Les héros sont fatigués

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Par Anouar Rouchi

Nous sommes au milieu des années 1990. L’atmosphère algéroise est irrespirable. Il y plane en permanence une odeur de poudre et de mort. Dans un bar miteux du centre-ville Boualem en est à cuver sa énième bière par cet après-midi suffocant de juillet. Boualem, proche de la trentaine, est journaliste. Enfin, il écrit dans l’un de ces nombreux quotidiens qui naissent et meurent au rythme des papillons. A mesure qu’il vide ses chopes passablement tièdes, l’idée que son rédacteur en chef ne l’aime pas s’impose. A tort ou à raison, ce dernier l’a en effet confiné dans une espèce de rubrique des chiens écrasés de sorte que l’article le plus osé qu’il ait jamais publié dénonçait les dos d’âne trop nombreux et trop hauts dans les rues de nos villes. Lui veut en découdre. Il veut écrire sur les évènements qui ensanglantent le pays et s’affirmer. Il est même prêt à en référer au rédacteur en chef pour l’orientation à donner à ses écrits… Et puis ce salaire minable !“Partir : voilà le programme !”, se dit-il à un moment donné.Mais partir où ? Ni le consulat de France, ni celui d’Italie, ni celui d’Espagne n’ont voulu lui délivrer un visa, malgré ses nombreuses demandes. C’est alors qu’une idée — géniale ou diabolique — se fait jour dans son cerveau embué d’alcool.Quinze jours plus tard, son visa pour la France en main, il s’apprête à embarquer pour Paris. Finalement, avec ces naïfs de Français prêts à tout avaler, il suffisait d’oser. Boualem s’est écrit une lettre de menaces de mort qu’il a attribuée au GIA, et fort de son attestation de travail de journaliste, c’est passé comme une lettre à la poste.A Paris, c’est un vieux cousin, ouvrier chez Renault, proche de la retraite, qui l’accueille et lui offre le gîte et le couvert. Le vieux cousin, analphabète comme de bien entendu, est fier de présenter son intellectuel d’invité à toutes ses connaissances en faisant la tournée des cafés arabes. Quinze jours durant, c’est couscous royal, vin rouge Sidi Brahim et bière 1664 au menu…Evidemment, le vieux cousin finit par montrer des signes de lassitude et Boualem s’en rend compte. Dégourdi comme pas un, il arrive rapidement à accéder au statut d’exilé politique, avec un passeport qui lui permet de sillonner le monde mais qui lui interdit l’accès à son pays. Il en est très fier et il exhibe partout son passeport, guettant les regards envieux de ses compatriotes qui n’ont pas eu la même aubaine.Boualem fait partie de cette race de veinards à qui tout réussit.Deux mois à peine après son arrivée en France, grâce à l’entremise d’un certain nombre de “bleds” il décroche un contrat de deux piges mensuelles, à 3 000 F la pige, dans un quotidien parisien. Mieux, il réalise son rêve algérois d’écrire sur les évènements censés lui avoir fait quitter l’Algérie. Son nouveau rédacteur en chef est décidément sympathique. Il ne lui pose que quelques conditions.Il s’agit, par exemple de qualifier d’opposition armée le terrorisme islamiste, de ne pas attribuer systématiquement les attentats et autres boucheries à ces “malheureux maquisards” et de toujours s’interroger pour conclure, sur le “qui tue qui?”Très vit,e Boualem se fait un nom. Il est même invité sur quelques plateaux de télévision pour exposer des théories fumeuses qui font tellement plaisir à ses employeurs…Nous sommes le 15 août 2005. En naviguant sur Internet, Boualem tombe sur un communiqué du GSPC qui appelle à tuer les Algériens vivant en France.“Partir : voilà le programme !”, se dit-il.Le 17 août, à la première heure, on peut le voir devant le portail grillagé du consulat d’Algérie pour troquer son passeport d’exilé politique contre le bon vieux passeport vert qui lui permettait de revenir…à Alger ! A son rédacteur en chef qui ne comprend pas ce désir soudain de Boualem de renoncer à son statut et de rentrer au pays, ce dernier lui répond quelque peu grandiloquent : “Les héros sont fatigués !”.

A.R.

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