De ces images de Rachid…

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Par Amar Mezdad

Il fait aussi cimetière ! C’est aussi pour cette raison que je n’aime pas le mot «hommage». De plus, comme tous les termes bateau, polysémiques, il peut égarer dans plusieurs directions. Et, pourtant, sous peine de cultiver l’oubli, nous sommes bien obligés de passer par là car nos morts ne seront vraiment morts que lorsque arrivera le moment non souhaité, mais pratiquement inéluctable, où personne n’évoquera leur nom, leurs actions et le temps plus ou moins court, plus ou moins plein qu’ils auront passé sur cette terre, car ce qui reste gravé dans nos souvenirs, c’est ce que le disparu aura planté de généreux dans les mémoires.

À hommage, je préfère donc le terme «évocation»

Sur les quelques images incrustées dans la mémoire et les rares photos jaunies, vieillies qui nous restent de lui, nous voyons Rachid Tigziri toujours souriant, toujours fraternel, toujours élégant. Il ne se la jouait pas ! C’était ainsi qu’il était dans la vie réelle, celle de tous les jours. A la cité universitaire de Ben-Aknoun où nous nous sommes rencontrés en 1972, nous avons été voisins de chambre dans le bâtiment B, de 1974 à 1976. J’étais au 2ème étage au 41, Rachid habitait côte à côte avec Salem Djebara, au 1er étage, au fond du couloir.

À cette époque, on se voyait bien des soirs, à veiller, à lire des textes, à discuter et refaire le monde. Et parfois tard dans la nuit, je soumettais à son appréciation les quelques lignes que je venais de rédiger ou que je venais de traduire. Il était assez souvent avec son ami et alter ego Salem. À eux deux, ils ont toujours modulé, tempéré avec beaucoup de tact et d’humour les premières frictions qui commençaient à sourdre dans le groupe culturaliste naissant, animé par des acteurs sincères, talentueux, efficaces mais parfois un peu trop vifs !

Oui, même à cette époque de naissance d’un mouvement, une vérité était déjà rencontrée : là où des Kabyles affrontent, ils s’affrontent aussi ! Ou on les conduit à s’affronter !? A mon avis, cette période aura été déterminante pour la suite, effaçant certains «talents» et promouvant d’autres ! A cette période, Rachid était pratiquement de toutes les activités culturelles (musique, poésie, théâtre, débats), sinon comme «artiste», du moins membre actif toujours visible dans les excursions culturelles avec Mouloud Mammeri.

Il faisait partie, avec Amar Yahyaoui et d’autres, de ceux qui organisaient ces excursions régulières du week-end. C’est beaucoup plus tard, après coup, que nous nous sommes rendu compte de ce qu’il fallait comme efficacité, pour se procurer les autobus, ce qui n’était pas une mince affaire en cette période d’interdictions tous azimuts, et de ce qu’il fallait comme tact et gentillesse pour inviter quelques rares chanteurs à nous accompagner. Il fallait aussi réunir les maigres deniers manquants, chacun y allant parfois de sa poche, car les bus étatiques, il fallait les payer !

Au cours de berbère de Mammeri

Important : dans la semaine, au 4e puis au 6e étage de la Faculté des lettres, il nous arrivait assez souvent d’être assis côte à côte pendant le cours de berbère de Mammeri, cours pas très encouragé par les autorités universitaires académiques, mais toléré. Comme me l’a rappelé notre ami commun Saïd Doumane, son condisciple (ils ont fait ensemble leur 4e année en sciences économiques), Rachid ne perdait pas son temps puisqu’il a commencé déjà à travailler dans une banque (grâce ou avec le professeur Bénisad).

Plus argenté donc, il nous payait souvent le café. Parallèlement à ses activités, il s’adonnait à un sport qui venait d’être introduit à Alger. Avec 3 amis communs, nous l’avons accompagné quelques rares fois à ces séances de Vô Vietnam dont il allait devenir expert. Avec notre ami Ameur Soltane, plus tard éminent chirurgien également mort prématurément, Rachid nous initiait aux rudiments de la science économique, nous étudiants en médecine absorbés pendant la journée par d’autres tâches aussi sinon plus ardues.

En 1977, dans cadre postuniversitaire, Rachid part pour l’Angleterre, où il passa 2 ans à approfondir ses études. Pendant près de dix ans, nous ne sommes pas souvent vu physiquement, mais le lien n’a jamais été rompu : le groupe est resté connecté (comme on dit maintenant) et chacun suivait le parcours de l’autre. A l’époque, ce n’était pas encore la période des cimetières, c’était dans les cérémonies de mariages respectifs ou autres rencontres chez les uns et les autres, les têtes toujours bourrées de projets qu’il nous arrivait de nous revoir, presque tous ensemble, quoique jamais au grand complet.

J’ai eu les renseignements suivants de la part d’une personne qui lui est très proche : Rachid est né le 15 juin 1951 à Boudafal, commune d’Ain El Hammam (l’ex-Michelet). Il a vécu son enfance dans son village natal jusqu’à 1960-61, soit les dix premières années de sa courte vie. A cette date, pour isoler les combattants de l’ALN et les priver du soutien de la population, les autorités coloniales avaient déplacé tous les villageois, de Boudafal vers le village Aït Hichem. C’est en cette année de 1961, à l’âge de 10 ans donc, que débute sa scolarisation à l’école d’Aït-Hichem.

Puis à l’école primaire de Michelet de 1962 à 1963. Après l’indépendance, en 1963, Rachid est envoyé par sa famille en France, à Saint-Denis. Il y passa donc 2 années scolaires et décrocha son examen de certificat d’études. Il revient au pays natal en 1965. De 1965 à 1967, il est scolarisé à Alger, au CEG de la rue Dujonchay pour les classes de 5ème et 4ème, rue où se trouve le cinéma ABC. Elle est située juste en face de la rue Meissonnier.

De septembre 1967 à juin 1968, il est scolarisé au CEG de la rue Horace Vernet, une rue perpendiculaire à la rue Didouche Mourad, où il décroche son BEG. De 1969 à 1972, il est élève au lycée Amara Rachid de Ben Aknoun où il décroche le baccalauréat. De 1973 à 1976, il passe ses 4 années d’études en sciences économiques à la Faculté d’Alger, d’où il ressort avec une licence. De 1977 à 1979, départ pour l’Angleterre pour poursuivre ses études.

Sous-directeur au ministère du Travail, le seul poste professionnel qu’il a occupé

En rentrant, aguerri de nouvelles connaissances, après le service national en 1979, Rachid rejoint le ministère du Travail, où il devient sous-directeur, le seul poste qu’il a occupé du début de sa carrière professionnelle jusqu’à sa mort. Parallèlement à cette activité professionnelle exemplaire en dévouement et en générosité, à partir de 1989, il est secrétaire général de l’association culturelle Thala, dont le président est Mohamed Guerfi.

Au mois de mai 1990, Rachid a assisté, en tant que membre à part entière, au colloque sur la lexicographie organisé par les associations regroupées dans Agraw Adelsan Amazigh, colloque qui s’est déroulé à Sidi-Fredj. Si je me souviens bien, c’est après ce colloque, retrouvant peut-être ses compagnons de la cité universitaire et leurs préoccupations culturelles sincères et militantes, qu’il rejoint le RCD, rassemblement auquel il donnera sans compter ses multiples talents, notamment son sens des relations humaines.

Il lui consacrera toute son énergie. Comme me l’a rappelé si bien notre ami commun Mohand Loukad, Rachid Tigziri avait le sens rare d’allier l’intelligence, la rigueur scientifique et le sens de la dérision. De 1990 à 1994, nous nous sommes vu très régulièrement dans des réunions politiques et des activités culturelles. Tout en gardant son élégance innée et sa positivité, il était devenu un orateur, un débateur hors pair au discours toujours incisif, maniant avec dextérité la dérision et l’humour.

En évoquant son nom avec des amis communs, ces mots sont ceux qui reviennent le plus souvent : Rachid était quelqu’un d’attachant, d’engageant, d’ouvert, de visible. Cette visibilité physique, avec son front dégarni et sa barbe-bouc de philosophe antique parfois malencontreusement affichés sur les écrans de «l’unique», ne sera pas passée inaperçue aux yeux des monstres. Nous en avions parlé, au mois de juin précédent, à Oulkhou, le jour des funérailles de Tahar Djaout, l’illustre écrivain assassiné.

Rachid, au plus fort de la terreur, continuant d’habiter un quartier populaire pour le moins hostile, continua ses activités politiques avec son abnégation habituelle. Sa vie se partageait entre Alger et Boudafal dont il ne s’est jamais détaché ! Il avait fait de Boudafal la citadelle de rencontres et de réunions de la cause démocratique et identitaire. Le village était prospère et animé à cette époque et la plupart des leaders de la cause amazighe ont fait du village leur endroit privilégié de visites et d’événements tellement qu’ils ont été vite adoptés.

Deux jours avant la date funeste date, soit le samedi 29 janvier 1994, pourtant jour de semaine à l’époque, Rachid est venu à Boudafal voir ses parents, alors que, habituellement, ses nombreuses activités empêchaient un tel déplacement même pendant le week-end, surtout en ce mois de janvier 1994, mois d’embrouillamini politique inédit. Il n’avait pas trouvé son oncle Salem à la maison, celui qu’il appelait affectueusement Vava Salem : il était dans leur champ dénommé Izra.

Les jours normaux, si Salem était occupé loin de la maison, Rachid ne cherchait pas spécialement à le rencontrer mais ce jour-là, Rachid avait insisté pour le voir absolument. Il était parti le rejoindre, la mine triste, lui dont le sourire ne quittait jamais le visage.

Cette matinée fatidique du 31 janvier, à 7h30…

Sa vie fut sauvagement interrompue en ce jour fatidique du lundi 31 janvier 1994, à 7h30. En cette matinée sépulcrale dans ce quartier d’Alger, il avait quitté la maison pour chercher sa voiture. Comme à l’accoutumée, il alluma le moteur pour le chauffer un peu avant de démarrer et c’est là que les 2 monstres surgissent et lui tirent deux balles dans la tête, le tuant à l’âge de 43 ans.

Assez souvent pendant toutes ces années de vie dans une société poussée à la régression et à l’anomie, avec nos amis communs, quand nous évoquons Rachid Tigziri, ce sont ces mots qui reviennent le plus souvent : mesure, gentillesse, sourire, élégance, tact, générosité, compétence, efficacité. Au-delà du militant de la démocratie et de l’amazighité, ses assassins ont privé son pays, sa société, sa région, ses amis, sa famille, ses parents, son épouse… d’un être adorable, exceptionnel à tous égards.

A. M.

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