un vieux souvenir tastawt, le pantalon de laine brute masculin est inconnu même dans le milieu des artisans ! Assarou, la ceinture de laine artistiquement tressée, signe de l’élégance et bannière de la coquetterie féminine n’existe désormais que dans les chants d’amour et de nostalgie ! Tout commence avec la fonte (toulsa) de printemps. Des centaines d’ovins sont tondus avec l’arrivée des premières chaleurs à la fin des journées jaunes (iwarghen) du calendrier amazigh correspondant à la fin mai du calendrier grégorien.

Un travail de fourmiLes toisons, brutes, sont triées suivant la qualité de la laine. Le cœur, laine blanche, bien fournie, prélevée sur le dos de la toison, légère et longue, est choisie pour le tissage des burnous. Elle provient des bêtes bien nourries de race locale (akessas). La laine de teinte rousse (aqarmoudi) ou d’un blanc cassé (azerdkhan), prélevée sur les bêtes d’origine saharienne est réservée aux grosses couvertures d’hiver. La laine noire à zébrures blanches des ovins de race hybride (avaloch) est généralement reléguée avec la laine des bas côtés (ijoufar) pour la confection des matelas et des coussins. De nombreuses toisons (Illisen) sont mises en réserve pour des besoins imprévus.Avant d’être transformée en fil à tisser, la laine passe par cinq étapes de modification, elle est d’abord lavée est séchée puis nettoyée et sabrée, ensuite peignée et cardée pour finalement être filée, prête pour le tissage.La vénérable paysanne Tassadit Oulehsir du village d’Allaghane dans la haute vallée de La Soummam nous explique le processus pour l’avoir vécu des centaines de fois.“Le lavage de la laine est un rituel printanier”. Il se prépare des semaines à l’avance. Des dizaines de villageoises décident d’un jour précis pour se rendre à la rivière et procéder au lavage des toisons. Nous rassemblons tout ce que nous possédons comme lainage, anciennes ou nouvelles toisons, nous chargeons nos baluchons à dos d’âne et nous descendons vers Assif el Ah une rivière qui coule encore à la fin du printemps (Tafsout). Nous créons des retenues d’eau avec de gros galets, nous y étalons de grands draps où la laine est mise à mouiller. En attendant que le suint (taweddat) décolle de la laine, nous devisons, bavardons et parfois certaines excentriques improvisent une chorale (ourar) où nous chantons des complaintes tristes (aliha) ou des épithalames (asvougher) qui rappellent la condition lamentable de la femme, abandonnée par son mari répudiée, divorcée.Une fois la laine bien trempée, nous commençons le lavage à la main, sans savon ni autre détergent. Ce n’est que tard dans l’après-midi que nous rentrons chargées comme des bêtes de somme. Le lavage n’est pas pour autant terminé. Nous passons à la deuxième étape du lavage à l’eau chaude. Nous faisons bouillir de la cendre de lentisque (amadagh) ou de bois de figuier (ifits), certaines femmes bien averties se débrouillent des racines de saponaire (taghughacht), plante moussante que les berbères connaissent depuis la nuit des temps pour son pouvoir détergent. Une fois cette eau bien tiède nous trempons les mèches de laine assez longtemps pour qu’elles s’imprègnent du liquide. La lessive est radicale, les impuretés ne restent pas.Nous procédons au séchage naturel en accrochant de petits baluchons aux branches des oliviers, la laine s’égoutte doucement durant les longues journées du début de l’été, journées blanches dans le calendrier amazigh (imellalen).La quatrième opération c’est le sabrage (afrane). Elle consiste à battre les flocons de laine avec une tige de bois pour faire tomber les échardes, les épines, les graines et même les insectes qui, nichent encore.Tassadit explique l’acte : “Après cette méticuleuse besogne, arrive le passage par le peigne (imchedh). On fixe le grand peigne sur un socle de bois en l’immobilisant avec de grosses pierres, on y accroche les mèches et les brins de laine en forme de touffes puis nous les travaillons avec le petit peigne aux dents recourbées” (talemdelt). L’opération de démêlage est dénommée Fessou, nous produisons ainsi des collines de laine légère comme de la neige fraîchement tombée qui devra subir la quatrième transformation, à savoir le cardage (aquerdech). A temps perdu nous fabriquons de feuilles de laine (tikoulal) qui sont destinées à être filées (toulma) à la quenouille ou au fuseau (tassenart). Certaines spécialistes fabriquent le fil de lisse (ilni) qui sert à accrocher la chaîne à l’ensouple supérieure (afegag oufela). Elles utilisent la fourche de bois (taroka) pour croiser le fil conçu à la main dans une grande dextérité. De très ombreuse journées sont indispensables pour produire le fil de laine (adhraf) nécessaires au tissage de la couverture ou du burous. Le fil de chaîne est généralement de coton (ided) acheté au marché, mais il arrive que des inconditionnelles fabriquent le fil très fin avec la laine. Nous mesurons la laine au poids, la longueur et la largeur à la coudée (Ighil) ou à l’empan (tardast). Une toison perd plus de la moitié de son poids depuis le lavage jusqu’au filage.

Azzetta ou l’imaginaire fémininLe métier à tisser se monte toujours de bonne heure, Tassadit raconte le procédé : “Il faut trois femmes bien expérimentées pour constituer l’âme du métier (Erroli ouzetta).On commence par planter les deux piquets de fer à une distance égale à la longueur de la future couverture que l’on mesure en coudées d’hommes adultes de taille moyenne (Ighil), Les fils de chaîne sont croisés de sorte que les fils de trame se succèdent en se croisant sans se défaire.Une femme pour chacun des deux piquets de chaîne (Assegrou) et la troisième pour dérouler le fil enroulé en plusieurs bobines (tessegrout). La femme chargée des bobines croise le fil en formant des huit que les deux gardiennes de s piquets tendent au maximum pour établir l’âme de la chaîne. Au bout de trois heures de travail de précision où l’erreur est impardonnable, Azzetta est achevé dans sa forme horizontale. Le plus délicat reste à faire. Il faudra mettre le métier dans la position verticale, accrocher la toile de fils de chaîne aux deux ensouples, passer les roseaux, le bâton de lisse restant en dernier. Le métier est solidement fixé dans sa partie inférieure par deux chevilles, en bois ou en os qui traversent les montants (Tirigliwine) en calant l’ensouple inférieure. En hauteur la toile enroulée sur l’ensouple supérieure est nouée avec des cordes de laine longuement trempée d’huile d’olive ou de graisse animale. Une fois totalement monté le métier est béni. Un coq fermier est sacrifié par la propriétaire du futur burnous, des empruntes de sang sont apposées sur les fils de chaîne.Le rite protecteur est une vieille coutume qui nous identifie elle est passée dans l’usage même chez ceux qui n’y croient pas. Un repas bien riche est préparé à l’honneur de s invités (imensi ouzetta). La plus vieille des femmes se charge de passer le premier fil de trame. Elle fait entrer l’index et le majeur entre les fils de chaîne, introduit le bout du fil de trame et l’entraîne sur une longueur respectable de sorte à couvrir l’envergure d’une femme de taille moyenne.Elle se saisit du peigne à tasser et donne quelque coups symbolique d’inauguration. Des youyous stridents fusent alors de la maisonnée. Le tissage est entamé, les femmes donnent libre cours à leur imagination. Elles reproduisent de vieux motifs, d’anciennes figures (izaiguen) comme elles peuvent en inventer de nouvelles. Toutes les soirées les enfants s’attroupent près du métier à tisser pour écouter les vieilles fileuses narrer des légendes et s’assoupir enfin bercées par le bruit régulier et monotone du peigne à tasser la trame. Le jour de la finition est au moins aussi important que le jour du montage. Les trois femmes qui ont procédé au commencement se chargent de clôturer le métier. On défait les tours de l’ensouple (Tiddi), après avoir découpé la chaîne à distance respectable du dernier fil de trame (Izarig) chaque fil sera noué d’un nœud mort (tayaroust) pour éviter que la trame s’effrange.

Rachid Oulebsir Suite dans notre prochaine édition

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